Je n’ai rien de mystique, mais je crois aux rencontres. Chimie : transmutation, précipitation, non. Plus certainement sublimation, en un moment précis, de ce que l’on porte, de ce dont l’autre est chargé, de ce qui nous anime ensemble ou chacun de son côté, façon de se délester aussi dans ce qui est partagé. Oui, la rencontre amicale ou amoureuse s’impose dans cette sensation de légèreté, et c’est à cela, selon moi, qu’on la reconnaît. Avec « C.», tout de suite, l’impression d’apesanteur. Dans cet air vaporeux, l’idée que tout peut se dire. Pas de faux-semblants, pas de pause, pas de posture. « C. » n’a qu’une seule chose en tête, que Doutes se fasse, de la manière exacte dont je l’ai imaginé. Elle sait que sa participation pourrait mettre en danger l’équilibre fragile du projet. Je ne veux pas interroger cela, je l’accepte. Chez cette jeune femme, de l’abnégation, un renoncement, et une tristesse étrangement vaillante. Elle me bouleverse par la force de sa volonté, tout entière tournée vers la possibilité du film. D’autres comédiennes de son âge, bourrées de talent. Elle me dressera la liste, dénichera les contacts. Je ne dois pas m’en faire. Je crois ce que me dit « C. », je crois que je trouverai mon Albertine et, même si je n’ai rien de mystique, je crois aux rencontres.
Février 1996, aéroport de Berlin. Je suis là pour le Festival du Film. Longue file pour les formalités. Une jeune personne, − deux ou trois ans de plus que moi − , m’aborde. Son visage, parfaitement familier. Une peau diaphane, une rousseur brune, comme toute mon ascendance française. Echange de mots très ordinaires d’abord, puis bientôt l’évocation de Venise. Comment, pourquoi ? Je ne sais plus. Peut-être avons-nous parlé de la Mostra en faisant le tour des festivals de cinéma. Quoi qu’il en soit, un an plus tard, Francesca Feder, la vénitienne de naissance, produit le court-métrage de la vénitienne d’adoption. Elle qui souvent voit plus loin que moi, me pousse déjà à devenir ce que je suis. Et là, (comment, pourquoi ?), notre amitié prend un chemin sinueux, puis se perd dans une impasse.
Août 2009, Venise encore et toujours, presque dix années ont passé. Du pont de l’Accademia, avec mes filles, je me dirige vers la longue promenade des Zattere qui fait face à la Giudecca. Le soleil déclinant m’aveugle et devant moi, à plus de cents pas, une silhouette blanche qui s’avance. Dans la seconde, je sais, c’est Francesca. À Anjali et Rébecca, je dis cela : c’est Francesca. Elles ne comprennent pas. Puis la silhouette et moi tombons dans les bras. Abolition du temps, saut par-dessus les incompréhensions et les événements. Le lendemain, la cheville de ma plus grande fille se brise sur un pavé de Venise. Démunie, j’appelle Francesca. Elle m’envoie le motoscafo des urgences de l’hôpital San Giovanni et Paolo et à notre arrivée, elle est là, avec la poussette de sa petite Véra qui me permettra de continuer à parcourir la ville avec mon Anjali le temps qu’il nous reste à y séjourner. Francesca est comme ça. Du sauvetage, elle a fait sa spécialité. Auprès de tous, à tout moment, elle soulève avec eux le poids de leurs malheurs, petits et grands.
Quand Doutes s’écrit, Francesca suit mon cheminement depuis son exil provisoire en Australie. Si je fais un film, elle produit. Février 2012, à sa demande, je rédige la note d’intention de réalisation. Elle me présente Eurydice, qui me donnera le change sur le texte, m’aidera dans l’organisation. Deux trois rendez-vous avec ses équipes dans les bureaux de la rue des Vinaigriers. Je perçois un scepticisme. Elles ne voient pas un film, là où moi, je ne vois que ça. Je m’attèle donc à un découpage précis, je détaille chaque mouvement de caméra tel que je le conçois. Ici et là, j’entends : changer le titre du scénario, aller chercher des aides. Je n’envisage pas les choses comme cela. J’ai un budget, il est comme il est, mais ma conviction, c’est qu’on peut s’en satisfaire, et surtout qu’il ne faut pas attendre les réunions de commissions, solliciter les financements, ou les subventions. Le mois de mars s’étire en longueur. Arrive le mois d’avril. Confusément, je sens que Francesca est happée par les projets qu’elle suivait avant le mien et par une vie passée à écouter les autres plutôt qu’à s’écouter soi-même. Je devine la difficulté, peut-être même la terreur, à m’avouer cela.
Pourtant j’avance, avec toujours ce sentiment déraisonnable d’urgence. Tourner en mai, en juin : suis-je délirante, simplement irréaliste ou encore ignorante des contraintes de production ? Rien ne me dissuade en tous cas de suivre mes intuitions. Oui, quelque chose de forcené en moi. Même quand un rendez-vous me confirme ce que je n’avais guère de peine à imaginer. Ce n’était pas le bon moment pour Francesca. Je la connais si bien, je ne peux pas lui en vouloir, je ne lui en veux pas. Doutes n’a plus de production, mais rien n’ébranle la conviction de mon esprit vraisemblablement déréglé : avant l’été, les comédiens passeront devant la caméra. Et Francesca, restera dans ma vie, comme une lumière douce et fébrile.