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Les deux côtés

Les rayons de ma bibliothèque, je ne peux pas ne pas les voir. Mais y retrouver un livre reste une autre affaire. Si je ne l’ai pas glissé à sa place habituelle, alors je risque de perdre un temps fou à le chercher. Pourtant, un livre, ce n’est pas microscopique. Une clef, non plus. Il m’est arrivé de ne plus savoir où j’avais garé ma voiture. Le volume de la chose importe peu. Des centaines de voitures se garent dans un parking. Elles me font le même effet sur des livres sur les rayons d’une bibliothèque. Ce n’est pas une question de taille, c’est une question de nombre. Une clef peut bien constituer un objet spécifique, aisément reconnaissable, elle ne se dérobe pas moins à ma vue dès qu’elle s’associe à des centaines d’autres objets. Pour la retrouver, maintenant, il me faut entreprendre une fouille systématique.

Voir produit une vue synthétique qui m’advient passivement. Scruter exige que je fasse consciemment l’effort de voir et que j’active une vue analytique. Elle dégage un faisceau. Elle restreint mon champ visuel. Elle m’oblige à suivre un ordre et à aller de gauche à droite comme en lisant un texte, sans aller trop vite. Elle requiert un manipulateur en même temps qu’un lecteur. Je soulève des papiers. J’ouvre des tiroirs. Je fouille dans des poches. Ce qui m’importe à présent, ce n’est moins de voir la clef que de mettre la main dessus. En passant du bureau à la penderie, je délègue à mes mains le travail que mes yeux, décidément, sont incapables d’accomplir à eux seuls.

Mon appartement, si je le vois, c’est que mes mains l’ont méthodiquement repéré. Elles le connaissent par cœur. L’image visuelle, immédiate et synthétique que mon cerveau construit, ne pourrait pas se former sans imagerie tactile, progressive et analytique.

À regagner toujours la même place, les choses s’énumèrent en même temps qu’elles se numérisent. Pour se repérer, un aveugle ne peut faire autrement que de recourir à cette procédure. Mes actions habituelles, mes trajets, mes manipulations produisent l’aveugle que je laisse agir en moi sans y songer. Mon appartement, il l’a entièrement « tactilisé ».

« Tactliser » ne consiste pas qu’à toucher les choses, mais à les palper, à les paramétrer, à les cartographier, à les pixéliser, à les miniaturiser en pensée. C’est à cette seule condition qu’une image peut préserver les rapports de distance entre les choses et constituer, justement, une image. Si elle permet à un aveugle de se déplacer chez lui avec autant d’assurance qu’un clairvoyant, cette assurance à présent m’abandonne. Les dieux de la vue me trahissent. Ma mémoire visuelle se délite aussitôt qu’elle ne dispose plus du support de ma mémoire tactile. Il suffit d’avoir perdu sa clef ou sa voiture pour éprouver un chagrin qui peut conduire jusqu’aux larmes. L’objet égaré, je sais pourtant qu’il est là. Et alors ? Le savoir ne me sert à rien.

En réalité, ma mémoire tactile ne me restitue que la mémoire de mes habitudes. Si je déposais toujours les choses à la même place, je ne les chercherais pas. Le lieu de dépôt idéal, la banque centrale qui me confère le pouvoir de voir, l’instance surobjective qui me dédouble quand je me vois agir, me retire son crédit dès que je ne me soumets plus à mes habitudes.

Qu’est-ce qui me force à ne plus m’y conformer ? J’anticipe pourtant les ennuis qui m’attendent quand je m’en libère. Ce n’est pas drôle de se retrouver comme un aveugle à tâtonner dans un espace qui, parce qu’on y a perdu quelque chose, s’est recourbé sur soi et qu’il faut requadriller, renumériser, recartograplier en repartant de zéro. C’est se retrouver, en somme, dans la position du narrateur proustien.

L’habitude ! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.1 Pour représenter Combray à son lecteur, Proust n’évoque que des habitudes, des routines. La tante Léonie est routinée. Elle n’est pas la seule. Non qu’il n’y ait pas de changements à Combray — des changements, il y en a forcément. La nuit succède au jour, la pluie au beau temps, le froid à la chaleur, etc. Mais ces changements restent réguliers. Ils se conforment à une règle. Ils suivent un ordre cyclique. Comme une roue, ils remettent inéluctablement les choses à la même place.

La tante Léonie ne serait pas si bien routinée si elle n’obéissait pas à une règle aussi drastique qu’une religieuse dans un couvent. La routine induit la même piété, elle réclame la même discipline. Il suffit que je me sente chez moi quelque part pour qu’aussitôt l’espace me soumette à sa religion. Ma clef, je ne l’ai pas suspendue comme d’habitude au crochet qui lui est réservé près la porte palière. Eh bien, vous voyez ce qui se passe. Je suis puni. J’ai commis une faute. Je suis condamné à rechercher cette clef durant des heures.

Si la clôture joue un rôle fondamental dans ce régime, c’est qu’elle délimite le lieu où la règle s’impose. La mémoire tactile opère avec beaucoup de lenteur. Il faut des jours et des jours pour qu’un lieu devienne familier. Sans limites, ce ne serait pas possible.

Tout le monde possède une clef, sauf les sans-domicile-fixe. Mais qui aurait envie d’être un sans-domicile-fixe ? Sans clef, sans porte, sans clôture je ne suis personne. L’espace où habiter, le refuge où défendre ma liberté et gagner mon autonomie, le lieu où être là, ce lieu ne m’est si intime et si essentiel que parce qu’il est social. Si privé, si pudique, si secret qu’il soit, chacun le partage comme la vue.

À table jadis, pour couper le pain en particulier, seul le maître de maison avait droit à un couteau, non qu’on craignît les combats au couteau à table, mais parce que le port d’une arme offrait un emblème au chef de famille. Les siens, à qui il distribuait les tranches, se servaient d’un morceau de pain pour pousser les aliments vers la cuiller, et bientôt la fourchette quand son usage s’est répandu.

Le port d’un trousseau de clefs offrait un autre emblème au chef de famille, symbole de la maîtrise autant que le couteau, encore qu’on les appréciait différemment. Observez l’apôtre Paul peint par Dürer. Il tient une épée. Son tranchant illustre la puissance du verbe incarné dans la lame. Regardez maintenant l’apôtre Pierre, de l’autre côté du diptyque. Lui tient une clef.

Si la lame de Paul allégorisait le don de la vue synthétique, fulgurante et rédemptrice, elle ne réussissait pas à construire l’Eglise à soi seule. Pour se construire, il ne lui fallait pas moins le don de la vue analytique, croissante et stratégique : voilà ce qu’allégorisait la clef de Pierre. Il faut deux yeux pour bien voir : un œil frontal qui fixe l’objectif comme en brandissant une épée ; et un œil latéral qui calcule la distance entre l’objectif et soi comme en se façonnant une clef pour ouvrir la serrure sans quoi on ne pourrait pas atteindre l’objectif.

Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire.2 Le Narrateur ne regagne pas pour autant la chambre de la clinique où il se contraint à une cure de désintoxication, mais la chambre de la maison de Combray où il ne peut demeurer qu’en sollicitant volontairement la mémoire qui agit sur soi sans mettre en jeu la volonté. Ce n’est pas facile. Comment vouloir ce qui s’effectue sans le vouloir ?

En rentrant, hier soir, mon téléphone a sonné. J’ai répondu à mon interlocuteur. Distrait par la conversation, après avoir verrouillé la porte, j’ai gardé la clef en main pour la déposer sur ma table de chevet avec le téléphone quand j’ai quitté mon interlocuteur. Si aujourd’hui par hasard sa sonnerie ne m’avait pas alerté, j’aurais pu rechercher longtemps l’objet qui me crevait les yeux. Si je ne le voyais pas, si je préférais me lancer dans une fouille systématique, c’est qu’il m’était impossible de reconstituer le « film » de mon retour chez moi. Pourtant, ce « film », j’en gardais un souvenir précis. Aussitôt que j’ai remis la main sur cette clef, je me suis revu en train de rentrer et de placer la clef près du téléphone sur la table. Pourquoi n’arrivais-je pas à réveiller volontairement ce souvenir ?

— Parce que mes habitudes n’édifient pas seulement l’espace où je me comprends, mais qu’elles produisent le personnage que je suis, qu’elles déterminent ma pensée et, partant, ma volonté. Lorsqu’un incident comme la perte d’un objet familier survient, je n’entrevois pas moins que ce qui commande ma volonté ne dépend pas de ma volonté, mais d’un autre personnage, quelqu’un qui sait très bien où se trouve l’objet égaré, mais qui bizarrement ne consent pas à me le dire, alors qu’il fait aussi partie de moi et qu’il me manipule.

Qu’est-ce que ça lui coûterait de me faire savoir où trouver ce que j’ai perdu ? Voilà quelqu’un qui se souvient de tout, en tout cas de tout ce qui m’importe. Il me constitue une mémoire d’une puissance admirable. Elle dépasse de loin les performances de ma mémoire tactile, pour ne rien dire des performances de ma mémoire visuelle. Oui, seulement je n’y ai accès que durant mon sommeil ou qu’à de rares moments de veille, comme sous l’effet d’une drogue, juste assez pour éprouver sa puissance et lui demander pourquoi elle me laisse tomber, quand ma volonté reprend le dessus.

Cette mémoire ne me signale son existence qu’à créer des incidents déplaisants en règle générale. Ce n’est jamais agréable de se rendre compte de la force qu’exercent sur soi ses habitudes. Ce n’est pas non plus agréable de constater qu’à cette force de gravité que le Narrateur ressent au réveil en regagnant Combray, qu’à cette pesanteur de petite ville de province s’oppose une énergie capable de le soulever, de le libérer, de le désintoxiquer, puisqu’il y a si peu accès, mais si peu que ce soit c’est déjà mieux que rien. Pourquoi ne pourrait-il pas s’en approcher, la maîtriser et l’exploiter ?

En lui imposant le sentiment du sublime, cette énergie, Kant ne l’éprouvait que parce qu’elle détenait le pouvoir de déchaîner une violence folle. S’il découvrait sa puissance, il ne la confondait pas moins avec le mal que personne ne pourra jamais résorber, puisque sans mal, à son regard, il n’y aurait tout simplement pas d’être — sinon Sade ne serait pas devenu son avocat, en donnant les preuves sur le vif de l’identité du génie et de la folie. Leçon enregistrée, et si bien admise au XIXe siècle que rien n’était plus captivant, pour Esquirol et Moreau, que d’inviter Balzac à déjeuner à l’hôpital de Charenton, en conviant également à leur table des élèves et un fou. Le repas terminé, entre les médecins et leurs élèves, se déroulait ce rite : « Mon enfant, vous venez de déjeuner avec un fou et un homme de génie : lequel est le fou ? — Pardieu ! il n’y a point à hésiter, c’est ce M. Honoré ! »3

Il faut toujours deux yeux pour bien voir : un œil qui se confronte au mal comme en s’armant de l’épée de Paul ; et un œil qui profile le champ de forces entre le mal et soi comme en se fabriquant la clef de Pierre. Cette clef alors, dans les années 1830, il n’y avait plus qu’à la saisir et qu’à s’en servir. Cette clef, c’était la drogue.

« J’avais vu dans le haschisch, expliquait Moreau, un moyen puissant, unique, d’exploration en matière de pathogénie mentale. »4 Les médecins n’auraient pu songer à inventer un traitement pareil sans la révolution industrielle. Le mal devenait une matière première — brute, répugnante, atroce. Et alors ? Le métal en fusion que dégorge un haut-fourneau n’était pas moins effrayant. Regardez-le maintenant, il procure l’acier, il crée les rails, il construit la locomotive, il permet d’atteindre des vitesses inimaginables, il écrit la Comédie humaine.

« Il n’est aucun fait élémentaire ou constitutif de la folie qui ne se rencontre dans les modifications intellectuelles développées par le haschisch », postulait Moreau5. Marx confiait à la dialectique qu’il raffinait, la même mission en économie politique. La nécessité de se doter d’une vision binoculaire où, tandis qu’un œil vise le capital, un autre œil se donne le moyen d’explorer l’espace qui sépare la visée et l’objectif, cela s’appelle « établir une parallaxe » en termes savants. S’il faut deux yeux pour bien voir, il n’y faut pas moins le travail de deux points de vue disposés perpendiculairement l’un par rapport à l’autre. C’est à cette seule condition que le mal, parce que Marx ne l’étudiait plus uniquement de face, mais tout autant de profil en quelque sorte, pouvait révéler sa configuration, sa stratégie, ses ressources, ses mécanismes, sa dynamique, et se laisser analyser comme une maladie.

Pourquoi prenait-elle alors, au regard de Marx, la forme d’Israël ? — Parce que, s’il n’était qu’une secte, Israël ne possédait pas moins le ressort de l’être sans quoi ni la révolution chrétienne, ni la révolution industrielle n’aurait pu s’accomplir. Puisqu’à force de souffrance l’univers se réalisait en acte, et non plus seulement en puissance, puisque l’univers travaillait réellement à promouvoir la science désormais, Marx assurait qu’on pourrait enfin se passer d’Israël, pour en terminer radicalement avec l’histoire. Kant se trompait quand il croyait que, sans mal, il n’y aurait rien du tout. Le mal, il suffisait de le traiter.

Si Swann n’a encore l’air de rien quand il apparaît, c’est qu’il n’a pas l’air de ce qu’il est. Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand-tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient — avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand — un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.6

On n’avait jamais alors, en 1886, autant parlé des princes d’Israël. « L’aristocratie, du moins celle qui figure dans les comptes-rendus des journaux parisiens, est littéralement vautrée aux pieds des Rothschild. »7 Répercutée dans la mémoire d’un enfant, la présence de Swann dans la maison familiale restitue le climat de la France à un tournant décisif — quand, à une masse de regards et d’arrière-pensées, les initiales RF aux frontons des palais nationaux signifiaient « Rothschild frères » — pas seulement parce qu’ils incarnaient l’être du capital et, en somme, l’être tout court, mais parce que Drumont (c’est là sa nouveauté, là où il différait de Marx) inscrivait également en cet être désormais, avec la flétrissure génétique de la race juive, l’emprise d’une esthétique terriblement perverse et séduisante.

Être tout court, c’est être indifférent à tout ce qui n’est pas soi. La tempête, la chute d’un fleuve, le tremblement de terre, l’éruption d’un volcan, etc., ce genre de spectacle ne semblerait pas si sublime à un regard kantien s’il n’induisait pas le sentiment de la splendide indifférence de la nature à la souffrance et, partant, à sa propre souffrance. Encore que, pour être apprécié, le sublime ne réclamait pas forcément la production d’une catastrophe : un ciel limpide sur l’étendue d’un océan à perte de vue dégageait le même sentiment. Le capital, lui, n’inspirait que le sentiment de la vulgarité absolue — ce en quoi il se distinguait de la nature. Mais justement, si le capital opérait une désublimation brutale, il révélait une force proprement révolutionnaire à un regard marxiste, hideuse parce qu’elle était comptable, obscène parce qu’elle prostituait la nature, ignoble parce qu’elle la transformait en marchandise. Le capital suscitait le contraire de l’esthétique. Il façonnait un monde d’une laideur de plus en plus oppressante. Personne ne pouvait trouver de la beauté à Nucingen. Alors pourquoi, maintenant, trouver Swann si beau, si élégant, si séduisant ? « II y a dans cet avilissement quelque chose de véritablement incompréhensible », assurait Drumont8.

Pour dater avec précision l’époque où se déroule Du côté de chez Swann, il faut atteindre la fin du volume, l’épisode où la princesse Mathilde, la nièce de Napoléon, rencontrée par hasard au bois de Boulogne, évoque les fêtes données alors à Paris en l’honneur de son cousin, le tzar Nicolas II — durant une visite officielle en octobre 1896 (même si Proust n’indique pas la date, il est facile de la retrouver, la visite du tzar scellait spectaculairement l’alliance de la France et de la Russie). Si ce hasard permet à Swann de présenter le Narrateur à la princesse, il n’offre pas moins à son lecteur le moyen de se repérer dans le temps. La princesse, dont personne ne doute qu’elle a bel et bien existé, transporte avec elle son actualité dans le roman en crantant sa trame chronologique. La publication de La France juive en 1886 laisse une trace au moins aussi sensible, et comme palpable dans la mémoire du Narrateur. Sans pour autant produire le même genre de rappel que la princesse, le discours de Drumont initie sa quête. S’il assigne un début à son roman, il n’induit pas moins la question : Que signifie Swann ?

Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.

« Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens du Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui dis que c’était Bloch.

« Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini ». Regardez-le bien, ce petit Bloch, vous n’y reconnaissez pas les traits du petit Proust ? — Car Swann ne se consacre pas seulement à l’étude de Vermeer, comme Ephrussi se consacrait à celle de Dürer, Swann fait de l’iconologie comme Warburg. — Mais comment le Narrateur saurait-il qu’il a le visage de Bloch ? Comment pourrait-il se voir ?

« Oh ! c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. »9 Le Narrateur ne voit pas plus en Bloch qu’il ne voit que Swann ressemble à l’apôtre Paul — ou, plus lointainement, à Saturne ou à Kronos. Pour cela, il lui faudrait accéder à la science de Swann, science de l’image persistante à travers le temps, et remonter le temps jusqu’au IVe siècle avant la naissance du Christ, quand la célébration de la Pâque, du chabbat, de hanoukka s’imposa à Alexandrie, et bientôt sur toutes les rives de la Méditerranée, en transfigurant les rites des kronia et des saturnales pour annoncer la révolution chrétienne. Sans iconologie, Swann ne serait pas non plus aussi chauve que le dieu du Temps qui déjà, en ces temps antiques, personnifiait l’être du capital.

« Marx, ce descendant d’une lignée de rabbins et de docteurs, hérita de toute la force logique de ses ancêtres ; il fut un talmudiste lucide et clair », remarquait Bernard Lazare, lequel recourait à la même science en posant sur l’auteur du Capital un regard tout aussi paradoxal alors, en 1894, à mettre en jeu le judaïsme que Marx n’assimilait pas moins à une maladie mentale et sociale. « Un talmudiste qui fit de la sociologie et appliqua ses qualités natives d’exégète à la critique de l’économie politique. Il fut animé de ce vieux matérialisme hébraïque qui rêva perpétuellement d’un paradis réalisé sur la terre. »10

Tous les temples de l’antiquité appelaient leurs fidèles à faire des sacrifices en métal. À la fin du VIIe siècle, la république athénienne frappa des médailles d’argent à l’effigie de sa déesse tutélaire. Elle répandait en Méditerranée l’usage d’un objet qui, sans jamais perdre son caractère liturgique originel, acquit la valeur d’un instrument d’échange commercial accepté dans l’ensemble du monde antique. Athènes inventait « l’argent ». Près du cap Sounion, les mines que la cité contrôlait, mines qui comptaient parmi les plus importantes de l’Orient, la prédisposaient à l’inventer. Cependant le prix d’une drachme dépassait le prix de son poids en métal. Ce que l’on achetait en achetant de « l’argent », ce n’était pas seulement du métal, mais la culture qui se forgeait en même temps que la monnaie. Le monde méditerranéen misait sur Athènes, sur son savoir-faire, sur son savoir-vivre, sur son esthétique, sur sa philosophie, sur sa stratégie politique et économique, comme deux mille ans plus tard l’Europe misera sur Londres en souscrivant aux emprunts de la banque d’Angleterre. Si le Parthénon servait encore de banque centrale à Athènes, les Romains préférèrent lui consacrer le temple de Saturne au Capitole en chargeant le dieu du Temps d’allégoriser l’accumulation, la dévoration, la consommation insatiable, et nécessairement la servitude. Le dieu du Temps ne pouvait être que le dieu des esclaves, mais encore le dieu réduit à l’esclavage, ce qui le singularisait entre tous et le confondait avec le dieu des Juifs et, bientôt, avec Dieu tout court, libéré une fois par an, par indulgence, pour ressusciter l’âge d’or, quand la jouissance se substituait à la souffrance.

Au Nouvel An, les anciens Égyptiens appelaient déjà les domestiques, paysans ou serviteurs, à se rassembler autour de leur maître pour se partager la galette. Vous y avez sûrement goûté. On se la partage toujours pour fêter les Rois. S’agit-il de découper la galette en parts équitables, sinon il n’y aurait pas de justice. Si le couteau alors revenait de droit au maître de maison, il lui fallait savoir encore comment s’y prendre pour incarner le juge suprême. Rôle difficile s’il en est, il exigeait d’invoquer Horus, le dieu qui conférait le pouvoir de voir, le dieu qui offrait l’œil transporté chaque année par la crue du Nil, comme accouché par le fleuve pour assurer la prospérité de l’Egypte et la légitimité de son pharaon.

Le département des antiquités égyptiennes au Louvre conserve quantité de ces yeux d’Horus, en forme de petits œufs de Pâques avant la lettre, en céramique ou en pierre polie, dont toute l’Egypte se faisait cadeau au Nouvel An. La galette se découpait comme aujourd’hui, mais en ces temps antiques ce n’était pas si banal. Il fallait déjà qu’elle épouse la forme d’un disque, et que le maître procède selon l’ordre prescrit par la signification que prenait l’œil d’Horus en langue écrite. L’œil n’était pas qu’un symbole, il logographiait la série des sept mesures de jauge égyptiennes : l’unité, la moitié, le quart, le huitième, etc. Découper la galette, c’était la partager en deux parts égales, puis en quatre quarts, et ainsi de suite jusqu’en soixante-quatre quartiers tout aussi égaux. On ne pouvait pas aller au-delà. La mesure du soixante-quatrième représentait la part divine, sanctifié par Horus. Pourquoi ?

Eh bien, parce que la valeur soixante-quatre, en base décimale, équivaut à la valeur du million, en base binaire. Numérisés à deux chiffres 0 et 1, les mesures de jauge représentaient comme les degrés de l’accuité visuelle. Voir l’unité c’était voir 0, la jauge vide, ou 1, la jauge pleine ; la moité, c’était voir 10 ; le quart, 100 ; le huitième, 1000 ; etc. de sorte que voir le soixante-quatrième, c’était voir 1000000 — le plus grand nombre du système, le nombre associé au dieu, cripté par le même logogramme, mais un nombre qui n’avait de sens que s’il conjuguait les deux bases arithmétiques : la base ordinaire, la décimale, et la base divine, la binaire.

« À dire simplement que tous les nombres se forment par des combinaisons de l’unité avec du rien, et que le rien suffit pour les diversifier, cela paraît aussi croyable que de dire que Dieu a fait toutes choses de rien, sans se servir d’aucune matière primitive  », songeait Leibniz en déchiffrant les soixante-quatre hexagrammes du premier empereur de Chine, Fou Hi, lesquels appartenaient à un système de signification tout aussi ancien que les sept logogrammes qu’amalgamait l’œil d’Horus. Il est probable que les scribes égyptiens, chinois ou indiens, parvenaient déjà aux mêmes conclusions que Leibniz : « qu’il n’y a que ces deux premiers principes, Dieu et rien. »11 Du moins les scribes les plus savants, car ce savoir réclamait une initiation. Il n’était pas destiné à être diffusé.

Cela ne l’empêchait pas d’accomplir des performances remarquables. Les ingénieurs d’Alexandrie, au IIe siècle avant l’ère chrétienne, fabriquaient déjà des miroirs, des caméras, des horloges, des automates animés par des moteurs à vapeur et par des rouages tout aussi subtils, probablement aussi des machines à calculer, capables de produire la révolution de l’industrie, de la cinématographie, de l’informatique. Or Alexandrie ne laissera s’accomplir que la révolution chrétienne, ce qui n’est déjà pas si mal, mais demandez-vous pourquoi elle ne lui transmettra pas, ou si peu, les mathématiques, l’économie politique et la technologie qui la soutenaient au temps où elle s’est conçue. « On a avancé que les “mécènes” d’Alexandrie avaient demandé à leurs ingénieurs, non de perfectionner les machines, fussent-elle de guerre (ce à quoi ils semblent s’être employés sans gros succès), mais de faciliter les supercheries miraculeuses destinés à frapper les fidèles dans le cadre du culte gréco-égyptien de Sérapis », notait Braudel. « Mais est-ce suffisant pour expliquer cette stagnation de la technique qui se prolongera à travers tous les siècles romains ? »12

Un incident de machine nous força de rester jusqu’à la nuit tombante à Lisieux, se souvenait Proust — dans l’un de ses rares textes donnés explicitement pour autobiographique, où il revenait sur le voyage en compagnie d’Agostinelli durant l’été 1907. Avant de partir je voulus revoir à la façade de la cathédrale quelques-uns des feuillages dont parle Ruskin, mais les faibles lumignons qui éclairaient les rues de la ville cessaient sur la place où Notre-Dame était presque plongée dans l’obscurité. Je m’avançais pourtant, voulant au moins toucher de la main l’illustre futaie de pierre dont le porche est planté.

En laissant tomber Jean Santeuil sept ans auparavant, Proust concevait qu’il s’agissait de peindre qu’on ne voit pas. Eh bien, maintenant qu’il avançait vers la haie qui, pour être en pierre, n’anticipait pas moins celle des aubépines, il retrouvait le nuage de fumée où se dessine la forme, la « robe » dont on ignore encore ce qu’elle se représente, alors qu’elle ne crée ni une idée ni une image, juste une impression musculaire, avec à peine un prolongement tactile. Mais au moment où je m’approchais d’elle à tâtons, une sublime clarté m’inonda ; tronc par tronc, les piliers sortirent de la nuit, détachant vivement, en pleine lumière sur un fond d’ombre, le large modelé de leurs feuilles de pierre. C’était mon mécanicien, l’ingénieux Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent dont la lumière ne servait plus qu’à mieux lire les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux du phare de son automobile.13 S’il se laissait saisir lors de l’incident, Proust restait attentif à la machinerie dont il était le jouet, au projecteur manipulé par Agostinelli, à l’ingéniosité dont dépendent la manipulation et sa stupéfaction. De fait, jadis, la plupart des temples de quelque importance recelaient un sanctuaire qui fonctionnait comme une salle de cinéma.

« “Pourquoi, lors d’une éclipse de soleil, si l’on regarde à travers un tamis, un feuillage ou à travers deux mains entrelacées, les rayons se projettent-ils sous la forme d’un croissant lorsqu’ils atteignent le sol ?” demandait Aristote. — “L’explication est la suivante : il y a deux cônes de lumière, le premier entre le soleil et le trou, le second entre le trou et le sol, dont les sommets se rejoignent.” » Et d’énoncer le principe de construction d’une caméra. « Est-ce pour la même raison, demandait encore Aristote, que la lumière forme une tache circulaire lorsqu’elle passe par un trou rectangulaire ? »14

Supposez qu’un architecte ait fait percer une fente dans la voûte d’un temple, et que son ouverture épouse une forme rectiligne, la voûte devrait logiquement renvoyer sur le sol un rectangle de lumière de même forme que la fente. Or, si vous observez un disque de lumière sur le sol, c’est que s’est opérée une réfraction cinématographique dans la fente et qu’elle renvoie maintenant sur le marbre à vos pieds l’image arrondie du bleu du ciel. Approchez-vous, penchez-vous sur ce disque, vous y distinguerez, dans un flou sublime, des oiseaux, des nuages, le soleil, voire le visage même des dieux. Rien n’est plus facile que d’obtenir ce genre d’effets dans une pièce obscure, et à un illusionniste un tant soit peu habile de les sophistiquer. Pourtant, à reconnaître le manipulateur qui produisait l’apparition miraculeuse, Proust était ravi. C’est peu de le dire. Mais le ravissement résultait autant de la surprise de la lumière et de son jeu sur soi, que du manège du projecteur et du mécanicien qui commandait son rai. Voir s’organiser le plateau du théâtre où éprouver la stupeur, la lui rendait d’autant plus précieuse que Proust concevait comment et par qui elle était produite.

Proust provoqua délibérément le même incident chez les Clermont-Tonnerre à Glisolles où il arriva à minuit, durant le même été, en réveillant toute la maison. Pour observer la voûte spectrale et mobile que les feux de la voiture creusaient dans les ténèbres, comme aujourd’hui la lumière d’une caméra miniaturisée lorsqu’elle pénètre dans une bronche humaine, Proust aimait voyager la nuit. Et de prévenir ses hôtes que son asthme l’avait obligé à avaler en chemin, d’étape en étape, dix-sept tasses de café (sans doute pour justifier, et le retard, et l’état dans lequel il était). Comme il repartait bientôt, il demanda à Agostinelli de braquer les phares de l’automobile sur la roseraie de la duchesse que Proust préférait appeler Philiberte, survolté comme un enfant mais dirigeant la manœuvre en cinéaste, heureux de montrer à son hôtesse en quoi consistait l’outil de lecture qu’il venait d’inventer, lequel rendait dans la nuit les roses si célestes et si stellaires.

« Je me souviens d’une fin de réception dans le grand parloir de chêne de Montesquiou pendant laquelle la jeune et belle Anna de Noailles récita des vers », confiait Philiberte à ses Mémoires. « Au moment de la dispersion, j’entendis Hélène de Caraman-Chimay, sœur de la poétesse, qui descendait l’escalier son face-à-main sur les yeux, crier à chaque marche, comme plus tard le vitrier dans La Prisonnière : “Mar… cel… Mon… pe… tit… Mar… cel… Ve… nez…” Et Marcel Proust s’attardait, entourant Montesquiou de guirlandes chatoyantes. J’enviais Mme de Chimay d’être assez intime avec ce jeune homme pour pouvoir crier son prénom dans l’escalier. »15 Philiberte l’avait connu chez Mme Straus quand ils étaient adolescents (ils avaient à peu près le même âge), mais Proust ne se livrait pas facilement. Elle avait intrigué pour s’en approcher. Cela n’avait pas toujours été le cas. La duchesse, non plus, ne se livrait pas facilement. Il fallut que son frère entre dans le cercle des amis intimes de Proust pour devenir son professeur de mathématiques, et qu’il lui renvoie l’écho de la langue proustienne, pour que Philiberte se lance à sa poursuite.

Elle projetait déjà d’écrire l’histoire des Bernard et des Boulainvilliers. Justement, Proust écrivait. La duchesse cherchait-elle un « nègre » ? Qui sait ? Proust se posait peut-être la question quand il consentit enfin, au sortir de sa cure de désintoxication en hiver 1906, à dîner en tête-à-tête avec Mme de Clermont-Tonnerre.

Proust entendait parler des Bernard et des Boulainvilliers depuis toujours. Leur domaine de Passy, loti après la Révolution, avait fourni le terrain de la maison où il était né. La lecture des archives de Glisolles stimulait tellement la duchesse qu’elle avait acquis, entre l’ancienne maison de Balzac et l’hôtel Delessert, les restes du château de Passy — une série de pavillons de jardin élevés par Samuel Bernard dans les années 1720. Elle les avait restaurés et transformés en une demeure agréable, ornée des portraits de famille où étudier, précisément, comment « les Bernard furent absorbés par les Boulainvilliers » et pourquoi « l’empreinte du grand financier fut complètement remplacée chez son petit-fils par l’hérédité de ses aïeux maternels, gentilshommes normands et terriens. »16 Voilà, en somme, l’histoire que Philiberte voulait écrire, et qu’elle écrirait, mais cette histoire, avant de l’écrire, elle voulait la confier à Proust.

Les marranes que les historiens identifient en France ne sont justement pas des marranes. A peine a-t-on identifié un marrane qu’il cesse, par définition, d’en être un. Les vrais marranes, on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. Si Montaigne n’avait pas écrit les Essais, personne ne se serait jamais douté que sa mère appartenait à une famille de conversos — à faire le rapprochement entre Mme de Montaigne et l’épouse d’un banquier d’Anvers, Marcus Pérez, Juif converti au calvinisme, lesquelles portaient toutes deux le nom de Lopez de Villeneuve et étaient cousines germaines. Personne ne s’en serait jamais douté parce que personne ne s’en serait jamais soucié. De même pour Michel de l’Hôpital ou pour Jean Bodin. Ce sont les fonctions qu’ils occupèrent et les œuvres qu’ils laissèrent qui, en les distinguant, suscitent le biographe et, partant, l’enquête où se heurter à des objets inattendus.

« Tu ne peux t’imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch. Au fond, c’est un côté assez juif chez moi », ajouta-t-il ironiquement en rétrécissant sa prunelle comme s’il s’agissait de doser au microscope une quantité infinitésimale de « sang juif » et comme aurait pu le dire (mais ne l’eût pas dit) un grand seigneur français qui parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard, songe son narrateur17, alors que Proust n’ignorait pas qu’on ne pourra jamais savoir si Samuel Bernard était d’origine juive ou non.

Quand ils gagnèrent Paris au début du XVIIe siècle, venant d’Amsterdam, les Bernard composaient une famille de petits artisans, graveurs et peintres de décoration — des gens ordinaires, en somme, qui laissent peu de prises au travail du généalogiste et de l’archiviste — sauf que les Bernard adhéraient à la doctrine de Calvin. Mais si à Anvers, dans les années 1560, Marcus Pérez avait formé une communauté d’anciens marranes convertis au calvinisme, communauté dispersée bientôt par la guerre provoquée par la révolution hollandaise, tous les calvinistes des Pays-Bas n’étaient pas pour autant des enfants d’Israël.

Proust n’ignorait pas, non plus, que le duc de Clermont-Tonnerre, antidreyfusard résolu, s’il avait eu à choisir, serait volontiers passé de sa goutte de « sang juif » (à supposer qu’elle le soit), quand la médecine postulait qu’une seule goutte de ce sang suffisait à contaminer une famille de génération en génération jusqu’à la nuit des temps, en lui inoculant l’agent actif de la dégénérescence aussi sûrement que celui de la syphilis héréditaire, lesquels se commandaient l’un l’autre. Le progrès de cette contamination inquiétait alors tout le monde. La duchesse n’aurait probablement pas éprouvé la nécessité de raconter l’histoire des Bernard et des Boulainvilliers si cette histoire ne mettait pas en jeu la même inquiétude — inquiétude dont elle s’amusait, inquiétude dont elle ne mesurait pas moins les effets — d’autant que de l’autre côté de la famille se trouvait l’ancêtre qui, précisément, préfigura la théorie aryenne.

Henri de Boulainvilliers appartenait à une maison de la noblesse normande, ancienne mais sans illustration, si ce n’est qu’elle arborait un blason identique à celui de la maison de Croÿ, reconnue souveraine par l’empereur d’Allemagne, même si elle ne régnait que sur une toute petite principauté enclavée dans les Pays-Bas restés fidèles aux Habsbourg. Boulainvilliers ne se doutait pas que les princes de Croÿ n’avaient fait leur fortune qu’au XVe siècle, à la cour de Bourgogne, issus d’une famille bourgeoise. Jacques de Bye, un historiographe requis pour étoffer la lignée princière, lui conçut une généalogie qui remontait jusqu’à Adam, en passant par Attila. Ou, s’il s’en doutait, Boulainvilliers préférait encore se rattacher à la même lignée pour bâtir sa théorie.

« Son discours est faux, dans son ensemble, est faux dans son détail. Et même, si vous voulez, complètement faux », admettait Foucault en prononçant au Collège de France, le 18 février 1976, l’éloge d’Henri de Boulainvilliers. « Il n’en reste pas moins que c’est cette grille d’intelligibilité qui a été posée pour notre discours historique. Et c’est à partir d’une intelligibilité de ce type que nous, désormais, nous pouvons dire ce qui est vrai ou faux dans le discours de Boulainvilliers. »18

Cette grille d’intelligibilité, autrement dit cette clef, c’était la guerre, mais une guerre que personne n’avait encore conçue comme Boulainvilliers, une guerre qui devenait l’outil d’exploration de la pensée et de ce qui précède la pensée, l’outil par excellence, comme le serait la drogue pour Moreau ou la dialectique pour Marx, l’outil unique, irremplaçable. Moreau et Marx n’y auraient pas peut-être songé sans Boulainvilliers, en tout cas pas de la même manière, car la drogue ou la dialectique, c’est toujours la guerre, du moins la guerre telle que la théorisait l’ancêtre exhumé des archives de Glisolles par la duchesse.

On avait complètement oublié Boulainvilliers alors. On l’oubliait encore jusqu’à ce que Foucault l’exhume à son tour. Proust s’y intéressa de près, sinon en quittant Glisolles, cette nuit-là, il n’aurait pas demandé à Agostinelli de se diriger vers Saint-Saire-en-Bray, où il arriva probablement à l’aube, un jour de septembre 1907.

« Au milieu des vallonnements verts sillonnés d’eaux fraîches, apparaissent bientôt les toits aux teintes mélangées de Saint-Saire-en-Bray. La vie semble avoir continué là sans heurts et sans déchirures, comme du reste presque partout dans cette province. Quelques derniers moellons de murs féodaux servent d’enclos à une charmante gentilhommière du XVIIIe siècle dont la façade rose et avenante accueille par la limpidité de ses fenêtres aux carreaux verts ; ce fut la demeure du comte Henri de Boulainvilliers, cet écrivain qui avait tant donné à “la liberté de penser” », concevait Philiberte19. Ce n’était pas encore tout à fait Combray, non, mais c’était déjà Saint-Loup-en-Bray, son odeur, sa moiteur, sa résonance. Pourquoi Loup ? — Inutile d’expliquer pourquoi. A une cinquantaine de kilomètres de Glisolles, on ne pouvait guère se perdre pour rejoindre le hameau qui, lui non plus, n’avait encore l’air de rien dans la campagne normande. Philiberte connaissait la région par cœur, elle avait tracé l’itinéraire. Philiberte anticipait Gilberte. Le roman était là, enfin, à portée de main. Fallait-il encore l’écrire. Mais, déjà, il arrivait à soi par hasard.

Durant ce même été en compagnie d’Agostinelli, Proust effectua un autre voyage à partir de Cabourg, jusqu’aux environs de Cambremer, pour visiter le château de Cantepie. Le château ne l’intéressait pas. Ou, s’il l’intéressait, c’est qu’il appartenait une famille franco-britannique rencontrée quelques années auparavant, nommée Swann. Un demi-siècle plus tard, quand Painter retrouva sa trace, la famille se souvenait encore de la visite de Proust et de sa requête : « “Est-ce que ça gênerait M. Swann que j’utilise son nom ?” et, naturellement, cela ne le gêna pas du tout. »20

Proust venait de passer six ans à traduire de l’anglais en français la Bible d’Amiens et Sésame et les lys de John Ruskin. Six ans, c’est long, c’est très long pour traduire deux ouvrages qui ne sont pas spécialement volumineux. Oui, mais traduire lui donnait la joie d’associer sa mère à son travail.

Mme Proust avait été élevée dans la tradition des familles juives de Trèves parmi lesquelles durant des siècles, et jusqu’il n’y avait pas si longtemps, les princes palatins et de leurs alliés recrutèrent leur personnel. Cela impliquait l’apprentissage, dès le plus jeune âge, de l’allemand, de l’anglais et du français. Traduire obligeait son fils à faire appel à elle tous les jours pour lui soumettre ce qu’il avait écrit dans la nuit. Il avait été élevé lui-même dans ces trois langues par sa mère et sa grand-mère bien avant d’entrer au lycée. L’objet de son travail, l’objet qu’il percevait à mesure qu’il s’en approchait, l’objet dont son lecteur s’approche à son tour, l’objet, c’est ce que recouvre le nom de Swann, et comme son écho d’une langue à l’autre, dans les trois langues. Non que Ruskin ne fût qu’un prétexte — Ruskin racontait précisément comment la France s’était évangélisée —, l’objet réclamait le rappel de cette histoire.

« Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais », notait son gendre, Paul Lafargue21. Si Marx avait reçu la même éducation qu’Adèle Weil et Jeanne Proust, c’est qu’il appartenait à la même famille. L’objet ne réclamait pas moins le rappel de cette autre histoire.

Aaron Lwow exerçait la fonction de grand rabbin à Trèves depuis 1723, fonction qui se transmit dans sa descendance jusqu’au milieu du XIXe siècle. Il appartenait à l’une des plus illustres familles d’Israël, issue de Rachi de Troyes. Son cousin Isaac Luria conçut les commentaires de la Kabbale dont Marx et Proust entendirent sûrement parler. Car voilà l’ancêtre que se partageaient l’auteur du Capital et l’auteur de la Recherche, Marx par les grands rabbins de Trèves, Proust par le gendre d’Aaron Lwow, Abraham Goudchaux Halphen, le Juif attitré à la cour de Nancy.

Madame Palatine protégeait sûrement l’un des leurs. Lion Goudchaux Halphen, son père, occupait alors le même poste à la cour de Nancy. Il n’envoyait pas n’importe quel secrétaire à la mère de la duchesse de Lorraine et du régent de France. Se mettre au service des princes exigeait de longues études et l’usage de manières qui ne s’acquéraient qu’auprès d’eux. Le secrétaire se chargeait notamment de prendre en dictée le courrier du prince dans l’une ou l’autre des trois langues. Transcrit en caractères hébraïques, à glisser parmi les pages d’un livre pieux, le courrier évitait les regards indiscrets. Comme tous les grands épistoliers, Madame Palatine recourait à cette méthode, Leibniz également, sinon ils n’auraient pas eu besoin d’un secrétaire juif. Lui revenait une responsabilité considérable. Depuis des millénaires, les Juifs ne devaient leur survie qu’à la confiance qu’un prince accordait à un serviteur devenu un ami ou une amie qui, comme Esther ou Joseph, plaidait la cause d’Israël. S’il y fallait du talent, il n’y fallait pas moins l’objet que recouvre le nom de Swann. Car voilà l’enseignement que Proust tirait de la traduction de Ruskin : que la Bible est quelque chose de réel, d’actuel, et que nous avons à trouver en elle autre chose que la saveur de son archaïsme et le divertissement de notre curiosité.22

Si la drogue fournissait aux médecins du XIXe siècle la grille d’intelligibilité de l’aliénation mentale et son seul traitement efficace, c’est qu’elle créait l’espace où se sentir en sécurité. Rien n’était plus inquiétant que l’hôpital de Charenton ou celui de la Salpêtrière à un regard extérieur, mais pour qui appréciait les performances réalisées par ces établissements en matière d’expérimentation de stupéfiants, alors le regard changeait du tout au tout. Ce qui fait la qualité d’un espace ne dépend pas de la valeur intrinsèque du lieu ; elle dépend du sentiment qu’on y éprouve. Agir sur le sentiment, le transformer, le modeler, le raffiner, c’est transfigurer la nature en la conformant à sa volonté.

Pour autant, s’ils rêvaient à une espèce de chirurgie mentale à quoi la drogue offrirait sa technologie, les médecins ne parvenaient toujours pas à mettre au point une formule stable à la fin du siècle. « Le fou qui prend du haschisch contracte une folie qui chasse l’autre, et quand l’ivresse est passée, la vraie folie, qui est l’état normal du fou, reprend son empire », constatait déjà Baudelaire23. La cocaïne ou l’héroïne ne donnaient pas de meilleurs résultats au temps de Proust. L’hypnose ou la séance spirite non plus. Le sentiment ne se laissait pas faire aussi facilement que la médecine le croyait, ce qui ne l’empêchait pas de rechercher de nouvelles drogues. La toxicomanie ne date sûrement pas du XIXe siècle, mais alors elle franchissait le stade de la consommation de masse. L’être piqué entrait dans le domaine du langage courant. Si Proust expérimenta toutes les drogues de son époque, il lui fallut nécessairement expérimenter la cure de désintoxication, laquelle ne se concevait pas moins comme une autre forme de drogue, sauf que son intervention ne visait plus à atteindre le cœur du sentiment, mais la périphérie des habitudes qui le conditionnent.

Vous feriez bien, à moins qu’on ne vous le dise, de ne plus trop « sabler l’eau de Vichy » comme vous disiez. Cela avait l’air admirable, ces orgies hygiéniques. Au fond je ne sais pas si le champagne n’est pas encore moins malsain ! confiait Proust à Mme Straus alors qu’elle s’apprêtait (en mars 1905), à entrer en clinique. Les cures de désintoxication scandaient la vie de Geneviève Straus. Faites tout ce que les médecins vous diront. Mais ne prenez pas trop de remèdes. Presque tous sont toxiques.24 Comment se désintoxiquer sans devoir passer d’un toxique à un autre ? Proust était probablement convaincu qu’il devait son asthme au banal sirop d’opium pour les nourrissons, et que son traitement à la morphine l’avait contraint, dès l’âge de dix ans, à ne plus pouvoir se passer de drogue.

Le supplice du coucher de Combray où l’enfant éprouve le sentiment d’un manque si insupportable qu’il songe à se suicider, ce supplice ne met pas seulement en jeu l’absence de sa mère, mais la conscience de son impuissance à surmonter une épreuve qu’il devrait dominer sans difficulté à son âge. L’enfant sait qu’il est ridicule. On ne cesse de le lui dire. Ce que tout le monde peut faire, lui ne peut pas le faire.

Les couveuses qu’on expérimenta dans les années 1950, si elle permettaient à des prématurés de survivre, privaient de vue un certain nombre d’entre eux, les yeux brûlés par l’oxygène de l’incubateur. On n’a toujours pas éliminé ce risque. La cécité peut épargner un jumeau et atteindre l’autre, sans qu’on comprenne exactement pourquoi. Proust n’est pas né prématurément, mais il avait si peu de poids et l’air si faible à sa naissance qu’on crut qu’il ne survivrait pas. Si la médecine l’avait sauvé, elle ne l’avait pas moins rendu infirme.

Une vie diminuée, une demi-vie, un quart de vie, ne serait-ce qu’un soixante-quatrième de vie, c’est toujours mieux que rien. Voilà ce qu’enseignait l’œil d’Horus. La vie pleinement vécue dans sa durée, la vie où exercer continûment toute sa puissance, personne n’y a accès — à moins qu’un jour la médecine ne tienne réellement ses promesses. Qui sait ?

Il se peut que la consommation de sirops d’opium ait provoqué l’asthme de Proust et, partant, sa toxicomanie. Ces sirops étaient employés couramment alors pour endormir les enfants ou calmer leur toux. Mais tous ne sont pas devenus asthmatiques et toxicomanes. Seul un petit nombre a été affecté par les effets indésirables du traitement, encore que sans opium Proust n’aurait peut-être pas survécu. La majorité, elle, s’en est mieux portée, elle a mieux dormi, elle n’a plus toussé.

La déficience qui l’empêchait de réagir correctement à l’opium, Proust la portait déjà probablement en lui. Cette déficience, c’est toujours ce que recouvre le nom de Swann. Elle n’aurait pas épousé la forme d’Israël, si les médecins alors n’avaient pas appris à l’analyser avec le même regard que Marx. La drogue ne suffisait pas à guérir le mal. La drogue restait un poison. Elle ne séparait pas son pouvoir toxique et son pouvoir salutaire. Pour dégager sa qualité à l’état pur et en faire un remède universel, il fallait à la médecine former la théorie et lui conformer l’industrie dont pourrait sortir le régime qui convienne à tout le monde.

« Dans le salon de la princesse [Mathilde], la cernée des yeux faite au bistre, et maquillée genre cadavre, apparaît Mme Kann, la ci-devant égérie de Bourget, l’égérie actuelle de Maupassant », relevait Gongourt. « Juive à l’aspect poitrinaire, à la fiévreuse conversation, peut-être grisée de morphine et d’éther. »25 Marie Kann configurait avec Lulia Cahen d’Anvers, Emmanuella Potocka et Geneviève Straus l’archétype de la femme du monde qui inspira à Maupassant l’héroïne de Fort comme la mort. Personnage indispensable à la littérature décadente, il offrait sa Comtesse Morphine à Mallat de Bassilan ou sa Méphistofela à Catulle Mendès. « Toutes morphinées, cautérisées, dosées, droguées de romans psychothérapiques et d’éther : médicamentées, anémiées, androgynes hystériques et poitrinaires : ce sont les possédées de la nouvelle et jeune aristocratie », observait Lorrain26. Comme le capital, la science ne profitait qu’aux mêmes. La science édifiait Cosmopolis, la mégalopole qui avalait le monde en le polluant si puissamment que la nature se rendait toxique et bientôt mortelle, sauf à envisager un contrôle sanitaire drastique et une cure de désintoxication radicale, avec le retournement dialectique qui permettrait à la science de profiter aux autres.

Mais comment la science pourrait-elle agir contre la science ? Comment la science pourrait-elle édifier autre chose que Cosmopolis ? Si le temps mesuré, mathématisé, divisé, décompté, devenait si haïssable au regard de Bergson, c’est que la science elle-même éliminait la qualité des choses pour n’en retenir que la quantité. Le temps véritable, le temps réellement durable, le temps pleinement vécu n’impliquait pas seulement l’autre à l’état pur, mais la conviction que le monde, quand il se spatialisait, se rendait si nuisant, si vicieux, si morbide que l’espace, l’espace tout court désormais, jouait le même rôle articulateur dans la pensée bergsonienne que le capital dans la théorie marxiste ou le Juif dans la théorie aryenne.

Bergson ne fréquentait pas moins le salon de Mme Straus ou celui de la comtesse Cahen d’Anvers, où il retrouvait Bourget, Maupassant ou Goncourt. « Salons d’une dizaine de grandes Juives d’alors, salons infiniment agréables par le charme extrême, la grâce, l’intelligence de ces femmes — leurs maris étaient beaucoup moins sympathiques », témoignait Schlumberger27. Bourget précisait : « Quand je vous disais ma haine pour ces Cosmopolites qui vous ravissaient alors, je m’exprimais mal. Ce que je haïssais, ce que je hais en eux, c’est que ces déracinés sont presque toujours des fins de race, les consommateurs d’une hérédité de forces acquises par d’autres, les dilapidateurs d’un bien dont ils abusent sans l’augmenter. Vos Cosmopolites ne fondent rien, ne sèment rien, ne fécondent rien. Ils jouissent. »28 C’est écœurant, concluait Proust en confiant à Mme Straus le dégoût que lui inspirait la prose de Bourget où il y a une profession de foi d’antisémitisme qu’il aurait été en tout cas plus délicat de garder pour lui-même si elle est sincère, puisqu’il a eu ce malheur pour un antisémite d’être lancé par un Juif, doté par une Juive et d’épouser une convertie.29

Le capital n’était plus aussi vulgaire que Marx le croyait ; non, le capital créait l’esthétique de la décadence, de la pourriture, du nihilisme. Israël ne savait plus quoi faire de ses millions comme il ne savait plus quoi faire de sa morphine. Israël ne disposait plus d’assez d’énergie vitale pour en profiter. Israël prenait le visage de l’esthète exsangue, épuisé par l’abus des plaisirs, blasé par la volupté même du mal, maintenu en vie artificiellement, au lieu d’admettre que, dans son état, il vaudrait mieux se suicider.

Si le supplice du coucher de Combray rappelle à l’enfant qu’il est infirme, en lui laissant entrevoir en quoi consiste son infirmité, il ne lui rappelle pas moins le temps où Israël se métamorphosait pour illustrer la maladie tout court. Si, à force de souffrance, l’univers se réalisait comme le prédisait Marx, l’univers ne parvenait pas pour autant à solidariser les masses. L’univers prenait l’aspect d’une toile de Monet ou de Cézanne, univers cohérent en apparence à quelque distance de la peinture, mais qui, lorsqu’on s’en approchait pour l’examiner, se révélait infiniment morcelé, émietté, pulvérisé, sans cohésion véritable ni concrétude vitale, produit d’une illusion savante, technique et vaine où le peintre dénonçait sa propre cécité.

Aveugle, le peintre l’était autant que le cinéaste que Bergson concevait, aveugle parce qu’il s’en tenait à des instantanés, à des arrêts sur images qui créent seulement l’illusion de la dynamique et, partant, les abcès qui obturent la télépathie naturelle à l’animal et la véritable clairvoyance. « Car c’est là ce que notre représentation habituelle du mouvement et du changement nous empêche de voir », postulait Bergson. « Elle marque un déficit ; elle traduit une infirmité de notre perception, condamnée à détailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. »30 Sinon l’espace, désormais, n’aurait pas été aussi pourri — à la lettre, puisque qu’il se décomposait ; ni non plus aussi pourri au sens le plus vaste, puisque avec lui il décomposait tout le reste : la vraie vision, la vraie vie, la vraie durée.

L’espace, hélas ! restait toujours le même : l’homogène homogénéisant toutes choses, mais l’homogène nécessairement composite, puisqu’il ne cessait de désagréger la nature, de la diviser, de la fragmenter, de la disloquer, alors que l’hétérogène, lui, restait forcément solidaire, uni, continu, dynamique, en pleine forme, sans quoi Bergson n’aurait pu concevoir l’hétérogène à l’état pur, l’hétérogène aussi transparent que le cristal du temps. Pourquoi ne pas dire tout simplement l’hétérogène homogène ? Ou, pour se faire mieux comprendre, l’homogène hétérogène ? Contradiction dans les termes que Bergson reconnaissait volontiers, parce qu’elle dépendait toujours la même infirmité, comprise au plus profond de la langue ordinaire. « Les termes qui désignent le temps sont empruntés à la langue de l’espace. Quand nous évoquons le temps, c’est l’espace qui répond à l’appel. »31 Regardez-le, l’espace, il est décidément très vicieux. Ce que je veux dire, il m’empêche de le dire ! Et alors ? En réalité, l’hétérogène logographie une idée. Cette idée, tout le monde la comprend parce que tout le monde la voit, que ça vous plaise ou non, vous qui aimez « les distinctions tranchées, qui s’expriment sans peine par des mots, et les choses aux contours bien définis, comme celles qu’on aperçoit dans l’espace. »32 Et, cette idée-là, il fallait vraiment l’avoir.

« Nous voici dans la cour du lycée, trois ou quatre vigoureux garçons, Jacques Bizet, Fernand Gregh, Robert de Flers, et nous devinions soudain une présence, nous sentions un souffle près de nous, quelque frôlement sur notre épaule. C’était Marcel Proust, venu sans bruit, comme un esprit ; c’était lui, ses grands yeux d’Orientale, son grand col blanc, sa cravate flottante. Il y avait là quelque chose qui ne nous plaisait pas, et nous répondions par un mot brusque, nous esquissions une bourrade. La bourrade, nous ne la donnions jamais : bourrer Proust, c’était impossible, mais enfin nous l’esquissions, et c’était assez pour l’affliger. Il était décidément trop peu garçon pour nous, et ses gentillesses, ses tendres soins, ses caresses (incapables que nous étions de comprendre un cœur si blessé), nous les appelions souvent des manières, des poses, et il nous arriva de le lui dire en face », racontait Daniel Halévy33.

Ne me traite pas de pédéraste, lui écrivait Proust (alors au retour des vacances scolaires, à l’automne 1888, quand il entrait en Première à Condorcet)34. Ne croyez pas que Daniel Halévy n’avait pas de manières pour autant, ni qu’il ne savait pas prendre la pose quand il le fallait. Il le prouva largement. La voix terriblement haut perchée qu’il conserva jusqu’à son grand âge ne lui épargnait pas, non plus, les misères de la vie. Songez seulement que le petit Proust, le favori de sa cousine Straus, venait de passer une partie de ses vacances près de Chantilly, au château des Fontaines chez la baronne James-Edouard de Rothschild, et que débutait sa fulgurante ascension dans le monde.

Le Gaulois signalait la présence de Proust à un bal costumé chez la princesse de Sagan en juin 1891, à dix-neuf ans. Drumont avait épinglé l’un de ces bals Sagan dans sa France juive en relevant qu’« il ne s’agit pas ici de rastaquouères », mais de « tout l’armorial de France, toute la vraie noblesse », néanmoins en déplorant hautement : « Toute la juiverie est là, riant aux éclats de l’avilissement de cette malheureuse aristocratie. »35 Mais, déjà à seize ans, Proust louait une loge à l’Odéon pour inviter Mme Straus à la générale d’une pièce de Goncourt. Il dînait chez la princesse Mathilde, chez la comtesse Cahen d’Anvers, chez la duchesse de Rohan. Et il approcherait bientôt la petite bande qui se réunissait dans l’atelier de Blanche à Auteuil, alors que Lorrain, Montesquiou, Wilde, Beardsley, Gide se succédaient devant le chevalet du peintre ; une petite bande assez voyante, agitée par les brouilles et les réconciliations, mais qui se retrouvait encore chez Mme Straus. Demandez-vous comment le docteur et Mme Proust ont pu prendre une telle situation — à savoir que leur fils, encore lycéen, puisse mener une vie mondaine déjà très active et suprêmement élégante —, pour ne rien dire de ses camarades de classe.

« Tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même », certifiait Zola. « Un inverti est une désorganisation de la famille, de la nation, de l’humanité. L’homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie le jour où ils ne font plus ce qu’il faut pour en faire. »36 Zola préfaçait L’Homosexualité et les types d’homosexuels, ouvrage du docteur Laupts auquel revenait, depuis les années 1880, de répandre les thèses de la psychiatrie allemande en France. La bibliothèque du docteur Proust lui réservait sûrement une place. Pariez que son fils s’y intéressa.

L’homogène ne désignait pas seulement l’être indifférent à tout ce qui n’est pas soi ; l’homogène définissait le champ d’action de la cellule maligne, il englobait l’espace où son cancer proliférait, et nécessairement la civilisation malade d’elle-même que dominait précisément le même.

L’homogène catégorisait l’homosexuel à la lettre, mais il constituait une étiologie qui ne se limitait pas à l’étude des pédérastes et des tribades. Israël exigeait autant l’amour de soi que Sodome et Gomorrhe. S’il produisait l’être tout court, l’homogène ne produisait pas moins l’homme quand il descendait au plus bas de l’échelle des valeurs morales et des modes d’existence, l’homme réduit à ce qu’il y a de plus détestable en l’homme.

« Dans l’histoire comme la nature, la pourriture est le laboratoire de la vie », affirmait Marx37. Mais il manquait à une dimension à sa théorie pour investir le champ médical. L’être animait encore, à son regard, le seul moteur de l’histoire, avec le pouvoir de recomposer les choses dans la mesure même où il détenait celui de les décomposer. La nature changée en marchandise se débarrassait des illusions qui rendaient l’être si naturel. Désormais l’être n’avait plus rien à voir avec la nature, il n’étoffait que le voile qui recouvrait la pourriture, un voile dont Marx ne doutait pas qu’il se déchirerait en ouvrant à chacun la perspective où se révéler autre que soi. En promouvant l’être, la secte juive avait accompli le cycle des révolutions dont résultait maintenant la conscience que soi, ce n’était justement pas soi, mais tout le reste, tout ce sur quoi l’attention ne s’était pas portée, où inéluctablement elle finirait par se porter en abolissant la souffrance.

« Marx, le futur dictateur allemand, est juif. Or il n’est pas de vengeance plus implacable que celle d’un Juif », constatait Eduard Tellering (qui fut le correspondant de Marx à Vienne, avant de passer au service du gouvernement prussien)38. La Question juive changeait le regard de l’Allemagne sur Israël. La secte se confondait maintenant avec le monde. Pour autant, Israël n’opérait que par hallucination. Il pénétrait seulement la conscience en la persuadant qu’elle n’appartenait pas à un Allemand mais à un Juif. Qu’il se nomme Jésus, Rothschild ou Marx, cela revenait toujours au même. « Rothschild était dans la Commune comme il le fut dans l’Opportunisme, comme il est dans l’Anarchie, comme il est dans le Socialisme, comme il est dans tout ! » certifiait Drumont39. En somme, on devenait juif comme on devenait homosexuel. On le devenait malgré soi, contre sa volonté, poussé par une force qui ne dépendait pas que du pouvoir du capital, mais d’une puissance ancrée dans sa chair, dans ses muscles, dans son sang.

« Mon idée, c’est devenir Rothschild », avouait Dostoïevski. « J’invite le lecteur au calme et au sérieux. Je répète : mon idée, c’est devenir Rothschild, devenir aussi riche que Rothschild ; pas simplement riche, mais riche précisément comme Rothschild. »40 Décidément l’homogène dépassait le stade de l’économie politique pour franchir les limites de la psychiatrie. Si l’usure, le culte du profit, la masturbation, l’homosexualité, la toxicomanie, la névropathie, la télégonie, la syphilis héréditaire entraient en jeu dans le processus de l’homogénéisation, elle ne requérait pas moins la théorie des deux races qu’avait initié Henri de Boulainvilliers. Et de solliciter l’hétérogène. Comment s’en passer ?

L’hétérogène ne se réduisait pas non plus à l’hétérosexuel. L’hétérogène constituait l’autre à l’état pur, l’autre inaltérable, l’autre qui ne peut devenir que de plus en plus authentiquement autre. La psychiatrie allemande revenait au principe de base de l’artisanat. Fabriquer une humanité performante où se dépasser, où accomplir des exploits, où se rendre toujours meilleur, exigeait d’adhérer aux règles de l’art. Pour obtenir le meilleur, il fallait commencer par éliminer le plus mauvais. À la lutte des classes, la médecine substituait la guerre biologique entre l’autre à l’état pur et le même parasite.

Mais, s’il mesurait le poids de cette menace, Proust l’exorcisait avec une audace sidérante pour un lycéen : J’aimerais dire à J[acques] B[izet] que je l’adore et à x ou y que je suis décadent, confiait-il durant la même rentrée scolaire à Robert Dreyfus, un autre de ces condisciples. Un autre plaisir serait de dire du mal de nos amis « ma chère ». Jouant la comédie, étant autre que moi, j’en puis médire, sans crime. De moi aussi.41

Ainsi Proust, à dix-sept ans, créait le Narrateur. Désormais, pour parler du même, il lui fallait animer le mouvement de l’autre qui produisait en surface les remous où se laissait deviner la vie dans les profondeurs d’un tout autre que l’autre, et confier à son humour le soin de réprouver son existence. Je ferais même volontiers mon portrait, un petit coin de mon portrait : « Connaissez-vous X, ma chère, c’est-à-dire M[arcel] P[roust] ? Je vous avouerai pour moi qu’il me déplaît un peu, avec ses grands élans perpétuels, son air affairé, ses grandes passions et ses adjectifs. Surtout il me paraît très fou ou très faux. Vous reconnaissez Bloch maintenant ?

Jugez-en. C’est ce que j’appellerais un homme à déclarations. Au bout de 8 jours, il vous laisse entendre qu’il a pour vous une amitié considérable et sous prétexte d’aimer un camarade comme un père, il l’aime comme une femme. Il va le voir, crie partout sa grande affection, ne le perd pas un instant de vue. Les causeries sont trop peu. Il lui faut le mystère et la régularité des rendez-vous. Il vous écrit des lettres… fiévreuses. Sous couleur de se moquer, de faire des phrases, des pastiches, il vous laisse entendre que vos yeux sont divins, et que vos lèvres le tentent. Le fâcheux, ma chère, c’est qu’en quittant B qu’il a choyé, il va cajoler D, qu’il laisse bientôt pour se mettre aux pieds de E, et tout de suite après sur les genoux de F. Est-ce un p… [édéraste] ? »42

Si la lutte des classes requérait la masse capable de changer le poison en remède, elle ne se comprenait pas moins dans un champ de forces où les tensions se rapportaient à des quantités réellement mesurables. Marx théorisait la solidarité nécessaire à la révolution à partir d’une science qui, au-delà de l’économie politique, relevait de la physique et des mathématiques, à considérer les unités d’un ensemble social où l’un vaut forcément l’autre, où l’un pèse le même poids que l’autre, où l’un se reconnaît en l’autre, sans quoi l’ensemble ne serait pas solidaire.

Bergson songeait à tout autre chose, encore qu’il visait le même objectif que Marx, car il s’agissait toujours de théoriser la solidarité, mais en l’envisageant tout autrement, à partir de qualités, de vertus spécifiques, de degrés de couleur en quelque sorte, de degrés en intensité, de degrés en pureté comme en allant du noir au blanc, de degrés où réaliser la fusion universelle.

La solidarité, c’était bien joli, mais tout le monde déplorait déjà et déplore encore son absence. Songez-y. La fusion, ce serait bien mieux que la solidarité, ce serait bien plus solide que la solidarité. La fusion, ce serait justement la solidarité à l’état pur.

Pourquoi l’espace nous interdit-il de fusionner ? — Parce qu’il exerce sur le temps une pression si monstrueuse que nous avons l’impression d’être séparés ontologiquement les uns des autres.

Pourquoi la révolution prolétarienne n’a-t-elle pas eu lieu ? — Parce que Marx envisageait la masse comme un ensemble d’éléments distincts, unis par la conviction de leur force. Et alors ? Une force n’est rien si elle est produite par un raisonnement intellectuel. Regroupez-vous tant que vous voudrez pour former un parti de masse, vous n’empêcherez pas vos semblables de nourrir des intérêts divergents et de poursuivre des stratégies personnelles, pour mettre le parti au service de leurs propres ambitions. Vous ne l’empêcherez pas parce vous situez votre parti dans l’espace et que vous le pulvérisez avant même de l’avoir formé. Vous croyez avoir à faire à une masse, vous n’avez à faire qu’à de la poudre, qu’à la poussière, qu’à de la cendre. Comment voulez-vous opérer une fusion avec de la cendre ?

Comment voulez-vous penser quand la pensée se réduit en cendres ? Les mots, toujours plus secs et sectionnés, dont use la langue de l’espace ne cessent de se retrancher, chacun bien aligné, fixé, fiché dans sa petite case. Eh bien, regardez-les, les mots étendent un cimetière à perte de vue. Depuis que l’écriture alphabétique s’est substituée à la logographie, nous ne pouvons plus parler la langue du temps. L’apprentissage de l’alphabet nous a condamné à la stérilité et à la cécité. Ni les idées, ni les mots, ni les choses ne sont capables de procréer. L’espace nous contraint à l’homosexualité conceptuelle et à l’impuissance de la synagogue. Nombre d’instituteurs défendent aujourd’hui un autre mode d’apprentissage de la lecture sous le nom de « méthode globale ». Oui, mais ils recourent à un artifice puisqu’ils ne disposent plus de hiéroglyphes. Cela devient de plus en plus difficile de se libérer de l’être pour devenir animal ; devenir non un animal, ni un ni deux ni trois, non ; devenir véritablement une meute.

« Qu’est-ce que la masse ? C’est, répond Newton, le produit du volume par la densité. — Qu’est-ce que la force ? — C’est, dira Kirchhoff, le produit de la masse par l’accélération. Mais alors, pourquoi ne pas dire que la masse est le quotient de la force par l’accélération ? » suggérait Poincaré, encore qu’il faisait remarquer que « pour déterminer les masses des corps célestes, on se sert d’un principe tout différent. La loi de la gravitation nous apprend que l’attraction de deux corps est proportionnelle à leurs masses. Ce qu’on mesure alors, ce n’est pas la masse, rapport de la force à l’accélération, c’est la masse attirante ; ce n’est pas l’inertie du corps, c’est son pouvoir attirant. »43

En réalité, le calcul revient au même, puisque la matière est homogène dans l’espace, en tout cas jusqu’à preuve du contraire, car on pourrait très bien concevoir un univers où les étoiles se composeraient de matière chacune intrinsèquement différente, mais interférant les unes sur les autres pour former la gamme harmonique où saisir le principe de la vie.

Regardez. Voilà une étoile de très haute gamme, une étoile Dior. Et voilà une étoile de bas de gamme, un étoile Prisunic. L’étoile Dior exercera un pouvoir bien plus attirant que l’étoile Prisunic. Elle entraînera avec elle le mouvement de toute la galaxie comme un chef de meute, sans nourrir pour autant des ambitions personnelles. Comment voulez-vous qu’une étoile ait des ambitions personnelles ? Elle entraînera le mouvement comme on respire. Peu importe la masse. La force, alors, ne dépend plus que de la qualité.

Les amies de Proust, Clermont-Tonnerre ou Noailles, envoyaient leur valet de pied au Collège de France pour réserver leur siège au cours de Bergson, au moins aussi bondé que le serait en mon temps le cours de Michel Foucault ou celui de Roland Barthes. Il ne réunissait pas que des femmes du monde. Il attirait des syndicalistes, des socialistes, des anarchistes issus du mouvement dreyfusard conduits par Daniel Halévy et Charles Péguy, ou des militants de l’Action française, des Jeunesses royalistes, des Cercles catholiques ouvriers, venus du bord antagonique, mais rassemblés par la même pensée. Pour autant les bergsoniens ne se retrouvèrent pas qu’à Vichy dans le cabinet du maréchal Pétain ; ils furent aussi nombreux à Londres dans les Forces françaises libres, à commencer par le général de Gaulle.

« Il n’y a ni Juif ni Grec ; ni esclave ni maître ; ni homme ni femme ; car vous tous, vous êtes un en Jésus Christ », assurait Paul de Tarse44. Marx ne l’assurait pas moins, sauf qu’il se passait de l’être pour n’en retenir que le nombre. « Hegel disait : “La pure pensée, le pur être ou rien, c’est une seule et même chose” », rappelait Marx45. Que l’on observe la jauge pleine ou la jauge vide, ce que l’on considère, c’est toujours la jauge. L’indifférence à tout ce qui n’est pas soi, quand Marx constatait que soi, c’était zéro, induisait forcément la conscience d’autrui et la nécessité de ne faire qu’un avec autrui.

Mais comment la corruption, la décomposition, la pourriture pourraient-elles recomposer les choses ? Pulvérisées, les choses cessaient d’être aussitôt les choses. Au regard des psychiatres allemands, la force pulvérisante qui vidait la jauge différait radicalement de la force reconstituante qui la remplissait. Peu importait le contenant, ce qui comptait, c’était la qualité du contenu.

L’espace solidaire que Marx théorisait ne contenait que des éléments ramenés à zéro et devenus semblables parce qu’ils ne possédaient plus rien, pas même la conscience de soi, tout juste celle d’autrui, seule condition pour produire le levier qui emboutirait l’histoire. Eh bien, essayez. Accumulez une masse de zéros, vous obtiendrez toujours zéro. Pour en finir avec la souffrance et produire la fusion universelle, les psychiatres allemands envisageaient une tout autre solution. Ils étaient loin d’être les seuls à y songer. Fallait-il encore que Bergson en livre la théorie la plus limpide. Elle n’était pas moins géniale que celle de Paul ou de Marx.

J’avais un appartement assez bien boulevard Haussmann, j’habite — n’ayant rien trouvé d’autre — un taudis pour 16 000 francs rue Hamelin, annonçait Proust à Lionel Hauser, son homme d’affaires46. Stupéfié par le montant exorbitant du loyer, Hausser le mit aussitôt en garde : « Tu dois pouvoir obtenir pour ce prix-là un appartement très cossu. Si donc on ne t’a procuré qu’un “taudis” tu as été une fois de plus victime de ton excessive bonne foi. Comment veux-tu dans ces conditions-là arriver à joindre les deux bouts ? »47

Ta lettre était très gentille, mais m’a fait beaucoup de peine. Tu m’as dit : « je démissionne ». Certes c’est matériellement un grand malheur pour moi. Mais fût-ce un bonheur que la peine serait la même. Je ne m’habitue pas aux choses qui finissent. Je serais aussi triste de quitter un taudis pour un palais, qu’un palais pour un taudis.48

La qualité ne dépend que des habitudes. L’avion est le moyen de transport le plus sûr, dit-on. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut me faire ? Si je n’ai jamais pris l’avion, le premier voyage me semblera des plus inquiétants. Si je prends l’avion tous les jours, je me féliciterai d’avoir la chance de me déplacer aussi vite, mais alors, c’est prendre le métro qui ne me semblera plus du tout rassurant, pour peu que j’en aie perdu l’habitude.

La valeur intrinsèque d’une époque, d’un lieu, d’un objet, d’une personne, d’un discours ne cesse de varier. Ce que l’on a adoré, on peut toujours le détester. Ce que l’on a désiré, on peut toujours ne plus s’en soucier. La gamme des couleurs ne change jamais dans l’arc-en-ciel. La lumière se réfracte toujours de la même façon dans son spectre. Mais la gamme des qualités que j’éprouve se bouleverse en permanence. Jadis prendre l’avion m’était un supplice, aujourd’hui c’est une joie. Jadis j’étais indifférent à la peinture de Dürer, aujourd’hui j’admire sa beauté. Mais qui sait si, demain, je l’admirerais encore ?

Bergson n’envierait pas autant l’animal si l’animal n’obéissait pas toujours aux mêmes habitudes. C’est à cette seule condition que la gamme des principes vitaux qu’il concevait pouvait fixer à jamais une harmonie préétablie et réaliser la synthèse de la vision a priori. Si elle constituait ce qu’il appelait la mémoire à l’état pur, elle n’impliquait pas moins l’immobilité à l’état pur.

Hissée par une mécanique grinçante, dans un tremblement de boiseries et de vitres, une cabine d’ascenseur transportait alors, en 1920, les visiteurs de Proust jusqu’à son cinquième étage. L’appartement de la rue Hamelin se partageait en cinq pièces, moins vastes qu’au boulevard Haussmann, mais selon un plan à peu près identique qui lui permettait d’y reconstituer ses rituels. Seulement, maintenant, il y disposait d’une vue.

Au cinquième étage du côté cour, elle plongeait sur une pelouse sillonnée par des haies d’où émergeaient quelques arbres. Maintenu dans une intimité un peu rance, la mosaïque de ce jardin valait à cette part du XVIe arrondissement d’exhaler l’odeur charnelle et entêtante du faubourg Saint-Germain. L’ambassade des Etats-Unis y déployait la façade la plus monumentale, face à un petit hôtel particulier. Proust n’avait plus qu’à orienter son regard sur ce lieu pour retrouver l’odeur de la petite cage d’Odette et sa volupté quand Swann l’y rejoignait sans savoir le fruit empoisonné qu’elles produiraient nécessairement.49

Si l’esthétique de Botticelli joue le rôle d’une espèce d’agence de publicité qui assimile Odette à l’objet de consommation le plus désirable, l’esthétique de Botticelli ne corporifie pas moins la gamme des valeurs éthiques sans quoi Swann ne pourrait désirer Odette. Botticelli en donnant un visage à Zéphora ou à la Vierge ne façonne pas qu’une icône ; Botticelli met en jeu dans l’icône ce qu’il y a de plus admirable selon l’éthique juive : le don de soi, la compassion, le secours, la délicatesse, la douceur, la main tendue à l’autre. Comment lui affecter une valeur mesurable, un nombre, un chiffre ? Il faudrait être une brute !

Swann n’ignore pas pour autant qu’Odette se prostitue. Mais s’il la payait, il ne l’aimerait pas. Faut-il encore qu’Odette prenne le visage de Zéphora ou de la Vierge, faut-il encore qu’il la voit vraiment : condition nécessaire pour qu’elle surgisse comme l’étoile Dior, l’étoile de l’amour à l’état pur. Swann n’en paiera pas moins le prix. Seulement l’argent, alors, perdra sa charge vulgaire, l’argent retrouvera sa fonction liturgique originelle. L’argent n’achètera plus rien, l’argent se sacrifiera, l’argent s’offrira comme une obole, une oublie, une prière, une demande de pardon, de purification. Car Swann n’ignore pas non plus, même s’il veut l’ignorer, qu’Odette est une étoile Prisunic. Sinon, elle ne serait pas si charmante ; sinon, elle ne l’émouvrait pas autant ; sinon, il ne se reconnaîtrait pas en elle.

« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »50 Par cet aveu, Swann énonce précisément la raison pour laquelle l’espace se rendait si détestable au regard de Bergson : ce que j’ai tellement aimé jadis, à présent je ne l’aime plus. Comment saisir le principe de la vie à partir d’un tel système de valeurs ? L’amour, s’il se change en indifférence ou, pis, en marchandise perd sa cohésion et, la perdant, il pulvérise tout le reste. L’amour ne se réduit plus qu’à une aventure tarifée. Comment fonder une morale stimulante, dynamique, optimiste, sur une expérience aussi sordide ?

Swann n’établit pas moins une parallaxe en se faisant cet aveu. Tandis qu’un œil se fixe sur le temps, l’autre œil calcule la distance entre le présent et le passé. Seulement le temps, alors, signifie tout autre chose que ce à quoi pensait Bergson. Jadis Swann voyait la jauge pleine. Aujourd’hui il la voit vide. Ce qui apparaît à Swann, c’est encore la jauge, l’instrument de mesure, l’outil de signification, la langue où éprouver un et zéro.

Observez à nouveau l’apôtre Paul peint par Dürer. Il ne tient pas seulement une épée, il tient un livre, un livre très volumineux, la Bible enfin achevée, la Bible livrée comme l’objet de consommation le plus désirable. Très bel objet, en effet, que Paul porte comme on porterait un nouveau-né. Le fondateur du christianisme présente les Saintes Ecritures comme la Vierge présente l’enfant Jésus, selon le même programme iconologique, à ceci près que Paul lui impose un caractère hautement viril.

De l’autre côté, près de l’apôtre Pierre, l’évangéliste Jean a ouvert un livre beaucoup moins volumineux, sûrement l’un de ses ouvrages, sans doute le récit de l’Apocalypse qui clôt le cycle biblique. Cet ouvrage, il l’a apporté à Pierre pour l’inviter à vérifier la justesse de ses prophéties, en mettant précisément en jeu la nécessité de la lecture et de la relecture, quitte à déchiffrer les mots comme on analyse un film image par image.

Paul et Jean dessinent deux figures symétriques de même taille, de même corpulence, d’autant que, pour les peindre, Dürer a fait poser un même modèle. Regardez-les attentivement. Paul et Jean représentent le même homme, à deux âges différents : à l’âge où le livre s’écrit, et à l’âge où le livre est là, dans sa forme définitive.

Vous voyez le jeune homme qui observe Paul, d’un regard où se lisent à la fois la stupeur et la vocation à témoigner, c’est l’évangéliste Marc. Dans sa main, il serre le rouleau de sa profession de foi, à l’âge où le livre se conçoit.

Là encore, Dürer a fait poser un même modèle pour peindre Marc et Pierre. Seulement Pierre expose les traits d’un vieillard à l’âge où, au livre, se sont substituées la lecture et la relecture qu’allégorise la clef. Un vieillard où l’on reconnaît difficilement les traits du jeune homme de l’autre côté, un vieillard dont le regard s’est retourné sur soi comme un gant. Pourquoi ? — Parce que Pierre est devenu aveugle. La clef lui sert de bâton pour se guider. L’Apocalypse, Jean la lui lit. Pierre ne peut la lire qu’intérieurement. À l’icône, à l’objet, au livre, succède la voix, le parfum, la saveur qui permettent au lecteur de voir sans avoir des yeux pour voir.

Si les quatre saints illustrent les quatre âges de la vie, ils ne créent pas moins les deux côtés où envisager la vie : par la lecture, d’une part ; par la vocation, de l’autre.

Si Méséglise était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui, ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient, songe le Narrateur51 en opposant les deux côtés de la Recherche qui, comme le diptyque de Dürer, forment les deux volets, les deux yeux, les deux points de vue disjoints, le zéro et le un sans lesquels on ne pourrait établir la parallaxe, ni percevoir la jauge en quoi consistent l’intelligence et ce qui précède l’intelligence, sans lesquels non plus on ne pourrait se situer dans l’espace-temps.

Le peintre ne peint pas que des figures, il se donne la vocation d’un mathématicien, il construit une forme géométrique dont l’harmonie et l’élégance ne sont jamais immédiatement visibles ni prévisibles, une harmonie et une élégance qu’il faut aller chercher soi-même parce qu’elles ne dépendent plus que de sa lecture et de sa vocation.


1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 8.

2 Ibid., pp. 8-9.

3 Samuel-Henry Berthoud, Petites chroniques de la science, Garnier, t. II, p. 222.

4 Jacques-Joseph Moreau, cité par Michel Jeanneret, La folie est un rêve : Nerval et le docteur Moreau de Tours, Persé, p. 62, réédité en ligne.

5 Ibid., p. 62.

6 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 15.

7 Edouard Drumont, La France juive, Flammarion, t. II, p. 59.

8 Ibid., t. II, p. 59.

9 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 96.

10 Bernard Lazare, L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, en ligne, kropot.free.fr

11 Gottfried Wilhelm Leibniz, Lettre au Père Joachin, Bouvet du 15 février 1701, in Monadologie, Flammarion, p. 77.

12 Fernand Braudel, Les Mémoires de la Méditerranée, Fallois, p. 299.

13 Marcel Proust, Journées de route en automobile, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 66.

14 Aristote. Problematica, XV,10.

15 Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Flammarion, pp. 88-89.

16 Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard et ses enfants, Champion, p. 82.

17 Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, t. II, pp. 105-106.

18 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Gallimard, p. 145.

19 Elizabeth de Clermont-Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard et ses enfants, Champion, Avant-propos, p. IX.

20 George D. Painter, Marcel Proust, Mercure de France, t. II, p. 121.

21 Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, en ligne, marxists.org

22 Marcel Proust, Mélanges, in Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 89.

23 Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, Pléiade, p. 397.

24 Marcel Proust, Correspondance avec Mme Straus, Livre de poche, pp. 34-35.
25 Edmond de Goncourt, Journal, Laffont, t. III, pp. 598 et. 907.
26 Jean Lorrain, La Lanterne magique, in Histoire de masques, p. 56 — cité par Jean-Jacques Yvorel, La morphinée : une femme dominée par son corps, Persée, p. 109, réédité en ligne.

27 Gustave Schlumberger, Mes Souvenirs, Plon, t. II, p. 309.

28 Paul Bourget, Cosmopolis, Lemerre, p. 101.

29 Marcel Proust. Lettres, Plon, page 421.

30 Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, PUF, p. 10.

31 Ibid., p. 10.

32 Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, p. 11.

33 Daniel Halévy, Pays parisiens, Grasset, pp. 122-123.

34 Marcel Proust, Lettres, Plon, p. 86.

35 Edouard Drumont, La France juive, Flammation, t. II, pp. 107-108.

36 Emile Zola, préface à L’Homosexualité et les types homosexuels, par le docteur Laups, Vigot frères, p. 4.

37 Karl Marx, Le Capital, Pléiade, pp. 994-995.

38 Eduard Tellering, cité par Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, Calmann-Lévy, t. II, p. 236.

39 Edouard Drumont, La Libre Parole — cité par Guy de Rothschild, Contre bonne fortune, Belfond, p. 351.

40 Fédor Dostoïevski, L’Adolescent, Pléiade, p. 209.

41 Marcel Proust, Lettres, Plon, p. 81.

42 Ibid., p. 81.

43 Henri Poincaré, La Science et l’Hypothèse, en ligne, univ-nancy2.fr

44 Paul de Tarse, Epître aux Galates, 3, 28.

45 Karl Marx, lettre à Friedrich Engels du 28 novembre 1860.

46 Marcel Proust, Correspondance, Plon, t. XVIII, p. 453.

47 Lionel Hauser, lettre à Marcel Proust du 3 novembre 1919, in ibid., p. 457.

48 Marcel Proust, Correspondance, Plon, t. XIX, p. 40.

49 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, p. 358.

50 Ibid., t. I, p. 375.

51 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, t. I, pp. 132-133.