Je me décide aujourd’hui à écrire sur ce petit livre d’André Malraux Écrits farfelus, sorti en avril en Folio, l’un des volumes retenus pour le quarantième anniversaire de la collection par les éditions Gallimard, car, à ce jour, je n’ai trouvé qu’un article paru dessus, celui de Fabrice Gaignault dans L’Express. Ai-je mal prêté attention au texte d’un autre critique reconnu sur ce livre présentant pour la première fois en édition de poche les textes originaires de l’écrivain ? Ces proses sont-elles si peu finalement au regard des critiques patentés qu’il ne faille pas prendre la peine d’en parler ? Leur retour à la lumière date de 1989 (Œuvres Complètes I, bibliothèque de la Pléiade). À lire ou relire ces textes qui datent des années 1920, on prend la mesure de leur importance dans l’œuvre totale de Malraux mais aussi de leur proximité inattendue avec tant de pages de Kafka, dont l’écrivain français paraît si éloigné pour n’en avoir jamais parlé ou au contraire trop proche.
Le volume rassemble, outre la préface passionnante de Jean-Yves Tadié, trois textes : Lunes en papier, Écrits pour une idole à trompe, Royaume-farfelu. Celui-ci, sans doute davantage que les deux premiers, est porté par la fascination de l’Orient et par l’Asie : Ispahan, « Samarcande », Trébizonde. Royaume-farfelu est déjà une épopée lyrique où « le héros narrateur n’est qu’un je poétique, à peine un héros de roman d’aventures » écrit Tadié. Livre inchoatif qui porte toute l’œuvre à venir mais aussi aussi le goût de l’épopée, de l’imaginaire, du saugrenu, des questions capitales qui hantent l’humanité.
Lunes en papier fait dialoguer sous une forme onirique des péchés plus ou moins capitaux : la Colère, la Luxure, la Gourmandise, la Paresse, l’Orgueil, etc… Dans la « Ville-farfelu » ils complotent pour faire mourir la Mort, la Mort en smoking, mais à sa disparition, ils se demandent tous : « pourquoi avons-nous tué la Mort ? »
Ce texte est nourri de Rimbaud, Lautréamont, Max Jacob (à qui il est dédié), Hoffmann (qui fournit l’exergue). L’on y devine déjà un personnage qui habita longtemps Malraux : le baron de Clappique. Un certain cubisme littéraire allié à un surréalisme, le disputent alors en ces années 1920 aux récits tragico-comiques de Kafka, avec un bestiaire foisonnant. Royaume-farfelu (1927) est par son style proche d’Anabase (1924) de Saint-John Perse. Ces trois récits épigones composés de façon jazzique évoquent aussi pour nous Le carnaval des animaux de Saint-Saëns ou Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll.
Écrits pour une idole à trompe est une composition plus disparate constituée de trois chapitres principaux : « Les hérissons apprivoisés – Journal d’un pompier du jeu de massacre », ce sous-titre qui devient le titre de la deuxième partie. Le troisième fragment comme une suite du Journal farfelu du pompier se nomme Écrits pour un ours en peluche. L’ensemble de ces courts récits s’achève avec ces étranges Lapins pneumatiques dans un jardin français. Ce livre – dont il faut saluer la publication en livre de poche (Folio) – offre aux lecteurs qui n’en connaissaient pas les textes, et espérons-le, aux nouvelles générations, les écrits originaires d’où est né le souffle littéraire d’un des plus grands – et des plus nobles – écrivains français du XXe siècle, qui n’a cessé de vouloir nous rappeler que « L’homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute » (Les Voix du silence, 523).