I- La machine
L’un des pères du SAMU, un grand anesthésiste-réanimateur, Pierre Huguenard, ancien médecin militaire comme la plupart des fondateurs, disait toujours à ses élèves : « Ce que vous pensez du monde ou des dispositifs de santé n’intéresse personne. Comme urgentiste, vous ne décrivez le monde qu’en fonction des solutions que vous apportez. Tout le reste est littérature. »
L’histoire de la médecine ne dit pas autre chose. Les grandes avancées viennent des champs de bataille et des médecins soldats et humanistes, courageux, souvent au-delà de l’entendement, et pleins de compassion pour les combattants de quelque bord qu’ils aient été… Pour être efficaces et surtout combattre la souffrance et la mort, ils cherchaient à définir l’organisme, sa constitution et ses possibilités pour soulager et sauver ceux qu’Ambroise Paré, déjà appelait ses « pauvres soldats ».
Ancien soldat, scientifique rigoureux mais enfant de son siècle, Descartes chercha à comprendre la « mécanique » du corps participant ainsi au mouvement de pensée « mécaniste ». Il va présenter les animaux comme des « mécaniques » et ce concept trouvera sa justification des années plus tard en particulier par la création des « androïdes » bergers ou musiciens de Vaucanson et son célèbre canard.
Ce concept d’ « animal machine » est resté pour lui au bord de l’extension à l’homme, car l’hérésie dangereuse n’était pas loin et, instruit par les tribulations de Galilée qui montrait les dangers de développer trop loin la pensée scientifique en l’opposant au dogme chrétien, Descartes n’a pas franchi le pas. Il a dit en substance : certes l’homme est un animal, et donc une mécanique, mais pourvu d’une âme et mérite un statut à part… Mais Julien de la Mettrie, cent ans plus tard, lui… osa ! En inventant le concept d’ « homme machine », justifié par le fait qu’il était médecin et donc péremptoire. Il a ouvert ainsi la voie à la représentation exclusivement matérielle du corps et de la santé expulsant définitivement « l’âme » que Descartes y avait maintenue.
Le bouleversement de la Révolution Française, la fermeture des facultés et écoles de médecine entraînent une rupture profonde avec la pensée magique et celle des anciens, Hippocrate et Galien, mais surtout les guerres napoléoniennes avec ses prodigieux médecins. Jean Dominique Larrey (précurseur du SAMU avec ses ambulances volantes), Percy, Desgenettes et tous les autres, ont totalement validé les thèses mécanistes par les opérations qu’ils effectuaient à l’avant sur le champ de bataille. Et quand les écoles de médecine ont réouvert ce fut avec ces jeunes gens plein d’expérience et de connaissances cliniques et anatomiques. Pasteur, Claude Bernard et tous les étonnants cliniciens du XIXème siècle qui ont suivi, comme Bichat, Laennec, appuyés sur les paradigmes de la révolution industrielle et le positivisme ont de fait confirmé par leur passé et dans leurs réussites, que l’homme est une machine comme une autre et uniquement une mécanique un peu complexe voilà tout, mais guère plus qu’une machine. Il suffit de se souvenir pour s’en convaincre de l’adage de Carl Vogt : « le cerveau secrète la pensée comme le rein secrète l’urine » qui poussa l’idée un peu plus loin, jusqu’à l’absurde peut-on dire… Mais cette vision mécaniste a permis à la médecine de devenir ce qu’elle est, le monde entier l’a adoptée quand elle s’est mise en route au début du XIXème siècle au lit du malade à Paris. Elle est aujourd’hui dotée d’une puissance sans précédent face à cette mécanique qui peut, et qui doit implicitement être éternellement réparée dans ses pannes et défaillances et ce quasiment pour l’éternité.
Il y a donc toujours quelque chose à tenter, de greffe en greffe, jusqu’à l’homme bionique où l’on remplace les pièces-organes soit par du vivant soit par des avatars artificiels, de pièces et de boulons. Tant il est vrai que pour la machine, la mort est un échec. Tout ce que l’on peut imaginer, à bout de ressources pour ces pauvres mécaniques, c’est le droit de mourir, non pas avec dignité mais dans la dignité. La dignité d’une mécanique qui collapse et devient irréparable et qui, malgré tout, préserve notre représentation de la dignité…Comme dit le sage « on a tout essayé ! ». D’ailleurs chacun le sait, si l’on se place du point de vue économique, l’essentiel des dépenses de santé concerne les 60 derniers jours de la vie de l’homme moderne. Cela montre bien l’effort accompli pour garder vivant à toute force l’objet qui nous échappe dans les limites de la loi Léonetti, cela va sans dire, et un petit peu plus ici où là, selon les lobbies mais ce n’est pas encore généralisé.
II- Les lendemains de la machine
Directement issue des champs de batailles et de la médecine militaire, la France, après bien des tribulations et des hésitations sur le transport et la mobilité et ses indications, a fini par créer un outil médical dans le monde civil, à la mesure de cette compréhension de la médecine telle qu’elle a été élaborée au siècle précédent, alimentée bien sûr par le traitement de toutes les guerres européennes et étrangères qu’elle a menées au cours du temps. Cet outil s’appela d’abord SMUR pour s’établir SAMU en 1986. Il s’agissait en tout lieu, en tout temps, d’aller chercher où qu’ils se trouvent, et quelles que soient l’heure et l’époque, pour les traiter, les transporter et réparer les machines-hommes, victimes de machines-métal. Les aider à recouvrer leur intégrité avec l’assistance respiratoire des machines, ainsi que le montre le Professeur Cara dans son laboratoire de physique à Necker dès la fin des années 50. Il suivait en cela des géants comme Kolf, médecin hollandais pour le rein, puis la technique de circulation extra-corporelle où, cœur et respiration arrêtés, le malade continue à vivre jusqu’à ce que l’intervention s’achève et que ses activités reprennent.
Le SAMU est un dispositif original, puissant et exceptionnel. Il a bouleversé par sa puissance et son efficacité le monde de la santé, les pratiques de soins mais surtout complété les interventions auprès du malade par la méthode de l’urgence.
Cette médecine de l’immédiateté a permis de développer les notions de réanimation et, prise à temps, à éviter l’apparition de pathologies gravissimes, qui étaient traditionnellement considérées comme très lourdes comme l’accident vasculaire cérébral ou l’infarctus du myocarde. Cet outil prométhéen est depuis considéré comme la solution universelle pour toutes les situations médicales et insensiblement il risque de s’élargir à d’autres indications.
Le SAMU a développé dans son sillage de puissants services adéquats, de haute technicité, transformant l’hôpital en un lieu d’excellence et de réparation. Il est ainsi créé le concept et la matérialisation de l’urgence hospitalière. Grâce à lui cet ancien hospice pour pauvres et indigents, après avoir évolué vers la réclusion et l’enfermement au XVIII siècle, cet établissement médico-social qui s’est séparé en médical simple laisse le « social » à d’autres structures en vertu de la loi de 1975. Il est une institution incroyablement performante et moderne. Grâce au SAMU, l’hôpital a donc trouvé sa place définitive, celle d’un puissant outil technique qui n’héberge plus, qui accueille dans l’urgence, mais qui ne peut garder par sa fonction les malades au long terme. Il ne dispose de l’hôtellerie que dans la mesure où il permet des soins « lourds ». Mais contrairement à ses préconisations d’origine, tout le monde peut y avoir accès pour un problème médical, riche ou pauvre, un organisme en vaut un autre et c’est à mettre à son crédit (sans jeu de mot).
En France, le verbe soigner recouvre le geste technique mais aussi l’accompagnement la façon de guider, d’entourer, de réconforter, qui n’est pas seulement une technique mais plutôt un empirisme. Les soignants ont fait, sous l’influence anglo-saxonne, la distinction entre le soin et le prendre soin. Le CURE et le CARE avec une arrière pensée économique bien sûr le CURE est aisément paramétrable ! Le CARE…lui est « impayable »
Mais l’homme n’est pas qu’une machine, décréter qu’il est doté d’une âme en plus comme le prétendait Descartes, reste encore à prouver et rien n’indique qu’on le démontrera rapidement, mais, il est pourvu d’une conscience et comme toute bonne machine, il a des objectifs, dont les plus basiques sont de créer et recevoir du sens, de l’amour, de la dignité. Et les définitions de la santé, de la médecine, de l’intervention médicale évoluent peu à peu pour envisager ces autres fonctions qui ne savaient pas s’exprimer jusqu’alors et qui apparaissent justement par un curieux paradoxe parce que la médecine est puissante, qu’elle possède des outils prodigieux… On se demande alors pourquoi elle ne répond pas à la demande nouvelle, qui se traduit en substance par cette stimulation sans cesse réitérée au 15, ce numéro d’urgence constamment de veille, vu comme la réponse universelle et qui est : occupez vous de moi ! Mais le SAMU ne sait pas réellement répondre à ce qui ne relève pas de la machine et pourtant on le lui demande encore et encore.
Le SAMU voit donc sa clientèle évoluer…La guerre a changé de ton ! C’est la lente évolution des mœurs et des cultures qui a fait naître pour l’hôpital, et donc pour la santé, d’autres représentations.
Certes pour la santé, la vieille définition totalitaire du préambule de l’OMS en 1946 est « la santé est un état de complet bien être physique et social » et cet adage flotte encore dans les salles d’attente de médecins. Mais bien qu’on ait voulu adapter ce schéma à la réalité en inventant par exemple la santé « insulinienne » pour les diabètes équilibrés, ce terme a vieilli, on pourrait peut-être parler de santé hypertensive, rétrovirale ou cholestéronienne, si les traitements sont bien ajustés… Pourquoi pas ? Il n’y a plus de définition objective complète de la santé mais une compréhension au cas par cas de la « gestion » (mot de notre temps) du corps animal-machine dont nous disposons.
Les médecins généralistes le savent bien, qui remplissant outre les devoirs de diagnostiquer et de prescrire pour soigner, guérir, stabiliser ou accompagner leurs fonctions de médiateur familial et social.
Nous sommes la première civilisation où les hommes vont vivre très longtemps et probablement pas dans un état de « complet bien être physique, psychique et social. » Cette étrange et nouvelle démographie rencontre la puissance du SAMU et de l’hôpital et pose des questions éthiques, philosophiques, sociales et sociétales. Un réanimateur au contact de ces personnes ne peut que…réanimer, en principe avec discernement et sans obstination, néanmoins un médecin comme un hôpital est tenu de soigner.
Alors pour ne pas être rendue impuissante et folle l’institution médicale doit pouvoir évoluer, accepter que les personnes très âgées que sa technique a permis de faire vivre, vivent dignement. Le problème n’est pas tant qu’elle les aide à mourir dans la dignité mais bien celui des les aider à vivre dans la dignité. On ne reviendra pas, on peut le regretter, à l’idéal de santé de l’Antiquité ou de la médecine chinoise qui était la recherche de l’équilibre ou de l’harmonie. Trop d’événements prodigieux se sont passés et l’interdisent, mais peut être pourrait-on revisiter le triptyque de la déontologie qui ne veut plus dire grand chose en médecine d’urgence, libre choix du médecin, colloque singulier, secret médical, on fait évoluer nos pratiques.
Les urgentistes, les SAMU ne peuvent pas ne prendre compte des appels de détresse, de solitude d’incompréhension en le décrétant du domaine du « social ». Un mot si vague, si vaste qui l’en est anomique.
« Les choses mal nommées ajoutent à la souffrance du monde » (A. Camus)
Nos institutions sont confrontées à l’exclusion… aux exclusions. Ces exclusions ont une représentation clinique et présentent pour le médecin d’étranges analogies avec la névrose post-traumatique ou PTSD où le traumatisme ne serait pas la conséquence d’une crise unique violente et fondatrice mais une série continue d’échecs, de ratage, d’isolement, de malheur et de solitude qui atteignent gravement le psychisme et rendent le corps plus vulnérable.
Il faut d’ailleurs se méfier de l’imagerie populaire accompagnant la représentation du grand exclu mais aussi des formes moins graves d’exclusion.
Dans notre passé occidental, pétri de chrétienté, jadis on voyait l’être humain comme un pécheur auquel il était offert, s’il s’amendait, la rédemption. Est ce que l’image caricaturale de l’exclus chuchotée traditionnellement sans l’avouer ne serait pas celle de celui qui détourne l’assistance, qui est paresseux, boit, ne veut pas travailler, refuse l’hébergement et les soins, et qui de toute façon choisit ce mode de vie. Est-ce que cette image ne renverrait pas l’exclu au pêcheur du mythe chrétien et la rédemption ne se présenterait-elle pas sous la forme de l’insertion et de la ré-insertion. Est-ce là la demande du social ? L’insertion par l’accès aux soins. Mais quels soins. Les grands exclus qui marchent sans cesse, qui ne peuvent se reposer dans l’espace public des gares ou des métros ont forcément des lésions des pieds. Mais où est la consultation publique de podologie si nécessaire ? Elle n’existe pas… Où peut-on en cas de « grippe » ou de fatigue garder la chambre ? Comment est-on assisté au moment de mourir à bout de misère, dans quels lieux ?
Le « médical » et le « social » se sont séparés en 1975, prématurément et sans se définir. Chacun a suivi sa route avec loyauté et beaucoup d’intelligence et d’expertise. Mais plus on est expert, plus on est coupé de l’universel et les experts ne savent pas se concerter.
Pourtant avec la puissance dont nous disposons, on pourrait trouver facilement des solutions.
Nos outils de soins et de traitement de masse doivent évoluer. Le SAMU doit réaliser qu’on ne peut extraire le malade de son environnement et de son histoire. Un malade n’est pas qu’une maladie ou une lésion… Il est certes un animal-machine comme l’affirmait Descartes et c’est aux religions de déterminer s’il a aussi une âme, mais c’est au médecin de se souvenir qu’il a une conscience, une souffrance, une histoire, un désir de sens et d’attention, qu’il vit dans un environnement matériel sociétal et affectif aux nombreuses ramifications. Un homme est un homme social et nul ne peut extraire personne de ce statut d’homme. Par un curieux paradoxe, les métiers de l’urgence feront évoluer l’hôpital car on le constate de plus en plus aux appels que le SAMU reçoit jour et nuit. Il n’y a pas de médical sans médico-psycho-social.
Ainsi les urgentistes se situent comme leurs grands précurseurs, les fondateurs, sur le front d’une grande, d’une étrange guerre de notre modernité, une guerre qui essaye de nous détruire.
On ne doit pas la perdre.
Docteur Xavier EMMANUELLI, anesthésiste-réanimateur, ancien secrétaire d’État, co-fondateur de Médecins sans frontières, fondateur du SAMU Social,
Docteur Patrick PELLOUX, médecin urgentiste, SAMU de Paris,
Docteur Suzanne TARTIÈRE, anesthésiste-réanimateur, SAMU de Paris.