Ainsi donc Kofi Annan a préféré renoncer à sa mission de médiation en Syrie entre le mouvement de rébellion et le régime. Disons-le clairement : nous ne le regrettons pas. Quelle que fût la bonne foi de l’ancien secrétaire général de l’ONU, cette mission, que lui avaient confiée les Nations unies et la Ligue arabe, était non seulement vouée à l’échec, mais elle avait d’emblée servi la bande d’assassins qui règne encore sur la pays. Chargé de faire fléchir les Russes et les Chinois, pour lesquels le soutien à Damas découle de leur conception ultra-souverainiste (chaque gouvernement fait absolument ce qu’il veut dans son pays, y compris massacrer sa propre population), Kofi Annan avait été contraint à de peu reluisantes contorsions diplomatiques. C’est ainsi qu’il avait continué à discuter avec le régime alors que celui-ci redoublait de violence aussi bien contre les civils que contre l’Armée syrienne libre. Feignant de s’intéresser au plan de paix qui lui était soumis, le gang Assad n’avait jamais respecté la moindre ligne du projet en six points : il n’y eut ni autorisation d’apporter une aide humanitaire à la population, ni ouverture d’un dialogue avec l’opposition en vue d’une transition, et encore moins de libération de détenus, d’autorisation de manifester ou de libre circulation de la presse. Le régime utilisa la mission Annan pour faire croire qu’il acceptait de débattre, alors qu’elle lui permettait exclusivement d’intensifier la répression.
Le plus grave toutefois est que la recherche à tout prix d’un compromis a conduit la communauté internationale à verser dans la compromission : en demandant aux victimes et aux bourreaux de s’entendre pour faire la paix, les Nations unies en sont venues à mettre les deux parties sur le même plan. Ce qui accréditait finalement la fable d’une guerre civile entre Syriens. Or il n’existe rien de tel. Répétons-le : en Syrie il y a depuis mars 2011 une révolte contre un régime tyrannique, corrompu et prédateur, reposant sur une multitude de services de renseignement, qui ne sait répondre à la moindre contestation que par la répression la plus sauvage. La révolte, pacifique à ses débuts, est devenue un processus révolutionnaire contraint de se défendre les armes à la main contre un déchaînement illimité de violence. Bachar al-Assad a tout mis en œuvre pour faire déraper cette insurrection révolutionnaire vers un affrontement inter-communautaire. Il n’a ainsi pas hésité à organiser des massacres spécifiques de villageois sunnites en espérant que cela déclencherait en retour des tueries d’alaouites (cette minorité musulmane au sein du chiisme à laquelle appartiennent la famille Assad et la plupart des hauts responsables du pouvoir). Mais jusqu’à ce jour ses tentatives ont heureusement échoué.
En Syrie il n’y a pas d’affrontement entre deux parties de la population, ce qui correspondrait en effet à une guerre civile. Nous assistons uniquement à une guerre contre les civils, menée par un clan acharné à maintenir sa domination sur le pays. Ce clan s’appuie certes sur la minorité alaouite, qu’il a soigneusement veillé à favoriser depuis que la contestation a pris de l’ampleur. De la même façon il s’est évertué à créer la peur au sein de cette minorité – et lui a obligeamment fourni des armes. C’est parmi ses membres qu’il recrute la plupart des voyous qui forment les barbares milices chabbiha. Mais celles-ci comptent aussi des sunnites, car on trouve des petites frappes prêtes à tout pour de l’argent dans n’importe laquelle des communautés. Le fameux général Tlass, qui a récemment plus ou moins fait défection, l’ami de jeunesse de Bachar al-Assad, est un sunnite. Copain de Dieudonné, Thierry Meyssan et de Frédéric Chatillon (homme de l’ombre du Front national), il partage d’ailleurs avec les caciques du régime l’antisémitisme qui permit au criminel nazi Aloïs Brunner de couler des jours tranquilles à Damas où il fut conseiller de Hafez, le père de Bachar.
La propagande officielle syrienne voudrait faire croire que la dynastie Assad a construit un système où les minorités ethniques et/ou religieuses sont protégées, et qu’elle se trouve aujourd’hui confrontée à une offensive islamiste sunnite décidée à instaurer un régime fondamentaliste aux ordres de l’Arabie saoudite et du Qatar. Tout cela est faux. Les Kurdes, que les Assad ont longtemps discriminés, allant même jusqu’à retirer à plusieurs centaines de milliers d’entre eux la nationalité syrienne, sont désormais engagés en masse dans l’opposition. Les chrétiens syriaques ont également rejoint le camp de la révolution. Même une partie des druzes (autre communauté émanant du chiisme) s’éloigne du régime. Faut-il pour autant ignorer les réels dangers que le cours, inévitablement chaotique, qu’a pris la révolution syrienne fait peser sur une partie de la population ? Certes non. Il existe en effet un ou deux milliers de djihadistes, souvent venus de l’étranger, qui combattent le régime avec pour objectif de créer en Syrie l’Etat islamique de leur rêve, c’est-à-dire le cauchemar de l’immense majorité des révoltés syriens et des démocrates qui les soutiennent. Ces wahabbites ou salafistes, qui cherchent avant tout à exterminer tout ce qui est chiite, sont rejetés par les forces rebelles, lesquelles ont dû en passer plusieurs dizaines par les armes. Plus inquiétantes sans doute que ces fous de Dieu sont les violences commises par les «vengeurs» incontrôlables (ainsi que par les voyous qui profitent des troubles) qui s’en prennent à quiconque passe à leurs yeux pour des alliés du pouvoir. La minorité arménienne se sent ainsi – à juste titre hélas – menacée depuis que l’insurrection a atteint Alep et Damas : leurs commerces ont été pillés, elles ont subi des enlèvements, se sont fait racketter. Des centaines de famille ont alors quitté leur foyer pour trouver refuge en Arménie ou ailleurs, des milliers d’autres cherchent à en faire autant.
Il serait inacceptable que le renversement du régime Assad se solde par le départ contraint des chrétiens, à l’instar de qui s’est produit en Irak. Les chefs de l’Armée syrienne libre seraient bien avisés de prendre les mesures de police militaire nécessaires à la protection de cette communauté minoritaire, même à l’égard de ses membres qui ne participent pas à la révolte. La révolution syrienne ne doit pas contribuer à la disparition des chrétiens d’Orient, dont la place dans le pays est tout aussi légitime que celle des Kurdes, des Turkmènes, Tchérkesses, ismaéliens, druzes ou… alaouites. Une direction révolutionnaire politico-militaire digne de ce nom doit s’engager pour mettre dès maintenant les droits et la protection des minorités au premier rang de son action pour la Syrie démocratique de demain. Ce qui, soit dit au passage, constituerait une preuve supplémentaire que la thèse de la guerre civile relève au mieux d’une méconnaissance du mot et de la chose, au pire de la complaisance avec le régime. Les grandes démocraties occidentales n’ignorent sans doute pas qu’elles jouent avec le feu en laissant au Qatar, à l’Arabie saoudite et à la Turquie le soin d’être en première ligne aux côtés des insurgés syriens : ces pays ont leur propre agenda, dont on sait qu’il ne correspond en rien avec l’avènement d’une démocratie moderne et universaliste. Se contenter pour l’essentiel de discours revient à donner du temps à Assad pour attiser les conflits inter-communautaires, et à laisser le champ libre aux forces islamistes financées par leur mentors du Golfe et d’Ankara. En d’autres termes ce serait délaisser l’espoir d’un nouveau pays de liberté et de justice pour lequel l’immense majorité des Syriens lutte désormais. La guerre civile n’aura pas lieu… à condition d’apporter une aide décisive à ceux qui la refusent.
La Syrie a des racines. Et quelles racines! Quand on sait ce que représente le passage du polythéisme à la monolâtrie dans l’Histoire du Monothéisme, impossible de ne pas prendre en profonde considération la substitution de Marduk à Enlil après que l’Assyrie va redresser l’empire néosumérien. Où que cela nous mène, mieux vaut que nous gardions trace des voies qui ont mené d’une séquence civilisatrice à une autre dont le pôle d’attraction n’est jamais vide de sens.
L’autre est un prisme au sortir duquel mon esprit, loin de se fermer, s’emploie au redimensionnement. Ainsi, outre le fait qu’exaspéré par les passages où le lecteur des quatre évangélistes relisait ce qu’un autre lui avait déjà enseigné au lieu d’aller de découverte en découverte, l’auteur du Diatessaron eut l’audace de composer «un» Évangile concordant, et ramena de ses conversations secrètes avec les massorètes une force morale à toute épreuve. Bien loin de se ressentir frigorifié auprès de leurs lumières, sa foi fut renforcée d’avoir su retracer les parallèles inscrits par exemple, entre la personne du Fils du Père et l’Esprit d’une Tora que ce dernier (av/aur)ait abolie :
«De signe, il ne lui sera pas donné, si ce n’est le signe de Iona, l’inspiré.
Oui, comme Iona a été dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits,
ainsi le fils de l’homme sera au cœur de la terre trois jours et trois nuits. (Matyah 12, 39-40)»
Tatien consacre un chapitre de son Évangile au Signe de Jonas, comme s’il lui était nécessaire d’isoler l’allégorie, de la judéo-christianiser en une sorte de Séfer à part, ainsi que les Juifs avaient considéré que leur petit prophète le méritait. De surcroît, son passé de philosophe platonicien va antérospectivement lui ouvrir une troisième voie d’accès au mystère, un langage plus qu’une langue supplémentaire auquel il recourra lors de son ascension vers la vérité selon Christ, une exégèse alternative fondant une hétérodoxie, orthodoxe de son point de vue, qui lui vaudra de figurer au nombre des hérétiques dans le célèbre traité d’Irénée de Lyon. Peu m’importe aujourd’hui que Tatien ait atteint ou non à une version plus lucide de la vérité. Tatien a fait avancer la connaissance par les erreurs qu’il a rectifiées comme par celles que d’autres n’auraient pu rectifier sans qu’il les aient commises. Tatien fait avancer la compréhension là où il ne craint pas de s’avancer. D’un ici il arrive à un là qu’il semble pouvoir faire permuter à son gré dans son Discours aux Grecs :
«Voilà, Grecs, ce que j’ai composé pour vous, moi Tatien, le philosophe à la manière des Barbares, né dans la terre des Assyriens, élevé d’abord dans vos croyances, ensuite dans celles que désormais je fais profession de prêcher.»
Il n’a pas honte de ce qu’il fut. Il l’assume sans le revendiquer, il le pose en préalable au contrat de confiance qu’un auteur se doit d’établir avec le lecteur visuel ou auditif, il l’impose sans que ce là laissé plus bas ait fait naître en lui un vertige amoureux. La fierté qu’il paraît en tirer ne lui procure aucun manque mécanique, aucun désir de faire machine arrière. Car il sait que ce qu’il fut demeure ce qu’il est à jamais, quand toute structure physique ou psychique développable tient dans ce qu’elle de=vient.
Éphrem de Nisibe croit tirer de la réalité de la Diaspora une preuve de la déchéance des Juifs dans le cœur de Dieu.
«De plus, il n’arrivait jamais que le sacrifice ait lieu n’importe où, lié qu’il était à l’autel du sanctuaire.
Il n’y a jamais eu la fête sans sacrifice ; on n’a jamais offert le sacrifice hors du lieu saint.
Si donc sur sa terre il n’était pas permis (au Peuple) de célébrer la fête en dehors de Sion,
comment aujourd’hui, parmi les nations, célèbre-t-il la fête partout où il veut?»
L’ignorance où Éphrem se trouve de la concomitance des bouleversements que le judaïsme et les Juifs vont devoir surmonter, privés du droit de retourner à la terre sainte où la parole que l’un doit aux autres (ou l’inverse) localise le seul temple du Seul Dieu, éclaire sur le mépris dont la méprise a depuis toujours constitué la matrice. Les Juifs semblent lui être aussi insondables que leur culte s’articule autour d’une divinité innommable. Que ces serviteurs si humbles devant leur Loi aient réussi à préserver une religion dont la liturgie était si absolument liée à l’existence de leur temple malgré la destruction de ce dernier dépasse tout ce qu’il peut entendre. Or le judaïsme rabbinique a trouvé la réponse à cette difficulté qui finalement n’est qu’une difficulté supplémentaire. Les Juifs ne doivent sacrifier qu’au seul emplacement où fut posée la pierre sur laquelle s’appuie l’édifice du seul temple édifiable au Seul Dieu. Soit! Ce temple étant détruit et les Iehoudim bannis de Iehouda, ces derniers se voient frappés de l’interdiction de pratiquer le sacrifice lié au seul temple du Seul Dieu. Ils scelleront leur alliance par la prière et se feront un sang d’encre dont l’aspersion sanctifiera un autel d’autant plus authentique que celui des deux temples d’Ieroushalaïm ne fit jamais que fractaliser ce qu’ils nomment «autel» de ce qu’ils nomment «temple céleste», sanctuaire des lois indestructibles d’un univers en partie destructible.
Nicodème l’Hagiorite décrivait son saint Père théophore Pierre Damascène se définissant lui-même comme un homme de rien. L’Anthologie de Nicodème nous transmet son œuvre divisée en deux livres de méditations ou logoï (discours) à la manière d’Isaac le Syrien. La vingt-quatrième et dernière, le bientôt-martyr décide de la couronner d’un récit que l’on pourrait qualifier de baraïtique tant il emprunte moins à la forme qu’aux profondeurs de l’âme des Tannaïm :
«Le prophète alla donc trouver le roi et lui dit dès qu’il fut devant lui : «Rends-moi justice, ô Roi. Sur mon chemin, en venant te voir, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a frappé à la tête.» Le roi, voyant le sang et la plaie, fut très irrité comme à son habitude, mais non pas contre celui qui en appelait à lui. Croyant juger un autre et non lui-même, il condamna durement celui qui avait fait cela. Le prophète, qui attendait cette réponse, lui dit : «Tu as bien parlé, ô roi. Voici donc ce que dit le Seigneur : J’arracherai le royaume de ta main et je l’enlèverai à tes enfants, car c’est toi qui as fait cela.» Ainsi le prophète annonça l’oracle comme il le voulait. Il fit habilement comprendre au roi ce qu’il avait à lui dire. Puis il s’en alla glorifiant Dieu.»
La parole appartient à ceux qui l(a prennent).