Attendre la nuit. Filmer en été, c’est rajouter l’attente à l’attente. Le scénario de Doutes alterne les scènes de plein jour et les scènes du soir, souvent des dîners, et parfois même des scènes de petits matins d’hiver, encore plongés dans l’obscurité. Sur nos onze dates de tournage, nous devons ainsi prévoir ce qu’on appelle un plan de travail mixte, commencer vers 13, 14h, envisager une interruption conséquente dès que la lumière décline légèrement et, en ce début juillet, nous résigner à ne reprendre que vers 23h.
Le dérèglement climatique, manifeste à l’été 2012, apporte néanmoins à nos corps transis, son lot de mystérieuses consolations en prenant des teintes automnales au moment des séquences censées se dérouler en septembre ou en octobre, en projetant un éclairage froid sur les pièces qui abritent des échanges écrits pour des journées de décembre ou janvier, en ensoleillant les discussions des personnages que l’actualité évoquée a situées au printemps.
La construction de Doutes répond chronologiquement aux épisodes de l’histoire récente, entre 2006 et 2012, et chaque situation s’inscrit dans un contexte qui impose, à quelques jours près, la date de son déroulement.
La scène 9, celle de l’échange téléphonique entre Benjamin et Christophe, doit se tourner en deux après-midi successifs et deux lieux respectifs, l’appartement de Paul et celui de Chris. Les deux acteurs ne peuvent être présents simultanément au cours de ces journées et c’est ainsi que je me retrouve à donner misérablement la réplique à l’un puis à l’autre. Ce sont deux longues séquences qui voient, de part et d’autre, les personnages déambuler chez eux, entre leur fenêtre et le fond de la pièce, entre colère et radoucissement de dernière minute. Mais le ciel est tout aussi capricieux que leur tempérament : lorsque Christophe se saisit de son portable, devant la caméra, une lumière estivale baigne son visage, puis se dissimule derrière un rideau nuageux pour revenir un peu plus tard, disparaître à nouveau et finalement faire place aux gouttes de pluie qui s’écrasent sur la vitre à laquelle Chris s’appuie à la fin de la scène au moment où il doit raccrocher. Pour Lazare Pédron, le chef opérateur, ces fluctuations incessantes ajoutent à son souci et son exigence du cadrage, la problématique du diaphragme de la caméra et celle des éclairages artificiels. Pour Christophe, cette découverte de l’attente, d’une forme de désoeuvrement qui lui est étrangère, se fait dans la douleur. Il doit s’abandonner aux éléments, à la technique, aux autres, à leur rythme et cette fois ce n’est pas lui qui impose le tempo. Je perçois sa détresse à devoir renoncer à une forme de maîtrise, je relève des mouvements d’agacement devant ce qu’il conçoit comme une lenteur, ou pire, une désorganisation. Tout n’est pas millimétré. Tout doit s’ajuster en permanence. La luminosité peut varier, oui, un bruit nous obliger à couper, une mèche de cheveux rebelle nous contraindre à recommencer. Et puis il y a la fatigue : i-télé dès 6 heures, l’Express puis le film. Un quart d’heure par-ci, par-là pour s’assoupir. De mon côté, sans aucune pitié, je n’envisage rien d’autre que notre difficulté à être raccords le lendemain, et par conséquent au montage, lorsqu’apparaîtront en vis-à-vis les deux amis.
Le jeudi de notre seconde semaine de tournage, nous nous apprêtons à passer deux jours et deux nuits avec Benjamin qui enchaînera tous ses monologues et nous décidons de commencer par la 9, ce fameux coup de fil tantôt incendiaire, tantôt contrit, tantôt attendri. Assise par terre près de la baie vitrée, j’anticipe la piètre qualité de ma prestation dans le rôle de Chris et redoute son impact sur Benjamin, sa concentration, sa capacité à s’abstraire du ridicule de ma voix fluette peinant à lancer les sentences et raisonnements du personnage de Christophe. Je guette en même temps, à l’oblique, et avec une semblable appréhension, toutes les fantaisies météorologiques au-dessus de cette cour qui me suggère celle du Rear Window d’Hitchcock.
Attente encore, qui ne pourra indéfiniment se prolonger puisqu’il faudra poursuivre avec une deuxième scène de jour. Heure limite atteinte. Au diable la cohérence de la scène du téléphone. Action. Première partie du découpage : tout va bien, le rayon de soleil est là en contrepoint de celui de la veille. Deuxième partie du découpage : le ciel s’assombrit comme sur Christophe 24 heures plus tôt. Troisième partie du découpage : Benjamin se lève, se dirige vers la fenêtre et, miracle, les gouttes d’eau ont sillonné le vitrage en arrière-plan de ses derniers mots.
Heaven can wait. Le ciel peut attendre. Le cinéma sait attendre, mais parfois il ne le peut pas.