1. Comment appréciez-vous le regain des attitudes nationalistes auquel nous assistons aujourd’hui, partout dans le monde ? Vous semble-t-il durable ? Dangereux ? Convient de le combattre ? Comment ?
Le regain des attitudes nationalistes dans le monde n’a rien de surprenant. Le général De Gaulle n’avait cessé de l’annoncer. Devant l’effondrement des idéologies, bon nombre d’esprits se raccrochent à ce qui leur est le plus proche. Il y a de beaux jours pour le nationalisme et pour la religion.
Le nationalisme peut prendre les formes les plus diverses. Il peut prendre l’allure d’un rassemblement − comme en Allemagne. Il peut prendre l’allure d’une séparation − comme dans un grand nombre de Républiques soviétiques ou dans les manifestations du régionalisme politique et culturel.
Le mouvement est-il durable ? Je pense que oui.
Est-il dangereux ? La question est ambigüe. Dangereux pour qui ? Pour d’autres nationalismes ? Ou pour une conception du cosmopolitisme ? La question sera abordée brièvement ci-dessous.
2. Y a-t-il, selon vous, un «bon» et un «mauvais» nationalisme ?
La question est un peu étrange. Au nom de quoi aurait-on résisté à l’invasion allemande, sinon au nom de quelque chose qui ressemble tout de même à un nationalisme français ? Au nom de quoi les mouvements de libération surgissent-ils, sinon au nom d’un nationalisme ? Ce n’est pas – ou pas encore – au nom du cosmopolitisme que se soulèvent les peuples et il serait tout à fait étrange de s’opposer aux mouvements de libération nationale en invitant les peuples à se référer à une conception universelle de la morale politique. Je pense, à vrai dire, que le nationalisme est une étape obligée sur la voie de l’universel. L’universel ne descend pas tout armé dans l’histoire. Il faut laisser à l’histoire le temps de se faire et le stade du nationalisme impérialiste, puis des nationalismes anti-impérialistes sont des stades obligés. Si l’on veut traduire en termes un peu enfantins, on peut parler de «bon» et de «mauvais» nationalisme. Le mauvais est celui qui nous oppresse. Le bon est celui qui nous libère. J’ai peur qu’aux yeux des masses les mots d’«oppression» et de «libération nationale» ne soient plus éloquents que les mots de «bon» et de «mauvais» nationalisme.
3. La culture, notamment, peut-elle se définir, selon vous, en termes d’identité nationale ?
Je ne vois pas, à vrai dire, comment la culture pourrait se définir autrement qu’en termes d’identité nationale. Je crois profondément que l’universel est enraciné. Rien de plus universel que Yashar Kemal, que Jorge Amado, qu’Isaac Bashevis Singer. Ils sont d’autant plus universels qu’ils sont profondément enracinés dans leur culture.
Vous pardonnerez une espèce de déformation professionnelle : je crois à l’incarnation.
4. Vous arrive-t-il de vous sentir étranger en France ? de vous sentir chez vous à l’étranger ?
Oui, naturellement, il m’arrive de me sentir étranger en France. Oui, naturellement, il m’arrive de me sentir chez moi à l’étranger. Je me dis même souvent que je suis plus proche d’un étranger, d’un immigré, d’un Jaune, d’un Noir qui manifeste extérieurement des comportements où je me reconnais, que de Français bien de chez nous dont la sottise, la muflerie et la bassesse me semblent souvent révoltantes.
De là à tirer des conclusions politiques, sociologiques et morales, il y a un pas que je ne franchirai pas. Mais que je me sente chez moi n’importe où en Italie, presque partout en Méditerranée, dans beaucoup de lieux d’Europe – et même ailleurs –, c’est une évidence.
5. Que pensez-vous de la phrase de Flaubert selon laquelle «la patrie sera bientôt un archéologisme, comme la tribu» ?
Je ne connaissais pas la phrase de Flaubert. Elle est superbe. Il n’est pas impossible qu’il ait raison. Le tout est de savoir quand. Vous savez comme moi qu’avoir raison trop tôt est aussi grave que d’avoir raison trop tard. Je n’ai pas besoin de rappeler la vénération due au petit dieu Kairos.
6. Nous avons émis l’hypothèse, à La Règle du jeu, selon laquelle la grande ligne de démarcation politique sera de plus en plus celle qui opposera les valeurs nationalistes et populistes aux valeurs cosmopolites et démocratiques. Qu’en pensez-vous ?
Voilà, naturellement, la clef de l’affaire. Toutes les autres questions ne sont que des approches, des souterrains, des fusées destinées à préparer le terrain.
Je me rappelle une conférence de Borges où le poète argentin disait : nous sommes tous des cosmopolites. Et, en effet, en un sens, je me sens cosmopolite. Je ne crois pas que les Français aient des qualités intrinsèques que n’aient pas les autres peuples. Je ne crois pas non plus que ma famille ou la femme que j’aime soient une exception, une rareté et méritent une dévotion particulière. Ce qui se passe, c’est que je leur appartiens et je les aime. Il se trouve que je suis né français. Je ne suis pas disposé à jeter par dessus bord le patrimoine national. Et, d’abord, ce qui en est, à mes yeux, l’essence et la clef de voûte : la langue. La langue appartient aux valeurs nationales. Elle n’appartient pas aux valeurs cosmopolites et démocratiques. Je me demande si «la grande ligne de démarcation politique» adoptée par La Règle du jeu renonce – au bénéfice des «valeurs cosmopolites et démocratiques» – à l’usage et à l’illustration de la langue française ?
Je ne suis pas un affolé de la francophonie. Je tiens simplement à ma langue. Tenant à ma langue, je tiens du même coup à tout ce qui l’entoure, lui a permis de surgir, lui permet de subsister. Une littérature, un paysage, une cuisine, des habitudes. Je crois que je préfère la musique germanique à la musique française parce que s’il y a un endroit où peut se déployer le cosmopolitisme, c’est dans le domaine de la musique, qui n’est pas appuyée sur une langue. Mais, quelle que soit mon admiration pour la poésie allemande, anglaise, russe, chinoise, japonaise ou arabe, c’est à la poésie française que je me sens le plus lié.
Je redoutais beaucoup, dans le domaine qui m’est le plus cher, une littérature cosmopolite et démocratique. Je préférerais de loin une littérature nationaliste et populiste.
Je crois qu’il faut se méfier de ces grands élans simplificateurs qui vous laissent très vite le bec dans l’eau et Gros-Jean comme devant. Je vois bien le sens de l’opération «grande ligne de démarcation politique» : c’est de rejeter dans un même camp négatif le communisme stalinien et le fascisme, au bénéfice d’un libéralisme progressiste. Ce qui revient, en termes plus nobles, à la fameuse omelette radicale-socialiste dont on a coupé les deux bouts. Bien sûr, bien sûr, je préfère dans l’omelette la bonne partie baveuse du milieu aux bouts un peu desséchés. Je ne suis pas sûr qu’on puisse fonder toute une action, toute une éthique et encore moins toute une esthétique sur cette ségrégation baveuse et cosmopolite.
Encore une fois, j’aspire à une certaine forme de cosmopolitisme et je me sens plus proche du cosmopolitisme démocratique que du nationalisme populiste. Je serais un peu fâché que le cosmopolitisme démocratique finisse par être aussi intolérant et aussi sectaire que le premier nationalisme populiste venu.
Sur le plan proprement politique, je vois un risque énorme à abandonner toutes les formes de nationalisme du côté du populisme. Ou bien votre fameuse ligne de démarcation n’a aucune espèce de signification, ou bien elle en a une et vous précipitez dans le camp que vous rejetez toute la force formidable de ce que vous appelez naïvement le «bon» nationalisme. Je crains que la force d’expansion et que les capacités d’énergie du cosmopolitisme démocratique soient insignifiantes à côté des ressources du nationalisme que vous aurez laissé filer bien imprudemment de l’autre côté de la ligne de démarcation.
Pour ma part, aspirant à une forme de cosmopolitisme, il m’est tout à fait impossible de renoncer à la totalité des valeurs nationales – comme il m’est impossible aussi d’opposer radicalement la démocratie et le peuple.
J’ajoute que, pour éloigné que je me sente de toute forme d’élitisme et d’aristocratie, je ne vois pas bien pourquoi, dans cette grande bouillie du nationalisme, du populisme, du cosmopolitisme et de la démarcation, on n’introduirait pas, à la façon d’une gousse d’ail, une pointe d’aristocratisme. Après tout, chacun d’entre nous – sauf les hypocrites – doit bien reconnaître qu’il essaie de faire de son mieux. Et de se distinguer.