Il y a un an jour pour jour, Kadhafi trouvait une mort ignominieuse dans les faubourgs de sa ville natale de Syrte, qu’il tentait de fuir avec ses derniers partisans, au terme de quarante ans de dictature personnelle et d’une guerre contre son propre peuple qu’il venait de perdre, sous les coups de boutoir des Occidentaux, France et Grande-Bretagne en tête.
Le siège de Syrte par les rebelles avait commencé quinze jours plus tôt par des bombardements incessants sur ce dernier réduit des forces kdahafistes, au bord du golfe de Syrte. Leur résistance était telle que les assaillants ne parvenaient pas à progresser vers le dernier bastion loyaliste, un carré d’un kilomètre abritant l’hopital, où quelques centaines d’hommes, dont bon nombre de mercenaires africains, s’étaient fortifiés et, se sentant perdus pour perdus, sachant leurs crimes de guerre au service du tyran, préféraient se battre jusqu’au dernier plutôt que se rendre et tomber dans les mains des chebabs libyens, ivres de liberté et, peut-être, de revanche.
On se doutait bien que pareille résistance cachait quelque chose. La présence de Kadhafi ? Nul n’en avait évidemment l’assurance. Mais les Mirage français étaient aux aguets. A l’aube de ce 20 novembre, une colonne de gros 4 x 4 noirs, profitant que les assaillants n’aient pas encore tous repris leurs postes, s’échappa du réduit en feu, franchit par surprise les premières lignes du siège. Mais, à peine sortie de Syrte, elle fut cueillie de plein fouet par un missile tiré par un avion français. Seul ou presque, le véhicule où se trouvait Kadhafi échappa à la destruction. Mais cernée par les chebabs et devant rebrousser chemin, la voiture, criblée de balles, s’immobilisa bientôt sur une route au-dessus d’un énorme égout alluvial, où le dictateur aux abois, abandonné de tous, tenta de trouver refuge. Aussitôt débusqué, il fut, si l’on en juge par les quelques images prises par un téléphone portable qui firent le tour du monde, traîné, frappé, vilipendé, à l’arrière d’un pick-up par un groupe de révolutionnaires au comble de l’excitation. Décoiffé, le visage en sang, hagard, le regard éperdu, le maître déchu de la Libye, si c’est bien lui, n’était plus qu’un cadavre en sursis.
Les images étaient saisissantes, révoltantes. Quelle que fut la répugnance pour ce pantin criminel qui avait humilié, martyrisé son peuple, on ne pouvait qu’éprouver de la répugnance pour le lynchage, la bastonnade dont, vu son état, il venait peu ou prou d’être l’objet. D’autres images tout aussi crues montraient un de ses fils assis dans une pièce, aux mains des chebabs. Et quelques heures plus tard, d’autres images le montraient mort.
Ce fut, pour tous ceux qui avaient appuyé la guerre de libération du peuple libyen, pour tous ceux, nous-mêmes, qui avaient participé jusqu’à la victoire à Tripoli, un coup de massue. Triste journée, qui augurait mal d’un après-guerre où la justice et le Droit succéderaient à la terreur et l’arbitraire. Kadhafi, mort, il n’ y aurait pas de procès de la dictature. La lumière ne serait pas faite sur les milliers d’exactions du tyran, on ne saurait rien sur les milliers de disparus, rien sur les dilapidations et la fortune cachée du dictateur et de sa famille. L’heure semblait à la vengeance.
Le lynchage de Kadhafi sonnait-il l’hallali contre tous ses partisans défaits ? Ou cette mort symbolique, la mort entre toutes du tyran, et cette mort-là, cette mise à mort hystérique, ce lynchage dégoûtant, apaiserait-il la soif de vengeance des Libyens, épuiserait-il d’un coup leur vindicte primaire, épargnerait-il tout un lot de mises à mort « secondaires » ? Permis de tuer, ou Mort unique subsumant toutes les autres en sursis ? Telle était la question que nous nous posions avec beaucoup d’appréhension les jours suivants.
Il y eut ce défilé des habitants à la morgue de Misrata, la ville martyrisée quarante jours durant par la soldatesque de Kadhafi six mois plus tôt. Les cadavres de Kadhafi et son fils, enveloppés dans des couvertures, la tête dépassant, étaient étendus sur le sol, reposant sur des matelas de fortune. La file, exclusivement des hommes, défilait en silence autour des deux dépouilles. Ni haine, ni pitié ne se lisaient sur les visages. Rien. Une paix « blanche ». Moment zéro. Tout était suspendu à ce défilé. Il dura plusieurs jours. Cette mise en spectacle obscène dans sa nudité, ce défilé voyeuriste et choquant eurent un effet que nul n’aurait pu prévoir.
C’est cette exposition, je crois, ce saisissement muet devant la mort d’un ennemi si puissant la veille, devant qui tous tremblaient, et qui, maintenant, gisait là misérablement sur le carrelage d’une morgue avec son fils, qui, étrangement, stoppa, annihila la furia de vengeance que l’on redoutait. Le corps martyrisé de Kadhafi eut-il été jeté aux chiens, une fois mort, son corps eût-il été de nouveau bafoué, c’eut été un encouragement à la barbarie, et il en eût été peut-être autrement des lendemains de victoire sur la tyrannie. Misrata fut un tournant.