Interview avec Emmanuelle Joseph-Dailly
Vous avez enquêté durant trois ans sur le Front National. Quel était le but de votre démarche ?
En 2002, Jean-Marie Le Pen arrive au second tour des élections présidentielles. Il a 17% des voix, ce qui veut dire qu’un français sur cinq a voté pour lui. A l’époque, je suis une jeune khâgneuse et je me demande si dans ma promotion, parmi ces gens qui s’apprêtent à faire des études supérieures, il y a aussi des votants Front National, ou si les études et la culture font office de rempart aux idées d’extrême droite. C’est cette problématique qui germe dans ma tête. A l’époque, on se rend compte que toutes les analyses sociologiques montrent que le vote FN va en raison inverse du diplôme. Je me pose alors la question de savoir si cela est vrai dans tous les cas.
De tout temps, il y a eu des élites dans l’ombre du Front National. Elles sont derrière Marine Le Pen comme elles étaient auprès de son père. Et l’épisode Mégret[1] a été un bon exemple de polytechnicien, de technocrate, qui n’avait pas réussi à s’intégrer. J’ai voulu enquêter sur ces gens qui étaient les têtes pensantes du FN et voir ce qui motivait leur vote. Le but était également de comprendre s’il s’agissait d’un vote idéologique, opportuniste, ou encore contestataire.
Il y avait à l’époque déjà beaucoup d’écrits sur le Front National, mais rien sur les élites du mouvement, à l’exception de quelques articles isolés. Ce sont les résultats du vote parisien à l’élection présidentielle qui ont achevé de me convaincre de me lancer dans cette enquête : en 2002, c’est dans le 16eme et dans le 8eme arrondissement que le vote Front National est le plus haut. Ce sont les deux seuls arrondissements qui dépassaient la barre des 12%. Deux arrondissements pourtant peu réputés pour leur misère sociale…
Quelles conclusions pouvez-vous en tirer?
Ce qui ressort de mon étude, c’est que ces militants très diplômés qui votent Front National, loin d’être repoussés par les idées nationalistes, sont attirés vers elles. Ils estiment avoir les clés de lecture pour comprendre la politique et faire le bon choix, ce qui les renforce dans leurs convictions. Leur vote n’est jamais virevoltant. Ils sont attachés au nom Le Pen comme aux idées qui l’accompagnent. Ce sont des gens qui viennent de familles qui prônent des schémas normatifs de nature autoritaire. Une norme sclérosée de l’identité française qui revient constamment dans le discours de Jean-Marie Le Pen et de sa fille. Cette norme implique souvent un positionnement contre l’avortement, pour la peine de mort ou encore pour un état répressif. Ayant grandi dans ces familles de droite autoritaire, ancrées dans une tradition nationaliste et xénophobe, même de manière sous-jacente, les diplômés sont poussés de manière toute naturelle vers le parti lepéniste.
Ce qui est intéressant, c’est que ces militants diplômés viennent quasiment tous de familles qui ont été boulangistes, maréchalistes, poujadistes…Cela les insère dans un courant de droite nationaliste extrêmement clair. Il y a un respect de l’État français et de ses valeurs. Ils sont aussi généralement royalistes, d’un courant légitimisme, et souvent proche de la mouvance traditionaliste de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qui a longtemps été dans un courant schismatique du Vatican.
Qu’avez-vous pu constater concernant la gestion des bibliothèques d’Orange et de Marignane par les municipalités FN dans les années 90 ?
Je ne suis pas allée dans les villes du sud pendant mon enquête. Néanmoins, il y a plusieurs documentaires qui ont été réalisés sur la gestion des bibliothèques dans les villes d’Orange et de Marignane dans les années 90. C’est donc surtout à partir des témoignages que j’ai pu recueillir, et des articles de presse de l’époque, que j’ai pu travailler.
A Orange et Marignane, après l’arrivée des maires frontistes, on s’aperçoit assez rapidement des changements concernant les titres de presse. Il faut savoir que le Front National a une vision décalée de l’échiquier gauche/droite. Souvent, les militants que j’interrogeais qualifiaient Le Figaro de journal d’extrême gauche et me disaient qu’ils préféraient lire Libération « qui au moins avait le mérite de s’avouer de gauche ! » Il y a même un ancien colonel de l’armée française, qui m’a confié qu’il lisait le Figaro « pour appréhender la manière dont les intellectuels français avaient eu le cerveau lavé par la politique bien-pensante ».
Dans les abonnements de presse des bibliothèques, il y a eu beaucoup de changements : la presse de gauche a été résiliée et remplacée par des abonnements comme Français d’abord qui est la lettre du Front National, ou Rivarol et Minute qui sont des journaux d’extrême droite. C’est l’une des premières mesures prises par les nouveaux maires en place.
Au niveau des fonds documentaires, il y a aussi eu des changements : certains ouvrages n’ont pas été renouvelés, tandis que d’autres apparaissaient en nombre : il pouvait y avoir 5 à 6 exemplaires du même ouvrage de Jean-Marie Le Pen par exemple ! Il y a également eu également des commandes d’ouvrages de Brasillach, dont les œuvres ont été mises en présentoir de la bibliothèque de Marignane, ou de Jean Raspail, sur les thèmes de l’immigration/invasion, ou encore d’Henri Coston et Emmanuel Ratier qui sont des figures bien connues de l’extrême droite française.
Par ailleurs, certaines thématiques ont été bannies : les livres sur l’homosexualité par exemple, ou la sexualité, le féminisme…
Peut-on qualifier ces pratiques de censure tacite ?
Le Front National a toujours fait mine de prôner une liberté d’expression pour tous. Derrière ce souhait, il y a un clin d’œil absolument évident à tous ceux qui sont pour l’abolition de la loi Gayssot, votée en 1990, et qui qualifie de délit toute contestation de crime contre l’humanité. Elle est vilipendée par tous les militants frontistes qui se disent que, si elle était supprimée, ils auraient une liberté d’expression totale sur leurs thèmes de prédilection. Marine Le Pen insiste sur cette libre expression dans son programme. Simplement, les mesures qu’elle envisage ne vont pas en ce sens. Élue, elle promet notamment d’inscrire dans la Constitution la fin de la reconnaissance des communautés au sein de la République, ainsi par exemple que l’interdiction pour les clandestins ou leurs soutiens de manifester. Elle se situe par la même clairement contre une liberté d’expression au sens large.
Mais je crois qu’au fond, la question est surtout de savoir ce qu’il est admissible de trouver dans les bibliothèques municipales. Et c’est une question qui peut faire débat, j’en conviens : la loi Gayssot peut elle aussi poser question de manière légitime. Simplement, à l’heure actuelle, la contestation de faits établis par l’histoire est punie par la loi. C’est un délit passible de dix ans d’emprisonnement. Ce qui n’a pas empêché le Front National de mettre dans ses bibliothèques de l’espace public des livres d’auteurs qui font l’apologie du IIIème Reich ou contestent l’Histoire telle que nous la connaissons.
Les études menées par Olivier Donnat[2] sur les pratiques culturelles des français attestent que la fréquentation des bibliothèques n’est que relative. Quel était l’enjeu, selon vous, de la politique menée par Front national dans ces bibliothèques ?
C’est une question intéressante. Dans son étude, Olivier Donnat montre que 70% des Français n’entrent jamais dans une bibliothèque. Et maintenant que l’on est passé à l’ère du numérique, il estime que les Français ont arrêté de lire des ouvrages papier. La bibliothèque reste donc un endroit peu fréquenté. Mais je pense qu’elle n’en demeure pas moins un haut lieu symbolique de la culture et de la connaissance. Un lieu citoyen, qui favorise le partage du savoir, sur tout type de sujet. Il y a une symbolique forte quand on s’en prend aux fonds et aux commandes des bibliothèques. Cela veut dire que l’on commence subrepticement à « occuper le terrain ».
Par ailleurs, il est sûr que les livres ont un fort pouvoir d’éducation, aujourd’hui encore. Et c’est la raison pour laquelle le Front national proposait, dans les années 2000, de changer les programmes et de lutter contre ce qui était alors qualifié dans le programme du FN de « tentatives d’endoctrinement des élèves par les professeurs marxistes de l’Éducation nationale ».
D’ailleurs, les bibliothèques font souvent l’objet de sorties scolaires. L’absence de certaines thématiques pourrait s’expliquer par la tentation d’orienter la réception des plus jeunes…
C’est souvent par les jeunes générations que les choses passent. Dans le cas des militants du Front national, c’est souvent dès l’enfance qu’ils ont été familiarisés à ces thèmes et à ces idées politiques. Leurs familles baignaient dans ces atmosphères ethno-centrées.
Sauriez-vous quelle suite a été donnée à la gestion du FN dans les bibliothèques d’Orange et de Marignane ?
A l’issue d’une conférence que je donnais l’année dernière, un monsieur est venu me voir après mon intervention pour me dire qu’en sa qualité de libraire, on lui avait demandé de réapprovisionner les fonds de la ville de Marignane, après le passage du FN. C’était donc un témoignage vivant de quelqu’un qui avait pu constater les dommages culturels que la politique frontiste avait causé dans cette municipalité.
Ces pratiques semblent aller à l’encontre de la volonté affichée du Front National de Jean-Marie Le Pen de promouvoir et de célébrer la culture française. Ces événements sont-ils révélateurs, selon vous, d’une tentative de modelage d’une culture française spécifique ?
De tout temps, Marine Le Pen et son père ont dit vouloir accepter leur pays tel qu’il est, avec « ses périodes de splendeur, ses crimes et ses désastres ». Marine Le Pen l’écrit dans son autobiographie publiée en 2006 et l’a redit récemment dans une interview qu’elle donnait l’année dernière. Il y a donc une volonté affichée d’accepter la culture et l’Histoire de France dans sa totalité. Mais il s’agit d’une culture et d’une histoire bien spécifiques. Il y a par exemple des dates que Marine Le Pen rejette totalement : c’est le cas du 19 mars 1962[3]. Il y a surtout l’idée d’une culture française façonnée par le FN dans le schéma normatif d’une France blanche, chrétienne et hétérosexuelle. Le Front National considère comme divergeant, déviant, tout ce qui sort de cette norme : tout particularisme doit être refoulé pour pouvoir s’insérer dans une norme autoproclamée. Dans cette France que veut le FN, la diversité est considérée comme « un racisme inversé », dont pâtiraient les groupes majoritaires. Marine Le Pen revient constamment sur ces points-là, sur cette discrimination que subiraient les Français qu’elle qualifie« de souche », exactement comme le faisait son père.
Toute l’Histoire peut être vue d’un certain regard. Ce qui est intéressant, c’est de voir que Marine Le Pen, malgré toutes ses prétendues références à la République française, choisit de citer des personnalités comme le contre-révolutionnaire Antoine de Rivarol pour appuyer ses propos. Un personnage qui a donné son nom au journal éponyme le plus raciste et le plus antisémite qui soit. Et en citant son nom lors d’interviews télévisuels, Marine le Pen révèle un positionnement clair.
Le fait de se positionner en tant que victime de censure peut-il servir à légitimer ces pratiques ?
Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre concernant la tentative d’obtention des signatures. La posture de victime supposée que cherche à prendre le Front National lui permet de dire qu’il serait normal que l’on donne une place aux ouvrages des personnalités de l’extrême droite française
Cela permet d’appuyer la théorie qui consiste à dire que la censure autour du Front National renforce le parti. C’est une conviction que je porte depuis le début et qui est je le crois, encore vraie aujourd’hui : censurer le FN, l’empêcher d’avoir un libre accès aux médias ou aux plateaux radios, renforce les militants frontistes dans leur croyance qui consiste à penser que si on les empêche de s’exprimer, c’est parce qu’ils détiennent des vérités que l’on cache aux Français. J’ai souvent qualifié en ce sens les élites du FN de « Galilée de la politique » parce qu’ils estimaient souvent avoir raison seuls contre tous. Il arrivait très souvent que des militants me disent en riant que dans quinze ans, je découvrirais qu’ils avaient eu raison avant tout le monde.
A titre personnel, j’estime qu’il était extrêmement important que Marine Le Pen puisse se présenter à l’élection présidentielle. Une candidate en devenir qui rassemble entre 16 et 20% des intentions de votes à l’élection présidentielle doit pouvoir se présenter. Et les idées du Front National doivent par conséquent être combattues au sein du jeu démocratique. Car dans ce cadre-là, tout peut être mis en place pour empêcher le Front National d’accéder au pouvoir. Et cela a beaucoup plus de poids d’être rejeté par la vox populi que par les contraintes d’un système électoral. Si Marine Le Pen n’avait pas eu ses signatures, elle aurait pu crier à la censure, se placer dans la peau d’une victime d’un système inique, et ce, durant les cinq prochaines années. Et sans nul doute, les adhésions au FN auraient alors fleuries.
Il y aurait eu le risque de mettre l’extrême droite de côté, et d’éviter ainsi le débat politique à l’œuvre dans le jeu démocratique…
Exactement. Et Marine Le Pen aurait pu continuer à dire qu’elle aurait pu être élue si elle avait eu ses signatures.
Quel a été le bilan des villes gérées par le Front National durant cette période ?
D’une manière générale, les villes ont été gérées de manière désastreuse d’un point de vue économique. Orange est la ville qui a économiquement le moins souffert, même si son bilan culturel et social est hautement contestable. Toulon est quant à elle sortie du mandat frontiste surendettée, les caisses complètement vides.
Les municipalités ont fait parler d’elles pour emplois fictifs, les maires ayant pris l’habitude de placer leur famille et leurs proches aux postes importants. C’était une pratique courante. Par ailleurs, sur le plan social, les associations qui venaient en aide aux SDF ou qui travaillaient sur des problématiques d’insertion ont été remplacées par des antennes proches du FN. Ces dernières se sont vues confier des fonds importants. Il y a eu des investissements musicaux, artistiques sur des artistes proches du Front dans les valeurs prônées. Il y a eu toutes sortes de félonies, avec des adjoints qui essayaient de prendre la place de leur chef. De vraies tragédies grecques ! Le bilan de ces villes dépasse donc très largement l’aspect culturel et journalistique. A Vitrolles, il y a eu cette fameuse prime pour les enfants nés de parents européens. Finalement, le Conseil d’Etat s’y est opposé. A Marignane, il y a eu l’épisode des cantines : il s’agissait de restreindre l’accès des cantines aux enfants dont les deux parents travaillaient, ce qui discriminait les enfants de demandeurs d’emploi. Très rapidement, les menus ont été aménagés de telle manière que les enfants qui ne mangeaient pas de porc ne puissent plus manger à la cantine.
Tous ces éléments de gestion des municipalités frontistes dans les années 1990 ont été trop absents de la campagne présidentielle et de la couverture médiatique. Marine le Pen a malheureusement très rarement été interrogée sur ces bilans municipaux, ce qui est regrettable. Pourtant, le passage de la flamme bleue blanc rouge sur les municipalités du Sud a laissé derrière elle des brûlures certaines, dont les cicatrices subsistent encore.
[1] Bruno Mégret fut dans les années 80 et 90 une figure majeure du Front National.
[2] Olivier Donnat a réalisé de nombreuses études sur les pratiques culturelles des Français pour le ministère de la Culture et de la Communication. La dernière en date est une enquête de 2008, Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique, publiée en septembre 2009 aux éditions La Découverte.
[3] Le 19 mars 1962 : cessez-le-feu officiel qui met fin à huit ans de guerre en Algérie.
Certes ce serait une bonne stratégie de combat du FN que de lui opposer du factuel et des bilans dans les municipalités qu’il a gérées. Mais les années écoulées ne font-elles pas oublier les expériences ? Marine Le Pen est la première d’ailleurs à prétendre incarner un changement dans la continuité en succédant à son père et en reléguant à l’arrière plan cette génération du FN, dont certains ont gouverné dans le sud. D’ailleurs, nombre d’entre eux ne se sont-ils pas rapproché de l’UMP, notamment après le duel JMLP/Mégret ?
J’ai une autre interrogation, en lien direct avec les résultats de la présidentielle 2012 : comment expliquez-vous les scores faramineux réalisés par Marine Le Pen à Vitrolles ou à Marignane ? Est-on incapable de tourner la page là-bas ? Le FN a-t-il développé de nouvelles stratégies faisant oublier les expériences désastreuses des années 90 ? Votre article sous-estime cet aspect d’un ancrage local, de zones devenues des fiefs où dominent une certaine violence politique et une progressive acculturation démocratique.
intéressant