Pour ce dernier bloc-notes de la saison et puisque c’est le moment des festivals, je veux rendre hommage à l’un des peintres les plus étonnants et les plus étonnamment sous-estimés de la seconde moitié du XXe siècle : il s’appelle Gérard Gasiorowski et c’est à lui que la Fondation Maeght, à Saint-Paul-de-Vence, consacre sa grande exposition d’été.
Il y a là ces « Arc de triomphe » et autres « Tour » ou « Ruelle » que Gasiorowski appelait ses « Croûtes ».
Une tourte au jus d’excréments peinte dans son époque « régressive », à la fin des années 1970.
Un « Ex-voto » au papier collé qui, dans sa sécheresse, rappelle Braque ou Juan Gris.
Une acrylique sans titre de 1976, travail sur la ligne et la couleur, où se sent la tentation de Picasso.
Une autre, « Suzanne et le vieillard », variation sur l’ombre et la lumière, dont le souci de classicisme eut, à l’époque, 1972, assez peu d’équivalents.
Des « Cérémonie », ironiques, hommage à Cézanne ou à Homère.
Un « C’est à vous Monsieur Gasiorowski », titré comme un Courbet, coloré comme un Picabia, inspiré par Lautréamont.
Les neuf « Cartes postales » minuscules, rehaussées à l’acrylique, qui, comme la « Maison de Margot », non datée, et verdâtre, convoquent le Mondrian d’avant le passage à l’abstrait.
Les fresques panoramiques, défis à la peinture de chevalet et à ses cadres, presque impossibles à exposer, débordant de partout, somptueuses – « Stances », 40 mètres ; « Chemin de papier », 50 ; « Hommage à Manet », 10.
Il y a là, en fait, tous les visages d’un artiste qui tenait pour un devoir de n’avoir pas de style unique puisqu’il considérait comme un malheur d’avoir un nom et d’y être assigné.
Peindre contre son nom, commente Olivier Kaeppelin dans la préface du catalogue.
Ce sont les écrivains qui, d’habitude, ont la tentation du nom double, triple, du nom barré et déjoué, de l’hétéronyme.
Ici, Pessoa est peintre ; Ajar s’appelle Worosis Kiga, GXXS ou même… Andy Warhol ; le nom de l’artiste est personne ou, ce qui revient au même, légion ; et c’est merveille de voir comment une si courte vie (Gasiorowski naît en 1930 ; il meurt en 1986 ; et encore a-t-il passé plusieurs années de cette vie, comme Racine ou Valéry, à faire œuvre de silence !) a pu être le théâtre de tant d’agencements et, au fond, de tant d’artistes venus, non dialoguer, mais guerroyer dans le même corps, dans une ténébreuse et définitive pluralité – le diable, en effet ; celui qui toujours nie ; le bel et éblouissant esprit de la division !
On découvrira, au fil de cette rétrospective, un homme qui croyait, comme le Kant de la troisième « Critique », que la grande affaire de l’art n’est pas la beauté mais la pensée.
On devinera un lecteur du texte de Heidegger sur « les souliers de Vincent Van Gogh » plaidant, comme l’auteur des « Chemins qui ne mènent nulle part », pour la gravité de peindre et pour la vertu qu’a l’œuvre, quand elle se tient à ce contrat de vérité, de nous libérer de nos automatismes de pensée – qu’appelle-t-on penser ? connaître ou renaître ?
On le verra, quand il met dans la même scène les asperges de Manet et cette « pluie de peinture » dont il raconta naguère à l’écrivain et critique Bernard Lamarche-Vadel (son ami, le mien – le premier, probablement, à m’avoir parlé de lui) qu’elle lui est « tombée dessus » à l’instant où il a pénétré dans la grotte de Lascaux et où, couché sur le dos, foudroyé, il y a rencontré ses bisons – on le verra, dis-je, s’inscrire dans un nouveau temps, sans début, sans fin et, en réalité, sans Histoire où les idoles de la Préhistoire peuvent se confondre avec les icônes des performances postmodernes : un temps chahuté et antidaté ; un temps dont le régime n’est plus celui de la succession mais de la résurrection ; un temps où l’on n’attend plus l’heure du jugement pour, non seulement rêver le musée imaginaire, mais le faire.
Et puis, dans la période finale, à une encablure de cette mort subite qu’il semble, comme tant de grands artistes, avoir pourtant pressentie et, dans son œuvre, secrètement orchestrée, on le verra donner des pièces qui sont, tout à coup, de purs actes de présence et où l’on croit entendre le laconique « Viens et vois » de saint Jean repris par Winckelmann qui en fait le véridique programme de l’art des âges modernes – on le verra, dans « Le chemin de peinture » par exemple, dans cette admirable fresque déjà citée et qui dormait depuis vingt-cinq ans dans les caves de la Fondation, adresser un ultime salut à cette beauté qu’il avait chassée de sa cité intérieure et qui lui revient donc, à l’avant-dernière heure, comme un regret exaucé.
Adrien Maeght a défendu Gasiorowski vivant.
Grâce lui soit rendue de l’honorer ainsi, et avec tant de force, presque trente ans après sa mort.
Les morts, les pauvres morts.
Nous sommes les tombeaux de nos morts.
Encore que, pour reprendre un autre artiste silencieusement cité dans l’un au moins des autoportraits qui, avec ou sans chapeau, ponctuent l’exposition, il ne faille pas surestimer, non plus, la mort de Gasiorowski : bonheur et colère de peindre intacts ; art vivant et sauvage ; virtuosité inentamée et qui laisse sans voix ; c’est cela, voyez
99% des musiciens sont des crève-la-faim. 99% des écrivains sont des crève-la-faim. Certains endurent. Ça dure tant que c’est dur. The Band pas mou. Quand mojo et misère forment un tout, l’eau même se prend au feu. Arrêtez les ratés! On arrête pas le feu. Se crucifier? des clous! Si tous les écrivains ne sont pas publiés, tous les publiés ne sont pas écrivains. Les uns endurent quand les autres s’endorment. Endurer au soleil, endurer au trou, endurer pour durer, faire durer la douleur, un jour de plus, une heure de plus, tenir, tenir, ne jamais s’endormir dans la glace, ne jamais s’endormir dans le feu. Ça monte et ça descend tel Mercure pris au piège de sa flûte de verre. Une bouteille à la mer, ça remonte, ça redescend. Vivement que ça vous dégueule! Mais sur quoi? Pas de rivage vu de l’océan Terre. On vit sur canapé. On se fait ingurgiter. On vit dans le salon-estomac d’un pote qui prend le risque de ne plus pouvoir vous chasser de sa vie. On lui reste sur l’estomac. Vivement qu’il vous dégueule! Que vous sortiez votre vie de la sienne! Syl Sylvain a vécu trente ans sur le canapé-pote. Quand ça descend, ça défile trop vite pour qu’on puisse en descendre. «Et pour monsieur, ce sera… – Des cendres. – Bien, monsieur.» Pour le Phœnix, c’est NDA continue. Renaissance oblige… 100% des tout-ou-rien sont des crève-la-faim. Certains endurent. D’autres s’endorment. Ne ferme pas les yeux… Surtout, ne ferme pas les yeux… Texas Terri Bomb! ne veut pas retourner chez elle. 57 ans et pas toutes ses dents, l’Amérique n’est pas tendre avec ses durs. Si ça part en bollocks, explosion de Texas. Il y a trente ans, elle fut re-nommée «The Iggy Pop female». Que diable foutent les mélomanes mytho quand leur bombe à neurones fixe son minuteur? La Femme à la crinière de sang crépite dans ses propres cendres. On arrête pas le feu. Elle endure au soleil, elle endure au trou, elle endure pour durer, faire durer la petite douleur, un jour de plus, une heure de plus, tenir, tenir, ne jamais s’endormir dans la glace, ne jamais s’endormir en soi-même. Elle pourrait retourner à Berlin, elle y est résidente permanente, sauf qu’elle déteste Berlin. Le Berlin zoophile qui la reluque. Son (Lu[st)ruggle] For a reptilian Life. Les Bowie’s Heroes ont la ductilité du Reed. Si David put capter une onde d’héroïsme au cœur d’un Noûs gravé aux Hansatonstudios (ex-salle de bal SS), il est envisageable que les héros soient des transnationaux. Terri en soutif noir vous grogne torse bombé : «J’veux être ta chienne», et curieusement, rien n’est plus féministe. Tout est dans le «J’». C’est la nouvelle règle du Je. L’homme ou la femme propose, la femme ou l’homme dispose. Il suffit de vouloir quelque chose suffisamment fort pour qu’elle devienne possible. Foutaises beatnik! Tout est possible, y compris se chopper une sciatique sur canapé. L’extase forcée. Vision de papier peint lavasse plissant le plafond. Envie de vivre à se tirer une balle pour la chanteuse de fond de trou. Clocharde à perpète au royaume des Baluchardes. Il suffit de vouloir… Il suffit de vouloir… Il suffit de vouloir… Il suffit de vouloir… On ne veut pas se déformer, on préférerait se reformer, que The Band dure encore encore dur et puis non, la vie à se tirer une balle vous déforme, vous donne un avant-goût du trou du fond. Elle vous fige en pleine rage de dent. Une heure avant, on était bien, mais la beauté ne marque pas. Elle blesse, mais ne se blesse pas, ce qui n’empêche pas qu’elle envahisse un galbe ou une allure dès qu’elle en détecte le moment propice. Là, elle va jusqu’à s’immiscer dans les affaires qui ne la regardent pas, longer la cicatrice, réinventer la plaie sous le flux d’un torrent d’harmoniques, la creuser, l’inonder, la tenir au bout d’un pinceau comme le couteau hésitant à se retirer de sa balafre.
Sur la traçabilité des sources, il y a évidemment des exceptions à la règle, lesquelles ont été abordées, puis rappelées plus haut dans le rouleau informatique, à savoir, dans le temps. Mais un lecteur du Talmud n’a nul besoin de préciser à un autre lecteur du Talmud que ce qui a été dit à une troisième page n’efface pas, quelquefois même appuie tout ou partie de ce qui l’avait été à une première ou une deuxième, quand même cela le contredirait. Telle attitude vaut pour telle action, en telle situation, à tel enjeu.
L’irréductible est toujours pris pour un fumiste, un gâchis, (un capable) incapable de se réaliser. Il échoue à copier le classicisme mort. Il échoue à copier le classicisme à venir. Il s’en imbibe, mais ne calque jamais. Il bave. Il suinte. Il saigne. Il sèche. Il fait des croûtes. Il n’assimile que ce qui s’assimile. Il en fait trop. Il ne s’en fait pas assez. Il ne claque pas des dents au-dessous de zéro. Il ne calque pas avec les bons élèves. Il fait des fautes. Son œuvre en est truffée. Le classique mort les auraient toutes relevées. Ne craignez rien! le mort à venir le fera pour lui.
Le classique mort les auraient toutes relevées? Ce n’est ni son classement ni sa classification qui ont fait le génie. Ne point confondre constellation classifiée avec tiroir de fichier. Retenir n’est pas mémoriser. La mémoire est une vue sur. La rétention est une fermeture.
Le malheureux est bienheureux à son heur. Il l’est comme les PIERREs de tous les SOULAGEmentS ont offert aux Laids-Arts un PC de contemplation se déplaçant à la vitesse de 29,8 km/s. Les beaux-artistes le mettent sur le grill; il fait monter la température du grill. Cet oiseau de malheur ne parle pas la langue de ceux qui ont fait son malheur. Ce n’est pas un mauvais élève. Ce n’est pas un élève. Disons que le vertige de l’estrade ne lui suffisait pas. Il a trouvé ailleurs le surplomb qu’il cherchait. Il erre sous terre en compagnie des pairs. Le chemin d’une étoile ne s’accomplit pas sous l’œil qui le suit.
Il erre sous terre en compagnie des pairs? Ayant pris soin de se ligoter à sa chaise en pleine tempête de Tim et chaviré vers l’école engloutie, c’est maintenant que s’exerce le futur classifié. Le lionceau ou l’iguane savent observer, apprendre de s’être approprié ce qu’ils prennent sans en tirer le lest indigeste, il en va de leur intégrité. Picasso prend à Braque et laisse Braque se braquer. Ce n’est jamais drôle de se voir dans le miroir d’un autre. Mais ce que Picasso doit à Braque reste à Braque pour toujours. La transfiguration de Picasso ne ravale pas la façade de Braque. C’est lui-même qu’elle cubifie sans jamais faire de lui un Braque au cube. L’inspiration est inévitable. Au passage, le passant a contracté une dette à l’égard du boulanger de tous les coins de rue, mais allait-il se pincer le nez dans ses parfums de croissant chaud? L’essentiel est de ne pas éliminer le mirage de ses sources d’inspiration ainsi qu’un spoliateur a l’habitude de recourir à un nettoyeur en sorte que soient écarté du champ de suspicion tout indice qui pourrait faire remonter l’affaire jusqu’à lui. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un accès de vanité chez celui ou celle que le génie pillerait. Au contraire, j’éprouve la certitude que l’œuvre et l’être appartiennent à un même tronc quintessenciel, dont le suceur de sève agit en assassin. Kiga récupère ce qu’elle n’assimile pas et le mélange à ce qu’elle devient elle-même après qu’elle a eu digéré Gérard Gasiorowski. Elle se ressert du Gasiorowski en Tourte, puis en Jus de tourte, au cas où l’une de ces séquences d’altéridentité ferait moins mal par où elle passerait. Ce qui est en jeu, c’est la connaissance de soi, laquelle va de pair avec l’identification de la part irréductible d’autrui. Question d’honnêteté. Manger ses excréments au sens métaphorique, c’est re(connaître) que Je n’est pas Autre. L’in(soumis à ses propres règles), saboteur pour les uns, salopeur pour les autres, ne peut se permettre de brûler l’étape de l’acquisition d’un nom et de la multitude que ce dernier recouvre. On retrouve le Crucifix de Cimabue jusque dans la Tête de taureau de Picasso, cela se joue à quelques millimètres, un faux mouvement et ne resterait de perceptible qu’une selle et un guidon de vélo. Même science de la composition dans Untitled, SF 61-012 où Francis ne rompt pas en profondeur avec la figuration et l’ossature perspectiviste des œuvres les plus charnelles de la Renaissance.
Le Vandale était redouté de ceux qu’il razziait gratis quand même il débarquait chez eux avec un quartier de bœuf. Peu importe qu’on vous ait rassasié une nuit comme jamais si c’est pour vous réveiller démuni du minimum vital. Et en même temps, comment reprocher à Pablo de s’être toujours trouvé dans ce que ses amis peintres cherchaient en eux-mêmes? Et qui leur en voudraient, eux qui se découvraient un jour un destin de candidat au sacrifice humain, d’avoir appris à dissimuler leurs empreintes jusqu’à risquer d’y disparaître lorsque le Minotaure déboulait dans leur antre? Où qu’il soit, le monstre de Minos vous attire vers son labyrinthe. Lui-même et son repas ne font qu’un. À chacun de voir s’il voit ce qui le voit. Et au fond, tout au fond, que chacun se rassure! Ce qui est fait est fait. S’il n’est pas de création amnésique, tout ce qui est créé ne se décréera pas.