Ali Zeidan vient d’être élu Premier Ministre par le Parlement libyen.
Il faut s’en réjouir pour la Libye après quarante années de dictature, une guerre très dure de libération et un après-guerre incertain.
Les amis français d’Ali Zeidan qui ont côtoyé, à Paris comme en Libye, durant la lutte contre Kadhafi, cet homme intègre et droit s’en réjouissent non moins pour lui-même.
Sa mission (remettre son pays en ordre, dans la liberté et le respect des droits) s’annonce aussi exaltante qu’immense.
Ayant eu le privilège, presque une année durant, tout au long de l’aventure libyenne menée avec Bernard-Henri Lévy, de le connaître d’assez près, je veux dire quelques mots de ces jours de colère et de combat, d’espoir et, finalement, de victoire que nous avons vécus ensemble. Les liens tissés durant une guerre ne s’oublient pas.
Venant d’Allemagne où il vivait en exil depuis 1980, Ali Zeidan est arrivé à Paris un jour de mars 2011, pour rencontrer – en compagnie de Mahmoud Jibril, venu de Doha, et Ali Essaoui, de Benghazi – Nicolas Sarkozy à l’Elysée. La France, sur la suggestion de Bernard-Henri Lévy qui avait, depuis Benghazi, quelques jours plus tôt, appelé le président français, allait, ce jour-là, à la stupeur du monde, reconnaître le Conseil National de Transition comme seul représentant du peuple libyen. Et les trois Libyens étaient à Paris pour officialiser la chose.
Lévy, présent, comme il se devait, à la réunion de l’Élysée, prit place au côté d’Ali Zeidan, qu’il ne connaissait pas. Ils n’allaient, à dater de ce jour, plus cesser de se croiser, d’agir ensemble, de mettre en commun leurs intuitions et leurs analyses.
Ali Zeidan, adversaire moral irréductible de Kadhafi depuis que, tout jeune diplomate, il avait rompu avec le tyran, était le président de la section libyenne de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. Un nouveau destin s’ouvrait à lui, complètement inattendu pour un homme qui, entre temps, avait bâti une entreprise de distribution de matériel médical en Allemagne.
Quelques jours après la rencontre de l’Élysée, puis le raid des avions français détruisant les canons de Kadhafi qui s’apprêtaient à punir Benghazi dans des rivières de sang, Ali Zeidan était de retour à Paris. Une rencontre fut organisée, par Lévy et moi-même, sous l’égide de notre revue, La Règle du jeu, autour de lui. Notre idée, ce jour-là, était que, pour les intellectuels, journalistes, hommes et femmes politiques qui avaient répondu à notre invitation, la nouvelle Libye libre ait une voix et une image. Avec l’ami Mansour, son alter ego, envoyé du CNT en France, Ali Zeidan remplit le contrat – et au-delà. Il fut clair, précis, émouvant sans pathos. Esprit ouvert, il tenait un seul discours, quels que soient ses interlocuteurs, de gauche comme de droite, occidentaux comme arabes. Il nous apparut, ce jour-là, dans les salons de l’hôtel parisien où une centaine d’opinion leaders se pressaient, la conviction et la solidité faites homme.
Au-delà de cette rencontre du Raphaël, il fit très vite figure, comme disent les Anglo-saxons, de « the right man at the right place » pour ce dialogue diplomatique permanent, ce mano a mano politico-militaire entre un Printemps arabe en lutte pour survie et un Occident enfin interventionniste. Tout le monde parlait la même langue, celle du droit des peuples et du devoir d’ingérence. Strict, pragmatique, homme d’action et non idéologue, dépourvu d’agenda personnel mais non d’ambitions pour son pays, Ali Zeidan avait parfois, derrière ses grosses lunettes cerclées de noir, un regard d’enfant interrogeant le monde.
Second voyage à Benghazi, début avril 2011. Ali Zeidan et Mansour Sayf al-Nasr retournaient avec Lévy, le cinéaste Marc Roussel et moi-même, pour la première fois, dans leur pays depuis leurs décennies d’exil. Ils sont heureux. Bouleversés. Trente ans plus tard pour l’un, quarante pour l’autre, tous ceux que nous croisons, de Tobrouk à Benghazi, les reconnaissent, les fêtent.
Le duo Zeidan-Mansour nous donna l’occasion de vivre un des moments les plus forts de notre saison libyenne. Tous deux, à peine de retour sur le sol natal, organisèrent à l’ouest de Benghazi un rassemblement en pleine nuit, à l’intention de Lévy, des trente-deux chefs des grandes tribus libyennes, pour répondre aux imputations occidentales de balkanisation de la Libye, de séparatisme de la Cyrénaïque et autres supposés irrédentismes du Fezzan et des djebels arabo-berbères sur la frontière tunisienne. Zeidan, cette nuit-là, ne parla guère. Il écoutait.
Nous rentrerons quelques jours après à Paris avec, rencontré sur place, le général Younes, transfuge passé à la rébellion et devenu son chef militaire (il sera assassiné quelques semaines plus tard, probablement par des islamistes) pour une nouvelle rencontre à l’Elysée, du côté de minuit, avec Nicolas Sarkozy, où l’on causera fournitures d’armes et ouverture d’un second front dans le djebel Nafoussa, en surplomb de Tripoli, en vue de prendre Kadhafi à revers. Cette idée d’ouvrir un second front, la Libye libre la doit à une poignée d’hommes, stratèges improvisés, français mais surtout libyens – au premier rang desquels Ali Zeidan.
Suivra l’épisode africain. Un mois plus tard, à Dakar, Ali Zeidan, accompagné de Lévy, obtient d’Abdoulaye Wade qu’il rompe avec Kadhafi et entraîne une partie de l’Afrique à sa suite. Les minutes de cette journée sont consignées dans le journal de Lévy, La Guerre sans l’aimer.
Quelques jours plus tard, nous partons tous de Malte sur un petit ravitailleur de plate-formes pétrolière pour rallier Misrata, la ville qui a chassé au terme de quarante jours de combats acharnés les troupes et les mercenaires de Kadhafi mais qui reste encerclée. Nous voyons un Ali Zeidan bouleversé par les ravages des chars et de la soldatesque urbicide, qui ont fait 1300 morts et défiguré le cœur de la ville. Ensemble, nous montons au front d’Abdoul Rouf. Ensemble, nous recueillons les messages de détresse des combattants. Ensemble, nous échafaudons la théorie qu’Ali Zeidan viendra, une fois encore, le 20 juillet, avec les commandants de Misrata sortis de la ville pour la circonstance, proposer au Président français : armer Misrata pour, ouvrant un troisième front, faciliter l’attaque de Tripoli.
Encore plus tard, il y aura une scène cocasse, dans le même grand hôtel parisien, au cours de laquelle Zeidan démasquera un émissaire de Kadhafi qui prétendait jouer les intermédiaires !
Et, pour finir, c’est encore Ali Zeidan qui nous cornaquera lors d’un voyage mémorable, via la Tunisie, dans le djebel Nafoussa. Ali Zeidan, là, usera de sa qualité de représentant personnel du Président du CNT pour réaffirmer l’unité des luttes de l’Ouest comme de l’Est contre le dictateur. Il était le premier représentant du CNT à affirmer, par sa présence, l’autorité du gouvernement provisoire de la Libye libre.
Entre deux voyages dans son pays en guerre, Ali Zeidan, « sorte de spoutnik diplomatique en orbite permanente » (Lévy dans La guerre sans l’aimer) aura négocié, de capitale en capitale, là une reconnaissance, ici une représentation, là encore, chez nos amis turcs du temps de la Bosnie, une livraison d’armes.
Et puis, il y aura eu, lors d’un retour de Benghazi via l’Egypte, cette halte impromptue au petit matin, dans un cimetière militaire français du côté de Tobrouk, où transis par l’air froid du désert, nous prêtâmes, en souvenir du serment de Koufra de la colonne Leclerc en 1941, à notre tour serment. Ali Zeidan est donc là. Il est entouré de Mansour, de Mustafa El-Sagezli, le chef des chebabs de Benghazi, de Souleiman Fortia, le représentant du CNT à Misrata, de Bernard-Henri Lévy et de moi-même. Et nous jurons de ne pas nous séparer, Libyens et Français, avant la victoire sur Kadhafi et l’engagement du processus démocratique. « Le serment de Tobrouk » : ce sera le titre du film consacré, un an plus tard, à cette guerre de libération par Lévy, Roussel et moi-même. Ce serment d’amitié et de foi en la fraternité humaine face à la barbarie tient toujours. Il tient plus que jamais. Comme hier à Tobrouk, Misrata, Benghazi, Ali Zeidan, en est aujourd’hui le plus éminent dépositaire.