La scène complètement épurée représente un quadrilatère noir, sorte de sombre sarcophage dans lequel déambuleront ces figures pathétiques du drame d’Ibsen: un pasteur (François Loriquet), une mère de famille, Madame Alving (Valérie Dréville), un fils du nom d’Osvald (Eric Caravaca), Régine, la jeune domestique de Mme Alving (Mélodie Richard) et le Menuisier Engstrand (Jean-Pierre Gros). Au milieu, sur une scène tournante, se trouve le mobilier d’un salon et d’une salle à manger de notre époque où les scènes s’alterneront au fur et à mesure, objectivisant ainsi dans un espace plus réduit le domaine de la bourgeoisie, qu’il s’agisse, comme à l’origine, de celle de la fin de ce XIXe siècle où cette œuvre est née, comme de ce début de XXIe où la mise en scène est effectuée.
La pièce publiée en 1881 sera jouée pour la première fois l’année suivante, d’abord à Chicago aux Etats-Unis, puis quelques mois plus tard en Suède où cette dernière scandalisa toute la classe bourgeoise et conservatrice qui se trouvait cristallisée sur scène dans sa fausse morale, ses mensonges, ses conventions qui sont autant d’oripeaux servant à cacher une réalité beaucoup plus troublante, et que cette même classe préférait rejeter hors de sa caste, hors de ses pratiques: Ibsen met en scène les démons de cette société. L’auteur de Peer Gynt a lui-même fait l’expérience dès son enfance de la déchéance d’une famille. La faillite des affaires de son père, l’assombrissement de ce dernier dans un alcoolisme avancé, la désagrégation d’un ménage, la violence verbale et physique ont fait partie du réel du jeune Ibsen. Le dramaturge norvégien perçoit l’origine de ces problèmes qui sont ceux qui émergent avec d’autant plus de cruauté dans l’ère moderne suite à la deuxième révolution industrielle. Semblable à Dostoïevski, sans avoir posé cette problématique à un tel niveau métaphysique et tragique, Ibsen voit comment la morale chrétienne associée à l’activité économique d’une société libérale et conservatrice, tente de survivre à un monde dans lequel Dieu est mort. La morale est toujours présente, mais elle n’est plus qu’un rituel, une incantation, une rhétorique que l’on perpétue autour d’un cadavre pour lequel Paul de Tarse a édifié un mausolée, celui d’un patriarcat sur lequel l’on a sacrifié la femme et l’enfant, les minorités et les différences. Cette généalogie d’une morale nauséabonde, possédant en elle un rejet de la vie, une pulsion de mort qui a été dénoncée par Nietzsche, apparait partiellement dans l’œuvre d’Ibsen, et l’on ne sait si c’est avec nostalgie ou regret, ou s’il s’agit bien d’une critique acerbe de ce système qu’il effectue ou laisse s’exprimer au sein de ses pièces (Hedda Gabler, Solness le constructeur, ou ici Les Revenants). Au même moment la psychanalyse est en train de naître dans un monde abandonné par les forces transcendantes. Le diable a quitté les fables et les mythologies du monde chrétien pour rejoindre les esprits des hommes et leurs pathologies, elles-mêmes explicables par un matérialisme historique, par les conditions socio-économiques et donc aussi culturelles dans lesquels un individu évolue.
Sans ce bouleversement historique et culturel, le théâtre d’Ibsen, comme celui de Stringberg ou d’Arthur Schnitzler en Autriche, n’aurait pas été possible. Mais qu’est-ce que le récit des Revenants a à nous dire aujourd’hui? Cette pièce nous raconte comment Hélène Alving, femme mariée trop jeune à un notable a préféré dissimuler le désordre d’un époux débauché et alcoolique. Un désordre qu’elle cachera de même à leur fils Osvald, qui devient l’une des figures sacrificielles de la famille et de cette oeuvre. Après la mort de son époux, cette dernière va jusqu’à ériger un monument à son défunt mari, un monument qui ne servira qu’à cacher la réalité. La force du mensonge entretenu durant plusieurs années finit par briser un réel qui n’aura été qu’une fable à laquelle tout le monde aura donné du crédit. Ce mari aura entretenu une relation avec la domestique de la maison avec qui il aura une fille, qui n’est autre que l’actuelle jeune intendante travaillant aujourd’hui dans la maison de Madame Alving, et dont son fils Osvald est lui-même épris, et cherche à posséder. Lorsqu’au cours d’une scène Hélène Alving entend son fils tenter dans une pièce voisine d’abuser de Régine, cette dernière croit voir apparaître ces revenants, ce mal, ce mensonge toujours présent dans leurs chairs et leurs consciences. Révéler la vérité, c’est révéler la fausse morale sur laquelle cette société s’est construite, mais aussi mettre à nu la fragilité et la toute relativité d’un ordre dont le pasteur Manders ici présent aura pensé être le garant. Ce drame bourgeois pourrait aussi être tourné en farce ou en comédie un peu à la façon d’un Labiche ou d’un Feydeau, si l’inceste et la maladie transmise par le père à son fils ne faisaient leur apparition. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Elfried Jelinek s’est longtemps inspirée des dramaturgies proposées par les deux dramaturges français pour mettre à jour le degré de perversion morale et de souffrance imprégnant la société autrichienne en particulier, et le monde occidental et bourgeois en général.
Nous avons donc ici un metteur en scène de grand talent, associé à une œuvre apparemment forte, et à des comédiens extraordinaire. Pourtant nous peinons à croire à ce que nous voyons. Où plus exactement il est difficile, dans un monde comme le nôtre où des mutations si profondes et rattachées à des destinées qui dépassent de loin nos frontières nationales et européennes opèrent, de croire à la vérité universelle d’une œuvre comme celle-ci, comme y parviennent une pièce de Shakespeare, une tragédie d’Eschyle, où un texte de Bernard-Marie Koltès, tant le récit proposé ici par Ibsen semble enchaîné à la réalité socio-historique d’une caste, à un contexte et une esthétique surannée qui se reflète dans la langue des personnages (malgré la nouvelle traduction effectuée par Olivier Cadiot). Cette impression d’avoir à faire ici à un drame mineur se reflète en définitive dans tout l’environnement qui est le nôtre en rentrant dans la salle du théâtre : l’interminable position frontale, la dualisation scène/salle, qui (nous en sommes la preuve) n’est que le reflet d’une société elle-même mise en scène dans certains drames d’Ibsen. Ce théâtre parle d’une classe sociale à cette même classe sociale, et doit être représenté pour cette dernière par cette dernière. A aucun moment nous ne sortons de ce rapport nombriliste, voir incestueux, dont chaque spectateur, chaque comédien, le metteur en scène et l’auteur en sont les expressions. En définitive, malgré la tentative d’actualisation esthétique pour laquelle Ostermeier est célèbre, il ne reste plus qu’un savoir faire évident du metteur en scène allemand, mais dans une direction d’acteurs froide et convenue à l’image de tout son spectacle. Que reste-t-il de cette production? Quelques belles images qui nous rappellent à l’imaginaire et à l’esthétique véhiculée au cinéma par Lars von Trier à ses débuts; quelques instants qui sont l’expression de la maîtrise et du talent extraordinaire de ces acteurs qui semblent fonctionner à bas régime par moments. Ce théâtre croit parler de l’humanité et du monde et il ne fait que parler de lui-même pour lui-même.
Dans la salle, essentiellement peuplée par un public venu de Paris intramuros, se trouvent quelques jeunes de Nanterre et de banlieues avoisinantes. Dans cette bande d’amis venue assister à ce spectacle probablement grâce au programme scolaire et pédagogique du théâtre et de la région, j’en entends deux qui me lancent lapidairement: “on s’emmerde trop”. On peut les comprendre. Car comment adhérer à une société, à un corps, à une classe (par définition), ou à un individu, qui ne cultiverait que le souci de soi et qui semble, dans le monde complexe et fascinant qu’est le nôtre, si désespérément coupé du réel. En sortant de ce théâtre, nous nous sommes sincèrement demandés pourquoi cette pièce avait été choisie; et puis nous voyons une affiche émanant de la direction et concernant l’actuel directeur de Nanterre-Amandiers, Jean-Louis Martinelli, s’indignant de la fin de son contrat après plus de douze années en place, estimant ne pas avoir eu assez de temps pour diriger ce théâtre et mener à terme son projet artistique. Un directeur artistique et un metteur en scène qui aura été durant plus de sept ans le directeur du Théâtre National de Strasbourg. Voilà de quoi souffre le théâtre français et européen d’art actuel. De cette tendance réactionnaire, de ce souci de soi, de ce dérisoire dans un monde qui est préoccupé par des réalités autrement plus complexes et dures que celle du renouvellement d’artistes-fonctionnaires. Les revenants ce sont ces morts-vivants présents des deux côtés de la scène. Un réel qui se fait et se fera sans eux.
Informations complémentaires
Les Revenants
Du 5 au 27 avril 2013
Théâtre Nanterre-Amandiers
Tous les jours à 20h sauf le dimanche à 16h et le jeudi 19h30 – Relâche le lundi
Durée : 1h40
D’après Henrik Ibsen
Mise en scène Thomas Ostermeier
Traduction, adaptation Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier
Avec
Eric Caravaca
Valérie Dréville
Mélodie Richard
Jean-Pierre Gos
François Loriquet