Elle a cette expression hagarde, des yeux saisissant un vide improbable, et, lui, contemple en elle, avec effroi, cet abîme qu’elle lui tend comme d’immenses ailes ouvertes sans même le savoir. Ses lèvres sont closes et l’on sent poindre dans cette image une forme d’abandon et d’autorité : celle que la mort impose au vivant. Noyées dans cette stupeur, l’on reconnaît les mains marquées, vieillies et pleines de tendresse d’un homme soutenant le visage de sa femme qu’il sent être en train de lui échapper ; mais comment, avec quelle allure et quelle violence ceci aura-t-il lieu ? Ils l’ignorent encore l’un et l’autre. Comme le rappelait le metteur en scène et dramaturge russe, Vsevolod Meyerhold, ce n’est pas la mort qui compte, mais l’allure avec laquelle celle-ci apparaît dans nos vies ou dans un récit, que ce dernier soit scénique, littéraire, ou cinématographique. Seule la prégnance de l’inquiétude et l’effroi existentiel auquel le spectateur ou lecteur est ou sera confronté, est en mesure entre les mains d’un maître sachant ne pas pervertir les outils mis à la disposition de son art, de déclencher une prise de conscience ontologique, existentielle, créant le lien entre l’œuvre et l’être, entre ce qui est donné à voir et à éprouver, et celui qui voit et éprouve.
Dès l’ouverture de son film Amour, Michael Haneke plonge le spectateur dans un univers oscillant entre la violence et le rêve. Le réalisateur autrichien laisse surgir de cette déchéance progressive et minutieusement mise en scène, la puissance du sentiment d’être vivant, laissant percevoir ce qu’aimer jusque dans les derniers retranchements de la raison veut dire. À leur retour d’un concert donné par l’un de leurs anciens élèves devenu célèbre, ces deux octogénaires, professeurs de musique à la retraite, découvrent que la serrure de la porte de leur appartement parisien à été forcée. Ceci a lieu la veille au soir de la première alerte d’Anne. L’on reconnaît ici le symbole de l’entrée par effraction de la mort dans leur existence, de la même façon que la gendarmerie et les sapeurs-pompiers pénètreront par effraction dans leur demeure, cherchant à savoir si quelqu’un vit encore dans ce domicile où ce vieux couple a décidé de se capitonner et duquel exhale depuis plusieurs jours les odeurs pestilentielles d’un corps en décomposition. C’est le corps de l’amour. L’objet vénéré d’une existence. Georges, ayant assisté au long délabrement physique et psychique de sa femme, lui ayant juré de ne jamais l’abandonner à un service hospitalier ou à un quelconque mouroir médicalisé, s’est lui-même chargé du départ de cette dernière dans un ultime témoignage d’amour et d’abnégation que Jean-Louis Trintignant parvient à véhiculer avec une force souveraine et calme, presque minérale. Par cet acte désespéré, il tente au sens propre du terme, de sublimer la mort. Ici les références picturales du réalisateur apparaissent avec une certaine évidence : c’est l’école de Vienne à la fin du XIXe siècle, celle de l’art nouveau et du symbolisme nous renvoyant à Klimt, à Egon Schiele plus encore, ou plus proche de nous, à Lucian Freud dont l’essentiel de son œuvre a tendu vers une nouvelle forme de représentation et de rematérialisation des corps par la peinture.
C’est dans cette lumière vespérale qu’apparaît la dépouille d’Anne. Elle est vêtue semblable à une jeune mariée d’un autre temps, portant une longue tunique blanche de coton et de dentelle, une couronne de pétales de roses et de marguerites orne son front, elle se trouve sereinement allongée sur son lit nuptial. Comment ne pas penser à cet instant au corps d’Ophélie dans Hamlet de Shakespeare, dérivant le long de la rivière, tel que le peintre préraphaélite Sir John Everett Millais l’avait représenté ? Ce qui est donné à voir ici, c’est cette expérience mystique, superbe, irrationnelle, parfois sûrement brutale et cruelle de l’amour et de la perte de l’être chéri pour celui qui reste et qui devient l’unique dépositaire de cette disparition, ou plutôt devrait-on dire, de cet effacement. Effacement progressif du corps et de l’esprit du vivant dans un monde que Michael Haneke parvient comme aucun autre à rendre onirique, inquiétant, profondément beau et humain, malgré la férocité de cette expérience. La beauté visuelle et terrifiante de cette scène particulièrement courte et percutante laisse entrevoir dans le rideau déchiré de l’intimité d’un couple en fin de vie, ce qu’aimer peut bien vouloir dire. Perdre tout discernement, ou bien alors, tout au contraire, percevoir au-delà du sens commun et des fausses convenances, contre toutes attentes, au-delà des aprioris et des servitudes émotionnelles et administratives auxquels les autres membres de la famille, les enfants, les amis, les connaissances, la société, peuvent bien vouloir vous astreindre. Georges fait le choix de partir seul avec Anne, sa femme, à plus de quatre-vingt ans, sur ce chemin de solitude, pour lui redonner cette dignité que la maladie lui a ôtée durant un temps. Par ce dernier acte, ce mari décide de fuir une certaine réalité avec son épouse, qui a elle-même abandonné depuis plusieurs mois le monde clair et rassurant de cette bourgeoisie, selon toutes apparences saine de corps et d’esprit, feignant d’ignorer la fin à laquelle chaque être-humain est promis. De cette confrontation avec la fatalité existentielle nait pour le spectateur d’Haneke deux possibilités : l’indignation face à des situations extrêmes dans lesquels les corps de la malade et de son compagnon sont plongés (les scènes de chute, de bain ou de défécation particulièrement difficiles et rattachées à son invalidité) et que d’aucuns pourraient considérer comme étant du voyeurisme morbide ; ou alors nous amener à percevoir ce qui au-delà de toute cette horreur, aura été et restera comme l’expression d’un sentiment d’éternité, d’invincibilité, par la puissance d’aimer. Aimer jusque là et bien au-delà. Georges fait le choix extrême, profondément humain et rempli de force comme le calice contenant le vin d’amertume qu’il boira jusqu’à la lie, d’assumer son propre destin : c’est-à-dire de lier son devenir aussi intimement que possible avec celui de sa femme, au-delà de ce que cette dernière aurait voulu ou pu espérer. Ce faisant, c’est une leçon quasiment nietzschéenne qui est ici donnée par ce protagoniste qui veut ce qui est, qui jusque dans l’inacceptable et le plus douloureux semble continuer d’affirmer amor fati. Aime ton destin.
L’étrangeté et la culpabilité qui sont deux thèmes fondamentaux qui définissent toute l’œuvre de Michael Haneke, comme ses précédentes réalisations Caché, La Pianiste, ou encore Le Ruban Blanc en témoignent, apparaissent aussi dans Amour avec une tonalité différente, plus crépusculaire et étrangement plus apaisée par moments. Par exemple dans cette séquence où Jean-Louis Trintignant voit, comme dans un songe, sa femme (magnifiquement interprétée par Emmanuelle Riva) assise à leur piano, jouant un impromptu de Schubert qui baigne cette séquence d’un halo mystérieux et mélancolique. Elle le considère. Ce regard encore habité d’une âme est la porte d’entrée du temps du souvenir mettant le personnage de Georges, mais aussi ceux et celles qui assistent à cette séquence, face à leurs propres sentiments. C’est la grande force de ce réalisateur qui est parvenu dans son cinéma à faire la synthèse à la fois difficile et évidente entre la prise de conscience à laquelle le dramaturge Bertolt Brecht voulait confronter tout spectateur, c’est-à-dire aux choix et paradoxes qui définissent notre humanité, et à cette émotion pure, qui est une autre forme d’intelligence ou de clairvoyance qui nous conduit à éprouver de la compassion, à établir un lien (donc un sentiment de réciprocité, d’adhésion, de compréhension, une dialectique) qui peut aussi bien passer par les larmes ou le rire. C’est dans ce double mouvement du cœur et de la raison que ce réalisateur inscrit une œuvre sensée nous ramener à nous-mêmes, à notre condition humaine, à nos peurs les plus profondément enfouies, comme à nos désirs les plus inavouables. Certes, bien que travaillant dans une dynamique différente, il s’applique à dépeindre une fois encore un monde qui est celui qu’il connait le mieux pour y appartenir (un peu à la façon d’Arthur Schnitzler ou Stephan Zweig avant lui), et que l’on retrouve dans chacun de ses films. Cette bourgeoisie européenne, cosmopolite, traversée par ses souffrances, ses inquiétudes, ses ignorances et les violences qui en découlent. Mais ici, pour la première fois, apparaît quelque-chose que nous n’avions encore jamais rencontré avec cette force dans son cinéma, ce sentiment de grâce qui inonde cette œuvre par ses personnages.
Amour de Michael Haneke, après l’avoir vu, laisse dans notre esprit comme du sel que la mer aurait déposée sur des pierres sur lesquelles la lumière de notre imagination joue et témoigne de ce qu’être et devenir peut bien vouloir aussi dire lorsque l’on est humain. Cette œuvre, à l’image des premières stances du poème Ciel bas du poète Mahmoud Darwich, nous laisse percevoir et entendre toute la délicatesse, toute la simplicité et la puissance d’aimer :
C’est un amour qui va sur ses pieds de soie,
Heureux de son exil dans les rues.
Un amour petit et pauvre qui mouille une pluie de passage
Et il déborde sur les passants :
Mes présents sont plus grands que moi.
Mangez mon blé,
Buvez mon vin
Car mon ciel repose sur mes épaules et ma terre vous appartient…