Frénésie urbaine

L’histoire commence en 1987 à New York.

La visite au Whitney Museum fut un choc. Cet été, il y avait là une  rétrospective réservée à un artiste dont j’ignorais l’existence. Son nom, Red Grooms.

C’est le mois d’août. On sait qu’il fait chaud.

Les constructions de Red Grooms, des peintures sculptées en relief, dépeignent les scènes frénétiques du quotidien urbain new-yorkais, son absurdité, sa vulgarité débordante, son désordre surabondant.

Imaginez des taxis jaunes dans les embouteillages, des rues surpeuplées, des kiosques croulant sous le poids des magazines, des danseurs de tango, des corridas endiablées, le métro aux heures de pointe (complètement déglingué), des putes qui rabattent, une charcuterie surchargée de saucisses où chante Elvis Presley, des bookstores en carton pâte, (d’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas en carton pâte dans notre vie)?

Les New-Yorkais se gavent de hamburgers, de hot dogs au coin des rues et regardent étonnés l’arrivée de Napoléon et de ses cavaliers arrivant dans Canal Street. Les fast-foods sont pleins.

Il y des chats qui mangent des restes de poisson dans les poubelles. Dans les coffee shops, on presse sur les tubes de ketchup et ça dégouline sur les tables comme une gélatine molle.

Plus loin une cité d’artistes. On reconnaît Picasso, Van Gogh, Giacometti, Mondrian et Francis Bacon, les pieds dans la peinture.

Red Grooms saisit l’ordinaire du quotidien et l’authentique vérité urbaine aux couleurs de néon. Maître absolu de la rue hypercolorée, il vous entraîne dans ses outrances, ses embrouillamini qui ne dissimulent rien.

Voilà ce que j’ai vu au Whitney Museum de New York en 1987.

Vrai people painter, mélange de Matisse, Otto Dix, George Grosz, Max Beckmann, Dada et de Marcel Duchamp aussi. Le tout sur un air de bande dessinée. Impossible ?

Red Grooms réussissait ce tour de magie. L’artiste, immense et inclassable, hyper-expressionniste, exultait. Plus délirant, cela n’existait pas.

Je sors du Whitney un peu secoué. Étourdi aussi. Comment ai-je pu passer à côté de ce géant? Je prends le métro en direction de Spring Street. Là, dans ces rames surchauffées, bruyantes et disloquées, comment ne pas penser au Métro de Red Grooms exposé au musée? Deviendrais-je, à mon tour, l’un de ses personnages?

Tout cela a une odeur de résine polyester, de cuivre et de tôles peintes.

Quel rapport cette histoire a-t-elle avec Raymond Mason?

Paris-Lille, TGV, janvier 1992

Dans le TGV du matin pour Lille, assis en face de moi, un monsieur de soixante-cinq ans environ lit un quotidien anglais. J’observe son visage, son regard, ses mains. Il porte une veste en tweed à carreaux. Le voici qui sort de sa poche, un carton d’invitation,  je reconnais l’image, j’ai le même.

Moi :

— Vous êtes Raymond Mason?

Lui:

— Exactement, et vous?

Moi:

— Nous allons à la même exposition. J’ai remarqué vos mains, des mains de sculpteur.

Voilà, c’est notre première rencontre.

Grande exposition des fruits et légumes, palais Rameau, Lille

Porter un regard autre sur l’histoire des fruits et des légumes, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, telle est la dimension de la manifestation. Vaste panorama où se mêlent données scientifiques et artistiques du thème. Le fabuleux, les arts décoratifs, la dimension de l’imaginaire et de la symbolique, y tiennent une place de choix. L’art contemporain domine, la place d’honneur est réservée à Raymond Mason invité à présenter sa sculpture : Le Départ des Fruits et Légumes du cœur de Paris, le 28 février 1969.

Sa sculpture monumentale représente un long cortège d’hommes et de femmes. Ils portent, transportent, poussent des charrettes chargées de fruits et de légumes. Nous sommes aux Halles de Paris, la nuit, la dernière nuit des Halles. Ces maraîchers ont un visage dur, ciselé comme les pierres de l’église Saint-Eustache, là, juste derrière eux. Ils sont chassés de leur paradis, condamnés à quitter leur territoire, à expier on ne sait quel crime, loin de leur grand marché couvert. Ils ont des lèvres rouges comme des fruits exotiques.

Ils emportent leur trésor comme des réfugiés cherchant un asile. Leur trésor ? Des feuilles de navet, des cageots, des feuilles de chou qui tourbillonnent, les tiges s’envolent en lignes serpentines, les spirales tournent comme des comètes et des constellations. Et encore, des carottes, des pommes de terre, des navets, des potirons, de l’ail, des poireaux, des aubergines et les nervures de ces grandes feuilles de chou. Ne rappellent-elles pas des arcs, des ogives gothiques ?

Des nez avisés, confirmés par des bouches expérimentées, se régaleront des saveurs de ces bouquets de fruits et de légumes. Les petits détails de Raymond sont gigantesques. Et ces deux bras qui portent ce cageot d’orange, à qui appartiennent-ils ? Raymond sait qu’à ce départ il n’y aura pas de retour. Cette extravagante entreprise sculptée raconte un drame. Un temps déchiré, reconstitué, nocturne, réaliste, chaotique, insoutenable. Temps ancien, imprécisé, comme celui d’un Moyen Age dont nous ne serions pas encore sortis.

Regardez-bien au fond de ce théâtre, un couple s’embrasse à l’ombre de l’église, comme pour dire : il restera toujours les fruits défendus dans ce pèlerinage nocturne. Il restera la mémoire des pierres du quartier qui conserveront à jamais le souvenir des couleurs et de l’odeur des fruits et des légumes. C’est l’hiver. On sent la pluie qui tombe en fin brouillard tenace.

Mason nous dit que le vieux monde des Halles est mort.

Voici maintenant Pierre Mauroy qui raconte ses voyages en Chine. On écoute un discours appris par cœur, on est au moins une centaine autour de ce colosse. Le palais Rameau, vaste serre du XIXème siècle, est merveilleusement lumineux.

Visite à Roubaix

Déjeuner à Lille avec la municipalité. Raymond semble heureux de son escapade lilloise, son œuvre illumine le palais Rameau. L’après-midi, visite du Vieux Lille suivie d’un tour à Roubaix. Connaissant ses premiers dessins réalisés de sa ville natale, Birmingham, je voulais que Raymond découvre la couleur des briques du Nord.

Visiter les courées agite les sentiments, soulève l’histoire de l’essor industriel textile du Nord. Là, dès 1830, des familles, solidement unies et organisées, créent les bases d’un empire construit sur la misère de leurs travailleurs. Là, dans ces cités ouvrières, constituées de petites maisons de brique, juxtaposées les unes aux autres, on vit dans deux pièces. Au rez-de-chaussée et à l’étage. L’eau, c’est dans la cour, comme les toilettes. Ces ensembles sont appelés les courées et s’imbriquent autour de l’usine. Quand un tisserand habite l’une de ces maisons, l’entrée est appelée ouvroir et il y installe son métier. Le sol est en terre battue. Femmes et enfants vivent au premier étage sous les combles, c’est la chambre pour tous. Les filatures dessinent des murailles de brique autour de Roubaix, appelée la ville aux mille cheminées.

Raymond reconnaît ces petites maisons basses auxquelles on accède par un étroit couloir depuis la rue. Il me dit:

— Nous sommes à Birmingham !

Il compare les couleurs de ces habitations, la noirceur des suies incrustées dans les briques à celles de sa cité. Dans ces dortoirs de Roubaix, foyers de choléra, des générations de travailleurs ont vécu entassées près des usines, soumises au bruit des battements des machines et des moteurs. Ces fabriques grondent et fument et rendent l’air irrespirable. Rentrés chez eux, ces ouvriers et ces ouvrières n’entendent toujours pas le silence. Voici pourquoi la découverte des maisons-courées du Nord et leur cortège de misères et de maladies bouleversent Raymond.

Dans le Bassin Houiller on parle de corons qui, dit-on, apparaissent après les courées. Ce n’est pas mieux. Si, peut-être, car l’alignement de ces maisons permet d’aménager, à l’arrière de l’habitation, un bout de jardin. On y plante des pommes de terre.

Pourquoi s’étonner, presque un siècle après, des conditions de vie de la population ouvrière?

Gare de Lille

J’accompagne Raymond à la gare Lille-Flandres pour le TGV du soir.

Sur le quai, une question me vient à l’esprit:

— Raymond, il y a quatre ans au Withney Museum, j’ai découvert un artiste qui s’appelle Red Grooms. C’était une rétrospective gigantesque, un bazar hallucinant. Cet artiste a quelque chose de commun avec toi dans sa démarche.

— Quoi, tu as vu cette exposition? Mais Red Grooms, c’est mon gendre, il a épousé Lysiane !

Le sifflet du départ ne nous permet pas de poursuivre.

Le lendemain matin, appel de Raymond.

Lysiane est sa belle-fille. Il a épousé Jeannine qui avait trois filles: Dany, Lysiane et Iris.

— C’est incroyable ce que tu m’as dit hier. Je ne connais personne à Paris qui soit allé au Whitney voir cette rétrospective. Quand tu seras de retour, je te montrerai des photographies. Je suis allé plusieurs semaines à New York, aider Red pour son installation.

Il ne sait pas que moi, des photographies de l’exposition, j’en ai une boîte entière.

Muséum d’histoire naturelle, Paris, deux mois après

Étape suivante de La Grande exposition des Fruits et Légumes. Même histoire. Nous sommes au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Le ministre de l’agriculture et de la forêt, Louis Mermaz, plutôt morose, commence un long discours. On est là, nous, les représentants des fruits et des légumes devant nos œuvres. Est-ce nous les fruits et les légumes?

Définition de l’expression une grosse légume : personnage important, influent, une grosse légume de la politique, de la finance.

Combien de fois suis-je allé dans la Grande Serre du Jardin des Plantes, dessiner et photographier les aloès, les agaves géants, les cactus primitifs ou globuleux, producteurs d’épines ? Cactus à tiges épaisses ou allongées, dressés ou rampants comme des reptiles du troisième type, hypervenimeux.

Avec Raymond, on fait semblant d’écouter le discours, on sort, il me dit :

— Viens, on va déjeuner avec Jean Clair.

J’ai retrouvé une photographie de cette journée. La brasserie est à l’angle de la rue Buffon, bien parisienne, avec ses chaises Thonet. Le document montre qu’on était au dessert et qu’on a bu un café. Raymond portait bien sa veste de tweed, vert anglais, à carreaux rouge légèrement orangé. Jean Clair, conservateur du musée Picasso, portait un blazer bleu, ses cheveux bien noirs comme les miens. Les temps changent.

On a parlé du portrait anglais, de David Hockney, de Bacon, de Lucian Freud, de Balthus.

Atelier Deparis, avril 1992

Première visite de Raymond à l’atelier. Il rentre des États-Unis.

— J’ai quelque chose pour toi. Il me tend une large enveloppe.

Il s’agit d’un catalogue de l’exposition de Red Grooms qui se tient à la galerie Marlborough de New York. En première page je lis : For Régis Deparis, signé Red Grooms, NYC MAR, 28, 92.

Atelier Mason, juillet 1992

Mason est là, couvert de plâtre, un grattoir à la main.

— Je t’ai retrouvé le catalogue de mon exposition à Beaubourg.

A l’intérieur, je lis : « Pour Régis Deparis, ami et aussi peintre qui voit le monde qui nous entoure avec un panache que je croyais disparu. Raymond Mason,  juillet 92.»

Ville de Hesdin, histoire d’une famille

Les familles sont inexorablement condamnées à vivre sous le poids des ancêtres. Énormément de passé dans cette maison d’Hesdin. Dans ma famille, on a un formidable personnage de roman: Alfred Boucher-Cadart.

Doué celui-là. Études de droit à Paris, professeur agrégé de Lettres et l’ascension est rapide. Magistrat, Président à la Cour d’appel, directeur de la Sûreté en 1877. Alfred, engagé dans le combat républicain, n’oublie pas sa ville. Conseiller général pour le canton d’Hesdin, milite pour les lois de Jules Ferry contre l’analphabétisme. Sénateur en 1884, il est élu Président du Conseil Général du Pas-de-Calais en 1887.

Alfred s’intéresse à tout, au projet de la ligne de chemin de fer Arras-Hesdin-Etaples (inaugurée en 1878), aux livres (il léguera sa bibliothèque à la ville), aux femmes surtout. Sacré Alfred, probablement invivable, des maîtresses à Paris, à Hesdin, des enfants naturels éparpillés çà et là. Alfred saute d’un train à l’autre, d’un lit à l’autre.

Aux murs, chez mes grands-parents, des tableaux, des gravures et des dessins. Ils ont grandi dans cette admiration affichée. Les portraits des grandes figures de la IIIème République restent le décor de mes vacances d’adolescent. Il y a Honorine et Ferdinand Cadart, la mère et l’oncle du sénateur, peints comme les tableaux d’Ingres. Peut-être un élève ? Bouchet-Cadart est la mémoire de notre clan, les instructions familiales sont strictes.

Si un détour vous emmène un jour à Hesdin, le joli square face à la gare porte son nom depuis un siècle. Ne cherchez pas son buste sculpté. Vous ne trouverez qu’une colonne sans tête. Rappelez-vous la loi du gouvernement de Vichy. En octobre 1941, on enlève des sculptures en bronze pour fondre les canons des Nazis.

Les casernes d’Hesdin

Le passé de la ville ? Militaire surtout. Au XIXème siècle, la caserne La Frézelière et la caserne Tripier sont toujours en activité. Les régiments de Dragons et de Chasseurs à cheval enrichissent la ville. Ils représentent un tiers de sa population. Les cafés abondent, les bordels aussi. Le jour du marché, les paysans descendent des collines alentour. C’est comme un jour de fête. Lieutenants et sous-lieutenants du 19ème régiment de Chasseurs à cheval en grande tenue. Veste bleue galonnée, pantalon rouge à bandes bleues, long sabre et bottes noires, ils reluquent les jeunes fermières qui vendent leur beurre et leur volaille. On ne sait jamais. Tout est pour le mieux.

La caserne La Frézelière s’appelait caserne de passage et regroupait plus de deux cents cavaliers. Elle se composait de plusieurs bâtiments. Une vaste écurie construite sous Louis XIV est cachée derrière le bâtiment principal.  Construction qui se présente en rectangle: neuf mètres de profondeur sur trente mètres de long. Comme les autres immeubles de la caserne, le bâtiment est construit de briques de terre cuite, tendres, le soubassement est de grès. Dans ce grès, sur toute la longueur de la façade, à hauteur de la taille et à intervalles réguliers, sont fixés des anneaux. Quelques militaires laissaient ainsi leur monture maintenue par la bride attachée à l’anneau. Un porche central répartit symétriquement les quatre fenêtres et les quatre portes consolidées de grès. Celles situées aux deux extrémités s’ouvrent sur des escaliers donnant accès à l’étage. Là, un long couloir dessert une trentaine de chambres.

Séjour à Hesdin, septembre 1994

Surprise, l’ancienne écurie est à vendre. La construction, abandonnée depuis des années, a un toit qui voudrait s’écrouler, mais l’intérieur est une merveille. Trois cents mètres carrés pavés comme l’étaient à l’époque les écuries militaires, une charpente composée de dix poutres de chêne d’un seul tenant. Les auges courent encore le long des murs.

Visite chez le notaire qui me regarde comme un martien, je lui demande le prix, quelques téléphones et puis je lui dis : je l’achète avec mes frères, ce sera un centre d’art contemporain.

L’association est créée. Son nom ? Les Ecuries d’Hesdin.

A partir de là, tout se précipite : les premiers travaux et le concept de la première exposition. « Hesdin au XIXème siècle par trente artistes d’aujourd’hui ». Nous sommes en décembre, l’inauguration est fixée au 15 juillet. L’aventure démarre, on a peur, le tableau commence, il faut maintenant colorer la toile.

On retrouvera, à l’étage, entre les planchers de chêne, des débris d’uniforme du Premier Empire, des armes et des cartouches.

Presque vingt ans après, j’entends encore dire : comment vous est venue cette idée ?

Rue Monsieur le Prince, Paris

A intervalles réguliers, on se rend, Raymond et moi, rue Soufflot au restaurant Les Fontaines, bistrot-brasserie près du Panthéon. Là, Raymond a ses habitudes, il est un peu chez lui. On mange des grillades assis sur des banquettes en demi-lune, et l’on boit un vin rouge de la Loire.

Rencontrer Raymond Mason n’est pas une mince affaire. Secret et solitaire, il habite rue Monsieur le Prince, un rez-de-chaussée au fond d’un jardin. En 1956, Raymond rencontre Jeannine Hao. Très vite après leur mariage, sa femme  transforme la pièce principale en galerie dont l’activité durera six ans. Quelques expositions : Charles Matton, Cassandre, les dessins de Balthus. Nous sommes en 1960.

Si l’on emprunte le couloir de gauche, c’est le chemin de l’atelier. C’est là, où, caché dans cet atelier de taille raisonnable, Raymond a réalisé des sculptures de mesure déraisonnable. Il faut le surprendre dans sa caverne secrète, surchauffée l’été, glaciale l’hiver. Vêtu de pull-overs blanchis par le plâtre, —on notera les coudes troués—, Mason se confond aux teintes de ses matériaux. Le blanc du plâtre à mouler, le gris de la glaise, les tâches de couleur des tubes acryliques. Dans sa poche, d’autres tubes, de Ventoline ceux-ci, calment ses crises d’asthme. D’ailleurs dans cette poussière de plâtre et de résine apoxyde, personne ne résisterait bien longtemps. Un jour, je le surprends allumant son réchaud à gaz. Une poêle, un œuf au plat, un bout de fromage, une boîte de sardines. Pause déjeuner.

— C’est mon repas, c’est comme ça que je suis bien, je reste dans mon travail. Assieds-toi, mange avec moi.

Décembre 1994, restaurant Les Fontaines

"Une tragédie dans le Nord, l'hiver, la pluie, les larmes", de Raymond Mason.

C’est notre dîner rituel. J’expose à Raymond le premier volet de mon projet hesdinois :

— Nous aurions besoin de ta sculpture Une Tragédie dans le Nord. Elle n’a jamais été présentée dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est incroyable, tu as interrogé les gens de Liévin, tu es allé sur le lieu de la catastrophe, mais ton œuvre est restée une histoire de galerie. Je sais qu’elle a été exposée en 1975 à New York, en 1977 à la galerie Claude Bernard, en 1982 à la Biennale de Venise. Tout cela est élégant, sympathique, traditionnel, conforme à la société de l’art, mais bien loin des mineurs du Nord.

C’était comme dans une partie de flippers, j’avais lancé la boule et puis… Je regarde le visage de Raymond, il ressert du vin. Je poursuis :

— Il faut être mineur pour comprendre Une Tragédie.

Son regard qui me fixe intensément, sa main droite saisit mon bras, il me dit:

— C’est oui.

Le destin de mon exposition se joue là. Il est au rendez-vous avec sa baguette magique, visible et invisible. Une Tragédie, pièce maîtresse de l’exposition, évoquera l’Histoire d’Hesdin et du Pas-de-Calais au XIXème siècle.

Au dessert, j’énumère la liste des artistes invités.

— Pour ne privilégier personne, pour l’affiche on reproduira une photo de mon aïeul, le président du Conseil Général du Pas-de-Calais..

Hesdin, en effet, est un autre monde. Il ne s’y passe rien. Il m’arrive de l’appeler la ville “orlamonde”, clin d’oeil à Maeterlinck.

Concevoir une exposition dans une petite ville du Pas-de-Calais est l’occasion de se demander si on peut interroger le monde rural et le valoriser. Et comment ? Simplement en conjuguant son passé avec l’art d’aujourd’hui. Un beau projet pour Hesdin, non ? De quoi se plaindre ? J’aime entendre dire: “Il ne se passe rien en province.” Mais s’il ne se passe rien, qu’attendons-nous? Nous disposons d’un trésor : des gloires laissées de côté, rangées dans des tiroirs. Rien de plus simple que de les ouvrir.

Je poursuis :

— Raymond, je vais te parler de trois célébrités nées dans cette petite ville d’Hesdin.

L’abbé Prévost est né en 1697. Une enseigne appliquée à l’entrée de sa maison natale le rappelle. La demeure est mise en vente dans les années 1970, elle n’intéressera pas la ville. Pas de musée Prévot, et le buste le représentant, installé près de sa demeure natale a été retiré. Une consolation pour l’abbé Prévost : une rue porte son nom.

Jean-François Gravelet, dit Blondin, est né en 1824. Jeune acrobate, il est le premier funambule du monde à traverser, le 30 juin 1859, les Chutes du Niagara. Il quitte la rive américaine à 17h pour rejoindre la rive canadienne. Durée de la course, 15 minutes, sept pour le retour ; Blondin est plus à l’aise en équilibre sur sa corde que sur le terre ferme. Protégé de la reine Victoria à la suite de son exploit, il se retire près de Londres après une vie invraisemblable. Il disparaît en 1897. Au musée de Niagara Falls (USA), on peut lire : « The Great Blondin ».

— Ne cherche pas son nom dans les ruelles d’Hesdin. Rien n’évoque son existence. Si un jour tu rencontres le funambule Petit, parle-lui de Blondin. C’est son maître. Souviens-toi de sa traversée entre le sommet des deux tours du World Trade Center en 1974. C’est notre Blondin d’aujourd’hui. Un géant ce Petit.

Henri Le Fauconnier est né, comme Picasso, en 1881. Pionnier de l’aventure cubiste, sert de modèle à toute une génération d’artistes européens installés à Paris. Remarqué par Apollinaire, Le Fauconnier présente au Salon d’Automne de 1912 son œuvre majeure : Les Montagnards attaqués par des Ours. En 1914, en Hollande, il organise d’importantes expositions d’avant-gardes internationales. Ses amis ? Mondrian, Kickert, Toorop. Kandinsky reproduit ses œuvres dans l’amanach du Blaue Reiter. Des expositions l’enmènent à Amsterdam, Rotterdam, Zurich et Moscou. Son travail évoluera vers une manière expressionniste puissante qui influencera la jeune école néerlandaise et belge.

Ses toiles sont exposées au musée de l’Ermitage, à Saint-Petersbourg, comme La Petite Ecolière (1907). Ne cherche pas une rue portant son nom. Comme Blondin, notre peintre reste un inconnu de l’Histoire. Pas un tableau au musée d’Hesdin.

Voilà, cher Raymond, mon histoire avec Hesdin : Prévost négligé, Blondin oublié, Le Fauconnier ignoré. Au travail maintenant. Notre entreprise se conjugue au présent.

Liévin, Pas-de-Calais, 27 décembre 1974, 5h30 du matin

Henri emprunte la route de la fosse 3 de Lens. Après un week-end prolongé de cinq jours de repos pour les fêtes de Noël, il reprend son service. Il a embrassé hier soir ses trois enfants, passé une nuit auprès de sa femme qui pourra dormir ce matin, ce sont les vacances scolaires. Il fait nuit, froid, il pleut. Il est habitué à ce crachin qui se mêle au brouillard de décembre. Il ne sait pas qu’il ne remontera jamais de la mine. A 6 heures 30, il est emporté par un coup de grisou meurtrier, projeté par la déflagration de cent mètres au-delà de son couloir de travail avec quarante et un de ses camarades.

Il disait toujours: « Même les bagnards ne travaillent pas comme ça ». Il aurait pu dire aussi : « Même les bagnards ne meurent pas comme ça ». Un simple coup de grisou et tout s’en va, tout s’arrête. Henri est mort asphyxié et dehors sa famille ne le sait pas encore. Elle espère toujours. On a déjà remonté des corps. Mais peut-être est-il encore en vie ? Son frère attend le moment où, sorti du puits, Henri lui dira : “alors gro, té m’croyos mort ?” Il a toujours plaisanté Henri. Sa famille est resté plusieurs jours, là, à attendre, quoi vraiment ?

Raymond Mason, touché par ce drame, réagit immédiatement :

« J’ai exécuté le jour même un petit bas-relief inspiré par la photo du journal, puis je l’ai colorié dans les tons que je croyais justes », écrit-il. Les ébauches d’Une Tragédie seront réalisées plus tard.

Au printemps 1975, Mason se rend à Liévin, et c’est au cours de cette visite qu’il décide d’entreprendre une grande sculpture :

« J’ai fait un dessin en couleurs sur les lieux à ce moment-là. Aussitôt j’ai senti nécessaire d’éliminer les puits de la mine pour pouvoir me concentrer davantage sur les personnages (…). Mais je voudrais surtout aller au-delà des soucis purement sculpturaux pour maintenir mon hommage au drame de Liévin qui m’avait ému au départ et plus précisément à la classe laborieuse dont je suis issu », dira-t-il.

La composition est ébauchée à Liévin, conçue sur place. Pour s’assurer que le paysage dissimule bien l’autobiographie de Mason, regardez ses dessins des rues de Birmingham (1958). Ils semblent avoir été préparés (vingt ans plus tôt) pour Une Tragédie.

« Avant la guerre, les gens parlaient de l’affreuse laideur de Birmingham, alors qu’il s’agissait en fait de la première cité industrielle, et, en tant que telle, merveilleuse et transcendentale », écrira-t-il encore.

Pendant deux ans, Raymond trace, au crayon et à l’aquarelle, des portraits, des lignes directrices, des groupes de personnages. Les bâtiments miniers vont apparaître, évoluer, se simplifier. Les chevalements du puits qui structurent le ciel dans un premier temps sont gommés ensuite. Ne pas influer sur la scène.

Une Tragédie dans le Nord. L’hiver, la pluie, les larmes

Examinons la sculpture : on pourrait n’en retenir que le sujet dramatique. Les visages sont douloureux, exagérément durcis. Chaque personnage au front raviné déconcerte le spectateur par sa force expressive. Mason agit sur un thème appartenant à la mémoire de la région, les couleurs sont éteintes, salies, les Gueules Noires sont vraiment noires. Pas un élément de végétation n’évoque la nature. On est bien dans une cité minière du Pas-de-Calais, déjà grise et triste, et la catastrophe de décembre 1974 lui donne les couleurs du cauchemar. Est-ce le day after ?

Sa composition : Raymond a tracé une allée pavée qui mène aux bâtiments de la mine, à l’entrée de la fosse 3. Il y a un axe de symétrie qui permet de dessiner un damier de pavés sur cette route délimitée par une grosse bordure de trottoir. La palissade en ciment est aussi quadrillée de rectangles, les briques des bâtiments forment eux aussi une immense mosaïque. En arrière plan, l’édifice comporte de grandes verrières aux carreaux réguliers. La scène de ce théâtre, perspective quadrillée et inclinée vers le spectateur, attend ses acteurs.

Voyage en Italie byzantine

Pour comprendre la distance qui sépare Mason de ses contemporains, suivons Mason embarqué dans le voyage d’Italie. Direction Ravenne. Là, il se tourne vers la naturel médiéval et l’art populaire. Devrions-nous voir dans cette foi catholique une grande naïveté? En se rendant en Italie, Raymond cherche une réponse à ses interrogations esthétiques. Esthétiques ou mystiques? Ce qui est certain, c’est qu’il va exploiter les principes de l’art byzantin : mettre en contact direct les personnages avec les éléments d’architecture appelés à encadrer la composition. Mais comment s’y prend-il?

A Ravenne d’abord, il a visité Saint-Vital et Saint Apollinaire-le-Neuf. Là, l’une des scènes, Le Chemin du Calvaire, interprète une marche au supplice. Les saints martyrs s’avancent en procession vers le Christ et la Vierge. Sont-ils à l’origine des personnages de Mason ? A Palerme ensuite, il découvre les grandes mosaïques du Cycle de la Chapelle Palatine, d’un expressionnisme puissant que rappellera étrangement la composition de Liévin. Le piédestal met cette foule à une hauteur convenable par rapport au spectateur et définit une hiérarchie des personnages présents. Nous sommes au Moyen-Age.

Plus près de nous maintenant dans le temps, à Constantinople. Dans le narthex extérieur de l’église de Kahrié-Djami, on voit des détails dans lesquels la ville de Nazareth est harmonieusement simplifiée. Maisons, toitures, montagne sont étroitement liés au style emprunté dans la composition de Liévin. Raymond s’est-il servi de ces modèles? On peut l’envisager.

Musée des Beaux-Arts, Lille

Mason ne s’en tient pas qu’aux Byzantins. Grand connaisseur de l’Italie, il se rend à Rome, puis à Florence et regarde les sculpteurs qui ont rompu radicalement avec les habituelles conceptions du bas-relief. Raymond n’a qu’une idée en tête, introduire la profondeur dans un relief et voici que Donatello lui donne le sésame.

Mais c’est au musée de Lille qu’il découvre le chef-œuvre du sculpteur florentin : Le Festin d’Hérode. Un rectangle de marbre (50 cm x 71cm). Les scènes de la tragédie biblique sont traitées en neuf plans bien visibles, de la femme assise au premier plan jusqu’au dernier qui évoque une construction. Mais pour éviter le piège du racourci perspectif, les scènes s’élargissent en profondeur, procédé optique qui ramène les arrière-plans en avant-plans. Epais de quelques centimètres seulement, le relief de Donatello donne une profondeur inouïe. La technique s’appelle le stiacciàto.

Définition du mot : Substantif masculin. En sculpture, relief et épaisseur infime qui s’atténue progressivement du premier au dernier plan, donnant l’illusion de profondeur, que l’on retrouve en particulier dans les prédelles de la Renaissance.

Dans ses bronzes des années 1950, Place Saint-Germain-des-Prés, Le Tramway de Barcelone, Le Carrefour de l’Odéon, Boulevard Saint-Germain, Mason met à profit l’expérience du maître Donatello. Mieux encore, dans La Place de l’Opéra , il reprend même les marches du Festin d’Hérode traduit en descente d’escalier de la station de métro.

Dans Une Tragédie, on découvre que Mason a suivi deux enseignements. Celui des Byzantins sur comment placer les personnages, et celui de la Renaissance sur comment maîtriser la perspective.

Retour à Liévin

L’allée profonde qui conduit aux bâtiments est recouverte d’une coulée de mosaïque de pavés. Raymond a inventé ce plan incliné et quadrillé pour placer ses personnages et leur imposer un rythme et un mouvement mesurés. Mais peut-on parler de mouvement ?

Chaque membre de la famille, mineurs, femmes et enfants, avance en silence. On comprend très bien que ces familles marchent vers le spectateur, ces martyrs scandent l’espace. Pour eux c’est terminé, ceux qu’ils venaient retrouver sont morts. C’est une marche retenue, à l’ordre prescrit. Le regard des familiers s’adresse-t-il directement au spectateur, pour lui faire partager sa douleur ? Inutile de nous détourner, notre regard revient toujours sur leur regard.

On imagine le silence. Les personnages sont ébranlés, les corps tressaillent par-delà les mots. Les larmes et les sanglots révèlent tout sans le concours d’aucune parole. A quoi serviraient-elles, d’ailleurs ? D’où le caractère dramatique et spectaculaire de cette marche où le langage ne joue plus le rôle d’intermédiaire.

L’influx nerveux est déréglé. La sueur, la fatigue, les larmes, le sang, jetés à toute vitesse dans les organes et les muscles des familiers et des proches, créent des suffocations incontrôlables. La respiration est troublée. On pense aux derniers moment de vie des mineurs asphyxiés dans le ventre de la Terre, là, juste en dessous.

La parole laisse parler la chair, la chair se fait parole. Les corps parlent et communiquent.

Mason sculpte des visages indiscutablement « portraitiques », aux traits qui frappent par leur authenticité, insiste sur l’exactitude minutieuse des vêtements de ces Gueules Noires. L’écharpe, le fichu, le bonnet d’une petite fille. Les figures ne semblent pas toucher le sol, impassibles dans cette procession du retour.

Puis Mason augmente la dose dramatique. Il intervient maintenant violemment en apportant à cette vision des couleurs de suie, de poussière de charbon. Cette noirceur absorbante pénètre la peau, envahit la scène et la colore. Mais s’agit-il de couleurs ? Ces tons, inconnus dans la palette des peintres, existaient peut-être aux premiers temps de la formation de la Terre? Tons pour un monde où tout s’est cristallisé, où tout est mort ou plutôt où rien n’a encore commencé à vivre. Le sculpteur s’interroge, est-ce bien une vie que celle du mineur?

Raymond Mason a sculpté ce qu’on a réussi de mieux en art pour représenter la douleur d’une famille. Ces visages ne sont-ils pas le miroir de l’émotion pure ?

Nulle autre sculpture qu’Une Tragédie ne répond mieux au thème de la catastrophe industrielle condamnant aussi violemment les conditions de travail de la mine. Sculpture ? Bas-relief ? Haut-relief ?

Le big bang de Liévin s’est produit un sinistre 27 décembre 1974, à 6h 30 du matin.

Mason à Hesdin

L’arrivée de l’œuvre de Mason à Hesdin est une péripétie. D’abord la sculpture provient du dépôt de la galerie Claude Bernard qui exige une valeur d’assurance de trois millions de francs.

Pour notre association Les Ecuries de Hesdin, c’est évidemment impossible. Démarche de Raymond auprès de la galerie. Téléphones, courriers, fax. Raymond intervient puis m’appelle et m’apprend que sa sculpture sortira des entrepôts avec une valeur déclarée de neuf cent soixante mille francs. Soulagement, notre assureur accepte, et voici le transporteur déchargeant l’ensemble des pièces composant Une Tragédie. Nous sommes le 30 juin, le vernissage est dans quinze jours.

Hesdin,  3 juillet. Raymond arrive au volant de son cabriolet Saab 900. Un bolide, sa voiture. Raymond visite l’écurie, rencontre le maire et après un déjeuner rapide, se met au travail. Un podium pour sa sculpture a été exécuté d’après ses instructions et peint en noir. Le voici maintenant assis sur les pavés de l’écurie  rehaussant de blanc le titre de son œuvre. Il écrit sur le podium en lettres capitales : UNE TRAGEDIE DANS LE NORD. L’HIVER. LA PLUIE. LES LARMES.

Le titre blanc se détache sur le socle couleur charbon. Sur le sol, il a installé sa palette: deux boîtes de conserve, l’une pour le blanc, l’autre pour le noir. Sait-il que ces vieux pavés ont été piétinés par deux jeunes officiers devenus célèbres ? Le premier s’appelait marquis de Sade, le second Joachim Murat ?

Plus tard, visite de la ville, puis dîner chez mes parents. Raymond dort au château de Wamin non loin d’Hesdin. Il aime le charme rural de cette belle demeure du XVIIIème siècle. Le comte de Gouy essaie d’entretenir ce domaine agricole trop lourd pour lui. Il est  impressionné par son hôte qu’il appelle « le grand sculpteur ».

Le lendemain, assisté par une équipe municipale, Raymond place minutieusement ses personnages, puis s’invente une autre palette et presse sur ses tubes d’acrylique. Il retouche un visage, une main, une chaussure. Ensuite, il se concentre sur l’éclairage, décide de l’orientation des spots.

Le dîner à Hesdin

Que me cache Raymond ? Nous dînons à l’hôtel des Flandres, et Liévin est toujours là, dans la conversation.

Raymond :

— Il n’y a plus de mythe pour nourrir le sujet de l’artiste, plus de croyance en des dieux ou en des idéaux. Moi je reste dans la tradition de l’art du portrait, du personnage, celui de l’outre-Manche. Bacon par exemple.

Je lui demande :

— Pourquoi n’y a-t-il plus de portrait?

— L’homme a un visage, irréductible. Ses traits sont traduits par l’artiste qui, selon ses passions, ses sentiments, le modèle, le définit, le glorifie. Pour les critiques d’art, portrait voudrait dire narration et anecdote. Ils désirent donc l’éliminer. Au contraire pour moi, la narration n’évoque nullement l’anecdote ni l’illustration mais très fortement l’intérêt pour le comportement humain.

Il a raison. A Liévin, devant les puits de mine, Mason repeuple le monde minier, lui donne un visage. Dans Une Tragédie dans le Nord, il scrute le visage de chaque personnage, il lit leur secret comme un magicien, il interroge chaque expression. Aucun visage ne se ressemble.

— Pourquoi, pour te critiquer, parle-t-on de caricatures?

— Non, justement, c’est l’homme de la douleur, le visage buriné, les traits outrés, exagérés. On veut réduire l’homme à une masse abstraite, moins encombrante. Oui je suis encombrant, mes portraits rehaussent l’homme, son effigie, défigurée ou pas.

Le dîner se termine. Le restaurant a été décoré dans les années 50. Maintenant il est désert. Pourquoi je recherche toujours la rencontre des artistes plus âgés que moi ? Pour leur enseignement ?

Ce soir, lors de ce tête à tête, j’ai pu vérifier encore l’amitié de mon ami, ce qui est tant. J’ai pu vérifier aussi la grande cohérence dans la vie de ce sculpteur à qui l’on reproche souvent trop d’évidence, comme souvent lorsqu’un créateur montre trop de talent.

Inauguration, 15 juillet 1994

Vendredi 14 juillet, 22 h 30. Je retourne à nouveau à l’écurie, j’allume les spots qui éclairent Une Tragédie. Il y a un grand silence. Je marche de long en large sur ces pavés irréguliers, arrondis, usés. On pourrait croire qu’il a sculpté exprès des pavés pour les mélanger à ceux de l’écurie. Et la nuit, que se racontent les pavés?

La sculpture de Raymond s’éclaire de tous ses gris, de tous ses noirs. Seuls, quelques vêtements colorent la scène. Un manteau orange, un cache-nez vert , le bonnet et l’écharpe rouge et jaune d’une petite fille.

Dans ma déambulation nocturne, je revis intensément toutes les semaines, les journées, les soirées, les matinées passées à préparer l’exposition. Dans la pénombre, l’exposition s’illumine mieux encore. Il reste à relire les détails de mon discours et les légendes des oeuvres. Les étiquettes attendent d’être fixées. Je regarde cette énumération de noms et de titres disposées en colonnes sur le bureau de l’entrée. Cela ressemble à un collage de mots, à un jeu de petits papiers. A une poésie? Je lis :

Enrico Baj : Le Père Ubu à Hesdin

Larry Bell : Talpa/Hesdin

Pierre Bettencourt : Portrait de l’abbé Prévost

Jean Clareboudt : Le Pas-de-Calais, pour mémoire

Cueco : Pommes de terre

Marinette Cueco :Herbier de Victor Jacquemont

Régis Deparis : Hesdin en Méditerranée

Hervé Di Rosa : Le monde de Jules Verne

Richard Di Rosa : L’Insecte

Erro : La Mémoire d’Hesdin

Peter Klasen : Hommage à Alexis Halette

Raymond Mason : Une Tragédie dans le Nord. L’hiver, la pluie, les larmes

Jean-Paul Philippon : L’Etat long d’Hesdyn

Peter Saül : Napoléon crossing the Alps

Pierre Tilman  : Hesdin au temps passé

Jacques Villeglé : Affichage dans une rue d’Hesdin au XIXème siècle

Sabine Weiss : Quotidien à Hesdin

Hugh Weiss : Bucaille, Weiss & Cie arrivent à Hesdin par la voix des eaux

Quelques artistes ont complété leur titre par un texte :

La Mémoire d’Hesdin

On trouve ainsi des auteurs dramatiques, des peintres, des sculpteurs, des naturalistes, des magistrats, des romanciers, des savants, des architectes, des inventeurs et industriels précurseurs, de vaillants militaires et officiers, des hauts-fonctionnaires, un mathématicien membre de l’Institut, de grands entrepreneurs, des juristes et même…un général d’Empire…artiste de surcroît.

Signé Erro.

Talpa / Hesdin

When asked to participate in the Hesdin show, I was told the theme should be about the area. Since I know little about Hesdin, only that it is in an agricultural area, I chose this piece for the show. The piece is named TALPA, after the village I live in, also an agricultural area, it seemed an appropriate choice. I hope the work is meaningful to my French friends. I have decided to re-title the piece TALPA / HESDIN.

Signé Larry Bell, mai 1995

Il y a aussi Thérèse Was-Nicolaÿ, aquarelliste hesdinoise, qui, toute sa vie, a raconté le monde rural. Sa toile illustre l’histoire de sa fabrique : La Tuilerie de Sainte-Austreberthe.

Les grands personnages d’Hesdin ont inspiré les artistes. L’exposition est prête, la première phase va donner le ton aux séquences suivantes. Le dix-neuvième siècle n’est pas seulement une époque. Pour une petite ville comme Hesdin, c’est un moment où elle respire au mieux. Un essor certain, des contradictions, des drames aussi. Un pari pour lequel je me bats depuis des mois. Le beau dans cette aventure, c’est le risque de rater, qui fait mieux réussir.

En refermant les portes, j’entends au loin les musiques du bal, celui du 14 juillet. Sensation étrange ce soir, le ciel chargé de nuages s’est coloré de bleu, de blanc et de rouge. Au programme demain, le vernissage.

S’il y a une cohérence dans ma vie de peintre, c’est ici.

Inauguration, 15 juillet

Les artistes sauf exception, seront bien reçus par le monde rural. Cela m’a encouragé. Le plaisir causé est un plaisir. Comme quoi, dans l’arrière pays, il y a encore des gens qui regardent le travail des artistes. L’arrière pays tient bon, loin du nivellement artistique et des ventes aux enchères qui orchestrent le marché de l’art. Je dois avoir quelques qualités d’organisateur. Les amis qui ont adhéré à ce projet fou semblent apprécier mon existence marginale.

La presse régionale déborde d’éloges : La Voix du Nord, Pays du Nord, L’Abeille de la Ternoise, L’Echo rural du Pas-de-Calais, Autrement dit, Le Journal de Montreuil, Montreuil Hebdo, Les Echos du Touquet, La Croix du Nord, publient à la une des articles. Quelques titres :

– Dans Les Ecuries d’Hesdin, les plus grands artistes contemporains

– Trente artistes ont croqué la ville

– Le pari réussi

– L’art contemporain prend ses quartiers d’été sur la Côte d’Opale.

– Une œuvre forte sur la mine

Quant à la presse parisienne, pas un mot. Hesdin doit être tabou, ou appartient-elle à un continent extra-terrestre? L’Hexagone est ainsi fait. L’art tellement surévalué en France passe par Paris. Pourquoi pas.

Juillet et août : le public vient de partout, Lille, Arras, Boulogne-sur-Mer, Calais, Dunkerque.

Si l’on écrivait le hit-parade des artistes, cela se présenterait ainsi : Grand prix, sans nul doute, à Mason. Une Tragédie, interpelle tous les visiteurs, toutes les générations. Une classe se présente aux Ecuries ? Les enfants s’agglutinent devant la sculpture et vous bombardent de questions.

Second grand prix (comme dirait l’Académie) à Bettencourt. Encore des questions. Son Portrait de l’Abbé Prévost suscite une curiosité positive. Là, il s’agit de collages. Toile de sac en jute pour l’habit, cailloux et paille pour les cheveux, mosaïque de coquilles d’oeufs pour le visage. Tout cela fait un chef-d’oeuvre, un portrait saisissant. Les paysans n’oublieront pas de si tôt qu’on peut faire un tableau avec leurs sacs de pommes de terre, la paille de leur grange, les coquilles d’oeufs de leurs poules qu’ils vendent au marché.

Pour le Napoleon crossing the Alps de Peter Saül, pas de discussion, élèves et enseignants sont au comble de l’exultation. Napoléon est toujours numéro 1.

Même intérêt remarqué pour les frères Di Rosa et leur peinture style bande dessinée.

Quand on pénètre dans l’antre de Clareboudt, là, cela coince un peu. Son installation monumentale emploie des matériaux : charbon, arbre coupé, sable de la côte, acier d’une poutrelle, tout cela est trop vrai et gêne un peu. Pour les visiteurs, ce réalisme échappe à leur imaginaire et n’interpelle plus leur mémoire.

Un dernier mot pour Sabine Weiss, ses photographies Quotidien à Hesdin (le marché, les retraités, la cultivatrice et ses dindons) mériteraient une publication. Jamais Sabine n’avait rendu un tel hommage à une petite ville française.

Pierre Mauroy

Pierre Mauroy et sa femme, en vacances dans leur maison d’Hardelot, ont décidé, ce dimanche, de se rendre à Hesdin. Visite chaleureuse, Pierre Mauroy découvre Une Tragédie. Il ne connaissait que Le Départ des Fruits et Légumes. Très surpris par la notoriété des artistes invités à l’exposition.

Je le taquine :

— C’est un peu comme dans votre mairie de Lille. Vous avez demandé une composition monumentale à Klasen et à Erro. Ils sont aussi aux Ecuries.

Pierre Mauroy et son épouse posent des questions, donnent des exemples. Pas un musée ne leur semble inconnu. Et puisqu’on parle de celui du Cateau-Cambraisis, je lui rappelle:

— J’étais en première année aux Beaux-Arts de Lille. Au Cateau, à l’époque, le musée c’était une salle de mairie. Le secrétaire vous donnait la clef : « Vous connaissez le chemin, au premier, vous n’avez pas besoin de moi ». Et nous voilà chez Matisse, parmi ses paysages peints de Tahiti.

— Le plancher craquait sous les pieds, il y avait une cheminée en marbre veinée, c’était tout petit, ça sentait la cire. C’était peut-être la salle des mariages. Il y avait le drapeau de la République coincé derrière un tableau.

— Oui, c’était bien comme ça, je suis né à côté, à Cartignies, me dit-il.

— N’oubliez-pas, Monsieur le Premier Ministre, que la place de l’œuvre de Mason, c’est dans le Nord.

Pierre Mauroy écrit sur le livre d’or : « (…) une première, belle, originale et surtout porteuse d’avenir. Bravo pour Régis Deparis et tous ceux et celles qui sont avec lui.

Avec mon très cordial salut à Raymond Mason et mes vives félicitations pour son œuvre si parlante de vérité. Pierre Mauroy, le 6 août 1995.»

Retour à Hesdin, 7 août

La première griserie narcissique passée, je suis tenté de m’éloigner. Impossible. Une Tragédie a secoué les Institutions. Tout commence.

La scène est restée très précise. Raymond arrive encore au volant de son cabriolet. Détendu, polo bleu foncé, rosette verte des Arts et des Lettres au revers gauche de sa veste blanche. Un James Bond, Raymond. Cela a un air de Côte d’Azur, hypersympathique. Hesdin prend les couleurs du Sud.

Au déjeuner à l’hôtel des Flandres, il est au meilleur de sa forme. Serait-il encouragé par les quelques lignes écrites hier par Mauroy sur le livre d’or ? Raymond parle et reparle. Tout le monde l’écoute. Il y a là le maire d’Hesdin, des responsables culturels du Département, un journaliste de La Voix du Nord et quelques élus.

Il explique ses méthodes de travail, comment on passe de la sculpture en plâtre à sa traduction en résine et pourquoi ses personnages sont polychromes.

— En Egypte, tout était peint, précise t-il.

Un invité lui demande où son œuvre a été exposée.

— Ma sculpture se trouve pour la première fois dans le Pas-de-Calais. L’initiative des Ecuries d’Hesdin est historique.

On reconnaît l’humour de Raymond, les élus se taisent. Il poursuit :

Une Tragédie a été présentée en novembre 1977 à Paris dans ma galerie, puis exposée à la Biennale de Venise en 1982. Raymond s’emporte dans une cascade d’anecdotes : Marlborough, Pierre Matisse, Claude Bernard, Bacon, Balthus, la Biennale de Venise, Giacometti, Giotto, Hogarth, Aimé Maeght. Ces noms ne disent pas grand-chose aux convives. Eux pensent secrètement: « Combien peut coûter la sculpture? » Raymond connaît le truc. On lui pose beaucoup de questions auxquelles il répond par une autre question.

Après ce repas interminable, j’invite Raymond chez mes parents. L’équipe des élus suit. On ne lâche plus Raymond. J’évoque les manifestations futures avec le maire. Pour 1997, je souhaiterais m’emparer de l’abbé Prévost. L’Etat l’a inscrit dans le cadre des Célébrations Nationales. Prévost est né en 1697 à Hesdin ; dans deux ans le tricentenaire de sa naissance est à ne pas rater. La municipalité se réjouit de l’initiative. Nous ferons le travail à sa place.

Raymond intervient :

— J’ai réalisé une suite de grands dessins à l’encre de Chine pour illustrer Manon Lescaut. C’est aux Etats-Unis, chez un collectionneur, on va trouver un moyen.

Raymond avait caché cela sous sa manche, il me sort un joker gagnant.

Les élus sont-ils réellement étonnés par Mason ? Ils le seront vraiment quand l’un d’entre eux, au retour d’un voyage à Montréal, me dit :

— J’étais en voiture et, en passant devant une place, il y avait une grande sculpture qui représentait une foule, cela ressemblait au style de Mason.

Il ignorait que Raymond avait installé, là, il y a dix ans, Une Foule illuminée.

La Tragédie de Liévin à Liévin

On lit dans La Voix du Nord du 20 et 21 août 1995 un article sur l’exposition d’Hesdin intitulé : « Remède de cheval pour cité assoupie ». Il se conclut ainsi: « (…) oeuvres de Bettencourt, Larry Bell ou de Raymond Mason, dont la catastrophe minière est si impressionnante qu’on ne devrait pas la laisser quitter la région. »

Les élus locaux écoutent-ils les journalistes ?

La sculpture Une Tragédie a été montrée à Hesdin. Le Ministère, la Région, le Département semblent ne pas avoir compris son importance. Les gens du monde rural, eux, les anciens mineurs du Pas-de-Calais, les ouvrières des filatures de Roubaix (femmes de mineurs), ont beaucoup mieux compris que ceux qui auraient dû comprendre. A Hesdin, les gens parleront avec leurs mots de paysans, ils viennent de faire la connaissance de l’art d’aujourd’hui, d’un artiste anglais qui vit à Paris et qui raconte leur mémoire. Voilà un sculpteur qui a scellé dans un langage simple le récit de leur désarroi lors de la catastrophe.

Nos visiteurs découvrent un sculpteur authentique qui échappe, pensent-ils, à l’escroquerie organisée de certains musées d’aujourd’hui.

Il s’est passé quelque chose à Hesdin. Je me rappelle un groupe de retraités, des Liévinois, qui se souvenaient avoir aperçu Raymond, dessinant dans leur ville en 1975. Vingt ans auparavant.

Fondation Dina Vierny, musée Maillol

En février 2000, le musée Maillol et la Fondation Dina Vierny organisent une rétrospective Mason. On peut lire sur le carton d’invitation : Dina Vierny vous prie de lui faire l’honneur d’assister  au vernissage de l’exposition  RAYMOND MASON en présence de Monsieur Michael Jay, Ambassadeur de Grande-Bretagne, le mercredi 16 février 2000 de 18 heures à 21 heures.

Liévin et les collectivités locales sont sollicitées et découvrent la sculpture. La ville, soudain, porte un intérêt démesuré à l’œuvre de Mason.  Elle donnera rendez-vous à Raymond quatre années plus tard.

Hôtel de ville de Liévin, décembre 2004

La ville propose à Raymond une exposition. Retour dans le Pas-de-Calais d’Une Tragédie, cette fois-ci à Liévin. A cette occasion, Raymond me demande de venir l’aider pendant son installation, dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de ville. La salle des mariages, elle, présente en complément un ensemble inédit d’esquisses et d’ébauches réalisées en 1974. Nous sommes le 23 décembre. Je rencontre le directeur des affaires culturelles, Hassan Amrani. Nous allons tous les trois déjeuner en dehors de la ville. Raymond a compris que cette présentation est une première étape pour l’acquisition de sa sculpture et son installation à Liévin.

Au vernissage du 27 décembre, on compte les représentants des Institutions au complet, la Ville, le Ministère, la Région, le Département. Vont-ils se décider pour acheter Une Tragédie ? Pour le moment, montrez-moi cette merveille. Même rengaine dans la presse: “Un chef d’œuvre de renommée mondiale à Liévin”. (J’avais déjà lu cela en 1995). Le Nord, vu son histoire minière, était la seule région qui puisse donner abri à ce chef-d’œuvre.

Neuf ans après l’expérience des Ecuries d’Hesdin, les Institutions réclament à grands cris ce qu’elles auraient pu acquérir dès 1995. Il faudra attendre encore quatre ans pour qu’Une Tragédie soit installée définitivement dans le Bassin Houiller.

La Région, le Conseil Général, la Communauté d’Agglomération de Lens-Liévin et la Ville, achètent la sculpture de Raymond Mason.

L’œuvre trouve asile dans l’église Saint-Amé de Liévin. Nous sommes le 3 mai 2008.

L’histoire de l’art n’est pas un concours de vitesse.

Bergson et Une Tragédie

J’avais vécu soixante dix-huit jours, en 1995, avec Une Tragédie.  Démontée puis remontée par Mason, c’était un peu comme s’il l’avait conçue sur place. Il ne lui avait fallu qu’une journée. Parti de ses pièces détachées, inertes, il avait reconstitué son puzzle, vivant.

Vivre avec une œuvre de Mason n’est pas de tout repos. De jour en jour, vous la percevez autre, autrement, le détail anodin apparaît maintenant important, une ligne de force disparaît, une couleur la remplace. En réalité, l’œuvre est inchangée, c’est vous qui changez. Vous n’êtes jamais le même. Me retrouver face à Une Tragédie, à Liévin, neuf ans après Hesdin, n’est pas une mince affaire. J’avais le sentiment qu’il s’agissait d’une autre sculpture. Et pourquoi ?

A cette époque, je lis et relis pas mal d’articles sur Bergson le philosophe et Poincaré le mathématicien. Je suis plongé dans l’épopée cubiste.

L’organisation créée par Mason dans Une Tragédie est liée à la perspective de la Renaissance, mais aussi aux théories liées au temps, à l’espace et à la perception. Si Bergson différencie très justement l’acte intuitif de l’activité scientifique, Mason, lui, mêle les deux. On retrouve dans sa sculpture l’utilisation de l’acte intuitif mais aussi de la mathématique du Quattrocento qui mesure sa composition. On y retrouve les découvertes de Donatello. Les volumes inscrits dans la géométrie de Mason sont ceux de l’esprit et du système mathématiques, il les représente inséparables. Raymond Mason est-il l’alchimiste qui prépare des éléments pour une fusion impossible ? Réussir l’alliance de deux temps: le temps que vit la conscience et le temps que mesure la science. L’univers intérieur de Raymond contient le temps et l’espace.

J’aimerais bien

J’aimerais bien revivre mon vernissage le 5 mai 1993, galerie Barbier-Beltz. L’exposition intitulée The Divided Self est un jeu à quatre mains. Dans des espaces préparés par moi, Enrico Baj propose, dans un deuxième temps, une solution à l’encadrement préexistant. L’intention est évidente : provocation à l’égard du collectionneur, douce perversité du qui fait quoi, signe quoi.

Je n’oublie pas la rencontre de Baj et de Mason, ces deux Grands. Raymond restait intrigué par notre exposition que Baj définissait ainsi : “l’absence de style est notre style”. Baj pensait surtout : “Mason a exposé à Beaubourg”. On sait que pour la communauté artistique italienne, le Centre Pompidou est leur abcès de fixation.

Le soir, au dîner de vernissage, le Collège de Pataphysique milanais remettait un diplôme exceptionnel à Raymond. Mais les deux artistes évoluaient sur des planètes trop distantes. Je me souvenais avoir appris en géométrie que les routes parallèles ne se rencontrent jamais. Pas d’aiguillage possible.


Dans un catalogue

Raymond est un de ceux qui n’oublie pas les personnes, aucune personne, aucun visage. Il connaît ma femme atteinte d’une maladie gravement invalidante. Peintre elle-même, professeur aux Beaux-Arts de Milan, elle doit suspendre, provisoirement d’abord, définitivement ensuite, ses activités d’artiste et d’enseignante. C’est trop. A quarante ans, elle ne peut plus s’occuper de l’éducation de notre fille. Franca est romaine et quand Raymond vient dîner à mon atelier des Buttes-Chaumont, il aime parler avec elle. Il aime parler l’italien, il aime Rome et raconte son travail à la fonderie Bruni. Je n’oublie pas ses gestes attentionnés envers Franca.

Dans un catalogue, je trouve une lettre de Raymond : « Cher Régis, Merci pour tes vœux et l’image du Duomo que D.H Laurence a comparé à un hérisson. J’espère que les choses sont mieux pour Franca. Moi j’ai une cascade de petits ennuis de santé (…). puis un mal tenace dans l’estomac qui nécessite un examen du bonhomme (…).

Autrement je travaillais bien pendant les fêtes à ma sculpture pour New York. Expo à la fin de l’année. Mais là je me suis fatigué. Mais je pense très fort à ta petite famille. Travaille bien. Raymond ». Date de la lettre : 17 janvier 1994.

J’aimerais bien recommencer à organiser des exposition à Hesdin, à toute allure même. Partager ma vie entre Milan, Paris et Hesdin et à chacun de mes retours appeler Raymond :

— Je suis à Paris pour un mois.

Il me répondrait :

— Quand viens-tu?

Dora Maar

Je n’oublie pas ce jour où nous étions assis dans son salon, au rez-de-chaussée de la rue Monsieur le Prince. Sur la table il y avait le téléphone et un répondeur. Il me dit :

— Ecoute ce message, tu connais cette femme, mais devine.

J’entends une voix grave, légèrement rauque, d’une femme sûrement très âgée mais qui s’adresse à Raymond dans un français raffiné et très distinctement.

— Tu la connais, c’est une artiste célèbre, elle a quatre-vingt dix ans.

Je ne trouve pas, Raymond me donne la réponse :

— Dora Maar.

J’aimerais bien réentendre cette voix, réimaginer le beau visage de cette merveilleuse femme brune, tendre, image de l’allégresse, triste aussi. Je voudrais me rendre chez elle avec Raymond, rue des Grands Augustins ou dans sa maison de Ménerbes.

Je ne dirai jamais assez ma tristesse quand, peu de temps après, Raymond m’annonce qu’il s’est rendu aux funérailles de Dora Maar.

— Nous étions cinq dans l’église, me précise-t-il.

C’était en 1997, en juillet.

Abbé Prévost

J’aimerais bien recommencer une exposition sur l’abbé Prévost, obtenir encore la copie du film de Clouzot, Manon. Il y aurait aussi une projection lors du vernissage. On inviterait encore Cécile Aubry, héroïne du film, elle reviendrait raconter le film. Raymond dessinerait une suite à sa série « Manon Lescaut », celle qui se trouve aux Etats-Unis. L’exposition s’apppellerait encore : Trois siècles pour l’abbé Prévost, Manon Lescaut aux Ecuries d’Hesdin

A la liste des artistes déjà invités en 1997: Enrico Baj, Pierre Bettencourt, Robert Conte, Bernard Duffour, Pierre Klossowski, Eugène Leroy, Guy Roussille, Jacques Villéglé (sur un texte de Philippe Sollers), j’ajouterais des sculptures de Raymond, inédites, qui arriveraient directement de la fonderie Bruni.

On recommencerait tout pour réussir mieux encore

J’aimerais bien entendre encore la voix très énervée de Raymond lors de la disparition de Lady Diana :

— Tu te rends compte, pour Diana, des funérailles plus somptueuses que pour la reine Victoria. Tout ça pour cette petite garce…»

Il ne termine pas sa phrase, il voulait peut-être parler du diable, après tout. C’était rue Monsieur le Prince, en septembre.

J’aimerais bien encore l’écouter me raconter son voyage à Hong Kong en 1997, son voyage en Egypte en 2001. Il me montrerait encore, sorties d’un grand carton à dessins caché derrière un meuble, des aquarelles du temple d’Abou Simbel, peintes sur des papiers couleur de sable.

J’aimerais bien lui demander encore :

— Pourrais-tu écrire un texte inédit pour La Lettre des Ecuries d’Hesdin? Les journées à Liévin en 1975, ces moments intenses restés très précis dans ta mémoire.

C’était en 2002, l’hiver arrivait.

Le voyage à Londres

J’aimerais bien encore partir avec ma fille, un week-end, retrouver Mason à Londres. Comme en mai 2003. On avait rejoint les Hertzog pour embarquer sur le ferry. A six dans la Jaguar, on était un peu serrés, direction la galerie Marlborough. Gilles n’en était pas à son premier excès de vitesse. Mais on ne roule jamais trop vite pour rejoindre Mason. La galerie avait réservé à Raymond l’exposition de ses grands dessins à l’encre de Chine. Titre Paris architecture. Une splendeur. J’avais demandé à Raymond :

— Et la couleur, pourquoi ces grands dessins noirs ?

— Si je dessine à l’encre de Chine, c’est pour que le trait soit bien noir, m’avait-il précisé.

Je n’oublie pas le dîner dans un restaurant italien sur les bords de La Tamise. On avait bu deux bouteilles de Chianti. La National Gallery exposait Le Titien.

J’aimerais bien encore que Raymond m’adresse des fax comme celui du 23 janvier:

« Cher Régis,

Mes excuses pour le délai. J’avais égaré ton numéro de fax et tu n’as pas de répondeur à Paris.

Première erreur importante dans le texte. Fin de la deuxième ligne non pas soixante-quatorze mineurs mais quarante-trois. C’était un mimétisme avec la date de la catastrophe.

Fin de l’article et de l’avant-dernier chapitre “mieux, au Musée Maillol, également à Paris. Ceci prouve qu’à une époque apparemment dominée par l’art minimal et conceptuel, il y avait la place pour une oeuvre maximale.

Bien à toi.

Raymond. N’oublie pas Manon Lescaut. »

C’était en 2004.

J’aimerais bien réécrire un livre comme Promenades dans Hesdin, Histoire d’une Ville du Pas-de-Calais, illustré par les artistes qui m’ont suivi dans l’aventure des Ecuries.

Je voulais l’écrire depuis longtemps, cette histoire et puis un jour, c’est parti. Quand j’ai montré l’ouvrage à Raymond, il s’est attardé à la page 71 qui lui est destinée.

— Mais ce détail de ma sculpture est remarquable, où as-tu trouvé cette photographie ?

— J’ai pris la photographie moi-même, lui dis-je en riant.

En pleine page, j’avais reproduit ce mineur polonais d’Une Tragédie qui tend sa main vers vous. Nous inviterait-il à entrer dans le livre ?

Rue Monsieur le Prince

J’aimerais bien encore des soirées avec lui et son extraordinaire manière de cacher son émotion.

— On vient de me décerner le prix de la Fondation Del Duca pour la sculpture. C’est l’Institut qui compose le jury.

— Mais Raymond, tu es le protégé et ami de Jean Clair, académicien aujourd’hui. Il te soutiendra toujours.

— Non, aucun rapport, me répond-t-il. Puis, un silence, et il reprend :

— Mais si, tu as peut-être raison, il y est pour quelque chose.

— Mais Raymond, pourquoi n’entrerais-tu pas à l’Académie des Beaux-Arts, en sculpture ?

— Ah, non ! Il se met à rire.

— Moi je trouve que ça t’irait très bien.

J’aimerais bien encore entendre son petit rire ironique. Ironique ou diabolique ?

Je n’oublierai pas son visage quand il m’a dit :

— Comme je sais que tu trouves le prince Charles très classe, regarde ça.

Il s’était levé pour sortir d’un tiroir une grande pochette luxueuse, il ouvre cette chemise et me montre une photographie. Le prince Charles remettait à Raymond Mason, les insignes d’officier de l’Empire britannique.

Avec un sourire malicieux il me dit :

— Qu’en penses-tu?

Je lui ai montré les bouteilles rangées derrière lui, coincées entre des colonnades de livres :

—Ça vaut bien un verre d’un très bon whisky.

On s’était mis à rire. On en boira trois. On était un peu ivres tous les deux.

C’était en 2009.

Simon et sa caméra

J’aimerais bien, de temps à autre, appeler Raymond. Comme en juin 2009, quand j’étais dans le sud de l‘Italie, à Lecce.

— Raymond, mon neveu Simon prépare son entrée dans une école de cinéma à Paris. Il réalise des courts métrages sur des artistes. Pourrais-tu lui donner un moment pour un entretien ?

— Mais je suis trop vieux, ma santé m’empoisonne la vie, je vais retourner à l’hôpital. Et je dois préparer mon exposition chez Elbaz. C’est bien parce c’est toi. C’est d’accord, mais ce serait mieux au moment de cette présentation.

Voilà. On se retrouvera après l’été.

Mais en septembre Raymond était malade. La galerie Jacques Elbaz présente Menerbes en Lubéron, et le programme de Simon est très précis : filmer l’exposition d’abord. La sculpture Les Vendangeurs occupe le centre de la galerie. Pliés sur la vigne, ils coupent au sécateur les grappes de raisin. Au mur, des paysages, des bas-reliefs polychromes exécutés en résine époxyde. Résultat fulgurant. Il y a des arbres, des champs, des maisons, des vignes, des coteaux. Raymond pénètre le paysage par son innovation technique, creuse le ciel, ses nuages. Regardez les cieux de Mason, artisan de cette épaisseur menaçante. Ils sont chargés de nuages qui tourbillonnent comme des tornades douces. Ils sont burinés comme les visages des mineurs du Nord. Les titres ? La Vallée; Grand Paysage du midi; Le cortège des nuages; L’Orage approche. La vie est-elle un orage tragique?

Souvenez-vous du plan incliné d’Une Tragédie. Mason reprend le procédé. Les vendangeurs marchent sur leur terre, sillons sculptés en carrés entre les pieds de vignes. Ne reconnaissez-vous pas les pavés de Liévin ? Le Lubéron cache ses drames. Que veut dire Mason ?

L’après-midi, reprises de La Foule sur les marches du Jeu de Paume aux Tuileries. Temps superbe. Un appel de Raymond va changer le programme :

— Je me sens pas bien, on remettra la visite à l’atelier dans quinze jours.

Notre jeune réalisateur est légèrement déçu.

Je veux bien recommencer. Accompagner le lendemain Simon qui poursuit son reportage. Direction, l’église Saint-Eustache pour filmer Le Départ des Fruits et Légumes.

Je me rappelle mon inquiétude quand il m’a appelé en novembre :

— Je ne respire plus, dit-il.

Il me parle de ses hospitalisations, de sa fatigue de sa dernière exposition, galerie Elbaz. Il regrette le contre-temps qui a empêché l’entretien avec mon neveu. Raymond désire voir ce que Simon à filmé à cette occasion.

— Penses-tu qu’il accepterait de me donner quelques tirages ?

Je me rappelle que je partais pour l’Italie, on s’est donné rendez-vous en février, à mon retour. Voilà, on ne se reparlera plus.

C’était en novembre 2009.

Lecce, août 2011

Je prends le livre Art et Artistes, par Raymond Mason.

Je l’ouvre, sur la première page Raymond a écrit un mot.

Ma fille me demande :

— Qu’est-ce que tu lis ?

Je lui donne le livre de Raymond et lui dis :

— Lis cette dédicace.

« Pour mon ami Régis trop souvent trop loin. En gratitude pour Hesdin

Raymond Mason. septembre 2000.»

— Mais papa, on dirait ton écriture.

Surpris par cette remarque, je me mets à comparer.

Notre écriture cursive a la même oblique, la même pression du trait, des traits comme des flèches d’encre noire. Mêmes courbes, angles, ovales, triangles, cercles.

— Mais oui, elles se ressemblent.

Une parenté de style ?

Je range le livre.


J’aimerais bien retraverser les années 90

Reprendre un samedi matin le TGV pour Lille.

J’aimerais bien encore trouver, assis en face de moi, un monsieur de soixante-cinq ans environ qui lirait un quotidien anglais. J’observerais son visage, son regard, ses mains. Il porterait une veste en tweed à carreaux. Et puis il sortirait de sa poche, un carton d’invitation, je reconnaîtrais l’image, j’aurais le même aussi.

Je lui demanderais :

— Vous êtes Raymond Mason?

— Exactement, et vous?

— Nous allons à la même exposition et puis j’ai remarqué vos mains, des mains de sculpteur.

Voilà, ce serait notre deuxième première rencontre.

Et maintenant ?