Aéroport de Pékin. Café noir et brioche. J’écoute Monk en concert à la Maison de la radio en 1966. Je repense à toutes ces semaines immergé en Corée. Séoul, Chuncheon, Sokcho, Seroaksan, Gangneung, Gyeongju, Pusan, Gongju, Incheon, Suncheon, Jeonju, Mokpo, Pohang : autant de villes visitées, explorées. Et j’oubliais Buyeo ! On ne doit jamais oublier Buyeo. Très important Buyeo. Ce sont des villes de « Celle-du-Sud ». De la Corée du Sud. Ces villes, je les ai aimées. Je les ai filmées. Je me suis perdu, seul, en elles. Le résultat va être un film. Et un livre. Ce que j’ai aimé en Corée du Sud, ce sont les Coréens. Or, je me suis laissé dire qu’il y avait également, qu’il y avait mêmement des Coréens en Corée du Nord. J’aimerai donc la Corée du Nord. Tant qu’il y aura des Coréens en Corée du Sud, j’aimerai la Corée du Sud ; tant qu’il y aura des Coréens en Corée du Nord, je ne pourrai pas m’empêcher d’aimer la Corée du Nord. Voilà ce que j’ai en tête en attendant mon vol pour Pyongyang.
Quel peuple ! Peuple cent fois humilié, mille fois méprisé, peuple arraisonné, peuple phagocyté, valetaillisé, et debout pourtant, sans plus aucun complexe dans sa fierté intacte, dans son immuabilité têtue. Peuple qui a rongé son frein. Peuple qu’on a soumis, peuple qu’on a souillé. Mais peuple conservé, mais peuple sans rancune. Peuple qui avance malgré son passé. Et qui avance grâce aux « malgrés » de ce passé. Petit, tout petit peuple devenu grand, en train de devenir très grand. Peuple sans rancune, car il n’a pas le temps, car il n’a plus le temps d’être rancunier. Peuple au passé si abîmé, au passé si malmené, au passé si torturé, qu’il habite désormais le futur, où il est enfin seul maître à bord. Peuple pékinisé, puis peuple nipponisé : peuple enfin recoréanisé. Peuple divisé, peuple écartelé : mais peuple qui a décidé qu’il déciderait. Peuple qui s’est enfin décidé à décider.
Quand nous pleurons, à juste titre, quand nous nous lamentons, à juste raison, sur les quatre ans d’Occupation qui ont humilié la France, et qui l’ont violée, souvenons-nous, même dix-huit secondes, que les Coréens ont subi l’Occupation japonaise (dont la barbarie n’eut strictement rien à envier à celle de l’Allemagne nazie) pendant quarante-cinq ans. Trente-cinq années à être Coréen sans l’être, à se marraniser : les Coréens furent les Marranes de l’Asie. Sans doute, ils le sont encore. Cette méfiance, cet art du secret, cette fougue rentrée, cette persistance dans l’Etre, cette fondamentale incapacité à céder à l’intérieur de soi quand ils semblent céder à l’extérieur.
Je me souviens (ce sera dans mon film) de cet entretien avec un professeur de Sciences politiques, à Séoul, le mois dernier. Je lui dis ceci : les Coréens sont les Israéliens de l’Asie. Il m’écoute sans broncher : je lui assène mes arguments, en vrac. Les Coréens, comme les Israéliens, sont menacés (ceux du Nord, via le Sud, par les Etats-Unis ; ceux du Sud, via la Nord, par la Chine) ; les Coréens, dans « Celle-du-Sud » et dans « Celle-du-Nord », comme les Israéliens, ont une politique d’éducation des enfants inimaginable en Europe ; les Coréens (du Nord comme du Sud) ne se mélangent guère, ils sont favorables à une certaine homogénéité de la population – prononçant ces paroles, je sens mon argumentation s’affaiblir quelque peu, tant la situation, de ce point vue, est plus complexe qu’il n’y paraît en Israël ; mais enfin, jusqu’à preuve du contraire, Israël reste majoritairement peuplé de juifs. Je rajoute la spécificité de la langue, cette prépondérance (malgré les apparences) de la mère, l’importance internationale (géopolitique) du « pays » (Corée du Nord et Corée du Sud) au regard de la modestie de sa surface, et je rajoute : beauté absolue des femmes. L’éminent professeur me regarde. Avec un air de commisération. Soyons franc : avec un air de pitié.
– Vous parlez d’Israéliens, me dit-il, mais ce que vous êtes en train d’insinuer, c’est que les Coréens sont en réalité les juifs de l’Asie.
– Oui, non. Enfin. Si vous voulez. Non, oui, réponds-je, graduellement honteux de ma théorie.
– J’en ai assez, pour être tout à fait franc avec vous, me dit-il, d’entendre dire que les Coréens sont les juifs de l’Asie. Ces approximations me fatiguent. C’est très français, je crois, de vouloir à tout prix remarquer de cette façon, en assénant des thèses qui veulent être brillantes mais ne sont généralement, hélas, pas très profondes.
Je vais pour me confondre en excuses, honteux. Quand soudain, après avoir griffonné sur un vieux bloc de papier :
– Ce sont les juifs d’Israël qui sont les Coréens du Moyen-Orient.
On n’est jamais déçu en Corée. C’est la terre de l’indéception permanente. Inouï culot du peuple coréen ! Inouïe dignité du peuple coréen, sommé de parler japonais, lui qui avait eu à écrire sa langue en Chinois, lui qui pour tout dire avait été chinois. Chinois de seconde zone, Japonais de deuxième catégorie, Américains pour de faux, les Coréens sont devenus Coréens pour de vrai. Ils ont leur mot à dire et voilà que, dans leur langue, davantage parlée dans le monde que le Français, ils le disent au monde entier. Je pars en Corée du Nord parce que la Corée du Sud m’a fait aimer les Coréens.
Plus belles femmes de la planète, meilleure cuisine du monde, un art de la dissimulation inédit ailleurs, et surtout, ce qu’on ne dit jamais de ce peuple : ce sens imparable de la dérision, cette infinie capacité à se moquer de soi-même. Oui, on se moque de soi-même en Corée, et se moquer de soi est la définition de l’humour. L’humour est un don (de soi). L’humour consiste à se moquer de soi-même pour faire rire les autres. L’ironie consiste à se moquer des autres pour se faire rire soi-même. En France, nous sommes (hélas) un pays d’ironie. Si j’aime la Corée, si de très (très) loin je préfère la Corée à la France, c’est parce que c’est un pays d’ironie.
Je pourrais établir la liste de ce que je n’aime pas, de ce que je n’ai pas aimé en Corée (de ce que je n’aime pas, de ce que je n’ai pas aimé chez les Coréens) : mais cette liste est courte et je n’ai pas envie de la publier ; mais elle est brève et ce n’est pas le propos. Ce que j’aime chez les Coréens, c’est qu’ils aiment la Corée. Les Coréens sont des êtres qui aiment leur pays. Et qui respectent ce pays qu’ils aiment. Je prétends que cela fait du bien – à voir. La France est un pays qui ne s’aime pas ; la France est un pays qui ne s’aime plus. La France est un pays qui ne ne respecte pas ; qui ne se respecte plus. Les Français ont abandonné cette dignité, immédiatement taxée de nationalisme, immédiatement suspectée de conservatisme, qui consiste, qui consistait à respecter non seulement ce pays où l’on naît, mais ce pays où l’on vit. Les Coréens, sans le moindre complexe, prennent soin de cette petite terre qui aime accueillir ceux qui n’entendent pas l’insulter.
Ils savent ce qu’est la liberté parce qu’ils savent, parce qu’ils ont su ce qu’est l’absence de liberté. Ils sont fiers d’eux-mêmes, et c’est un spectacle quelque peu agaçant, mais ce spectacle agaçant est réconfortant. Ils sont satisfaits d’eux-mêmes, et c’est un constat quelque peu énervant mais ce spectacle énervant est galvanisant. Ils sont peut-être momentanément imbus d’eux-mêmes : l’humiliation ne produit pas d’humilité. Peuple complexe, fermé à double-tour et ouvert aux quatre vents, peuple rigide qui n’adore rien tant que marchander, peuple qui se préfère aux autres peuples (à tous les autres peuples) mais qui s’intéresse plus aux autres peuples (à tous les autres peuples) que n’importe quel peuple, peuple qui se mélange peu mais absorbe tout, peuple qui s’invente des racines millénaires pour mieux se propulser dans le futur, peuple machiste qui doit tout aux femmes, peuple qui souffre en silence mais qui pousse des cris de joie. Je serai tout à l’heure à Pyongyang parce qu’à Pyongyang se trouvent des Coréens, des Coréennes, que je n’ai pas dans ma collection.
Bonjour Yann,
Je suis résident à Ansan, une des villes assimilées Séoul, celle des lycéens du Sewol tragiquement. Ici, bien que plus peuplé que Lyon, c’est la campagne comparé à Séoul, et une Corée plus « authentique » comme vous les aimez.
Un plaisir de vous lire, donnant envie de papoter avec vous autour d’un Makgeolli.
Si vous repassez dans ce pays des droits de l’homme, vous êtes le bienvenue ici.
merci pour ce texte
Texte magnifique. Merci, merci, merci. Prière de corriger: Si j’aime la Corée, si de très (très) loin je préfère la Corée à la France, c’est parce que c’est un pays d’HUMOUR (pas d’IRONIE, évidemment, comme on lit ci-dessus). C’est très important.