La promenade de Tel-Aviv. Ici la « plage des religieux » où l’on applique une séparation radicale entre les sexes. Cinq cent mètres plus loin, la « plage des homos » mêlés à quelques touristes juifs français qui investissent la ville de façon intense depuis quelques années. Une intrication de modes de jouissances. J’apprends, en lisant Wikipédia en hébreu, que la grande majorité de la population israélienne est favorable au mariage « gay » et à l’adoption d’enfants par des couples du même sexe. Ceci, dans un pays où la religion est dans l’air autant que l’oxygène.
Le mariage en Israël est régulé par les instances religieuses reconnues, qu’elles soient juives, chrétiennes, musulmanes ou druzes. Le mariage civil n’existe pas. La plupart des juifs laïcs vivent tout ça calmement, car pour le juif, le rite n’est pas la croyance. Cela n’empêche pas quelques contradictions. Ainsi, si le tribunal juif religieux, dont l’orientation est orthodoxe, ne reconnaît pas le mariage entre deux personnes du même sexe, le Registre de l’état civil accepte l’inscription des couples homosexuels comme « mariés », à condition que le mariage ait eu lieu à l’étranger. En effet, il y a quelques années, un tribunal civil, lors d’un précédent contentieux juridique, avait ordonné au Registre de modifier la mention d’inscription sur la carte d’identité de cinq couples homosexuels : de « célibataire », chacun devenait « marié ». Mariés pour le Registre civil, célibataires pour le Rabinât, seule autorité compétente en matière de mariage. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Or, voilà qu’un de ces couples homosexuels inscrit comme marié a décidé de divorcer. Le divorce comme le mariage étant régulés exclusivement par l’instance religieuse, c’est le tribunal religieux qui devait défaire ce lien. Mais comment pouvait-il se prononcer sur ce divorce alors qu’il ne reconnaît pas ce mariage ? Au Canada, lieu où le couple s’est marié, même impasse, car si des étrangers peuvent bel et bien se marier au Canada, le divorce est une démarche juridique qui ne s’applique pas à des étrangers. Si le tribunal civil en Israël n’avait pas sorti ce couple d’affaire, le résultat aurait été sensationnel : le problème ne serait plus la question du mariage des homos, mais celle de leur divorce impossible.
Et les rabbins ? Comment font-ils ? Aux côtés de rabbins orthodoxes de l’establishment, il y a les « conservateurs » qui sont fondamentalement fidèles à la Halacha, même s’ils considèrent que celle-ci doit être souple et mise à jour régulièrement. Ils ne pratiquent pas le rite du mariage gay, mais de toutes les façons, leur rite du mariage, même hétéro, n’est pas reconnu ni par les rabbins orthodoxes, ni par le Rabinât. Plus loin, les « réformistes » (qu’on dit aussi « progressistes » ou « libéraux ») ont traversé quelques lignes rouges de la Halacha, entre autres en pratiquant le rite du mariage gay.
Pour les rabbins orthodoxes, il y a un point fixe : selon la Halacha, le mariage entre personnes du même sexe est interdit. Sur ce point, pas de désaccord. Il n’empêche que, comme dit l’adage « quand deux Juifs sont ensemble, il y a déjà trois opinions en présence ». Le débat se déroule donc sur la place du sujet homosexuel dans la communauté. Certains jurent que l’homosexualité est une maladie qui se guérit, et envoient leurs disciples homosexuels chez le psychologue. D’autres y voient une épreuve de Dieu, et exigent tout simplement l’abstinence. Les plus sages considèrent que c’est un problème sans solution, car la loi rabbinique ne cautionnera jamais l’homosexualité, et n’autorisera pas le mariage homosexuel. Mais selon eux, ce problème doit être absorbé par la communauté. Pas question d’exclure un sujet dont la jouissance est en contradiction avec la Halacha.
L’esprit de contradiction du Talmud auquel Jacques-Alain Miller fait référence se lit dans ce débat. « Car chez les Juifs, c’est rabbin contre rabbin (…) on se met sur la tronche pour un oui pour un non ». Ah… ! Ne pas être d’accord, se mettre métaphoriquement sur la tronche, polémiquer, inventer des signifiants invraisemblables pour provoquer l’autre… qui peut résister à ce bouillonnement de désir ? C’est qu’il n’y pas que la loi comme condition du désir. L’ordre et la juste mesure, instaurées par l’Un avec un très grand U, deviennent mortifiants, s’il n’y pas de zones où l’étau est desserré afin de permettre à la série des Uns-tout-seuls de porter leurs voix. Une tolérance au grand débat entre les singularités au pluriel est une deuxième condition du désir.