Après Jeff Koons et ses pitreries gonflables, après Murakami et ses pitreries infantiles, après le carrosse à six chevaux pour une fuite à Varenne de Veilhan, voici, nouvel hôte en majesté du château de Versailles, Bernar Venet, artiste aciériste français, à qui Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture et maître des lieux après Dieu, a confié le soin de rivaliser non plus, comme ses prédécesseurs, avec les kitscheries royales d’antan, mais, carrément, cette fois, avec la monumentalité du palais et la mégalomanie du Roi Soleil, Louis XIV en personne, ou plutôt sa statue équestre.
Le choix de Benar Venet est judicieux. Monumentaliste, s’il en est, Venet, enfant prodigue de l’art conceptuel new yorkais, qui ne jure que par Dan Flavin, Richard Serra et autres minimalistes « monosémiques » américains purs et durs, a peuplé de ses barres d’acier géantes, courbes, torsadées, circulaires ou droites, solitaires, en bouquets, ou enroulées à x exemplaires, maintes places et esplanades à Nice, Cologne, Hong Kong, la Défense, Berlin, Tokyo, Dallas, sans compter les Fondations, les Universités et les musées d’art contemporain, un peu partout dans le monde, qui se disputent ses oeuvres.
Venet à Versailles, ce sont sept pièces totalisant 250 tonnes d’acier corten. La plus spectaculaire est un bouquet de deux paires symétriques de huit arcs qui se touchent entre eux, chaque arc pesant huit tonnes et haut de 22 mètres. Le tout encadre la statue équestre de Louis XIV sur la Place d’Armes devant le château. Titre de l’œuvre : 86,5° x 16. (86,5° est la mesure de la courbure des arcs). Venet déclare que Versailles, est l’envers de lui-même. Reste, indépendamment du titre, que Louis XIV n’eut pas rechigné devant pareil encadrement, à sa démesure.
A bien la regarder, la statue équestre du Roi Soleil présente une étrangeté. Le cheval et son cavalier ne sont pas à la même échelle. Renseignements pris, l’œuvre ne fut pas une commande de Louis XIV, mais, plus d’un siècle après son règne, une commande de Louis-Philippe, en 1830. Le cheval avait déjà été sculpté par un nommé Cartellier en 1827, juste avant de mourir, pour la statue équestre de… Louis XV, place de la Concorde. Le cavalier, Louis XIV donc, est dû à un autre sculpteur, Louis Petiot, dix ans plus tard. On assembla le cheval de l’un et le cavalier de l’autre. Certains mauvais esprits, à l’époque, parlèrent d’un Roi Soleil monté sur un poney. Autre traitement anachronique de l’Histoire : alors que du temps du Roi Soleil, la Cour d’honneur lui était réservée pour ses entrées en grand équipage (le reste du monde pénétrait à Versailles par des entrées latérales), et que lui-même n’aurait jamais songé s’y statufier à son seul usage, cette statue posthume a connu plusieurs emplacements : Cour de Marbre, puis Cour d’honneur, et désormais, place d’Armes, les grilles royales, détruites à la Révolution, ayant été rétablies cette année. Résultat : la statue équestre se trouve désormais à l’extérieur du périmètre du château. Louis XIV n’est plus chez lui.
Saint-Simon qui n’aimait pas le Roi Soleil pour avoir réduit l’aristocratie française à une armée de courtisans pliés à son service, voués à sa gloire, Saint-Simon détestait Versailles, « ce chef d’œuvre si ruineux et de mauvais goût ». « On n’en finirait pas sur les défauts monstrueux d’un palais si immense et si cher. » « Tel fut le mauvais goût du Roi en toutes choses. » Qu’eut pensé le célèbre mémorialiste de la statue du despote royal, encadrée, magnifiée par Venet ?
L’art de Venet, qui trouve à Versailles et en Louis XIV, démesure à sa mesure, n’est pas tombé du ciel. Etablissons la généalogie du Monumentalisme contemporain, dont il est un des plus fiers représentants.
Alexandre Calder fut le grand ancêtre du Mega-Art, avec ses gigantesques Stabiles de Montréal et Chicago. Il fut suivi du Pouce de douze mètres de César à la Défense, puis d’Espoir de paix d’Arman à Beyrouth, un empilement de trente mètres de chars d’assaut coulés dans du béton, et de la Tour aux figures de Dubuffet dans l’île Saint-Germain à Issy les Moulineaux. Ce furent un peu plus tard Donald Judd en ses deux ranches et son fort de Marfa, au Texas, dédiant des kilomètres carrés au milieu du désert au Minimalisme mégatonnique américain, Dani Karavan créant un Axe triomphal de trois kilomètres à Cergy-Pontoise, Christo emballant le Pont-Neuf à Paris et le Reichstag à Berlin. Cette dernière décennie, la relève monumentaliste est venue de l’indien Anish Kapoor avec, entre autres monstres, une sculpture d’acier inoxydable de cent tonnes au Millenium Park de Chicago, Cloud Gate. Puis l’Ange de la métamorphose, alias Jan Fabre, installa au Louvre quarante pierres tombales entre lesquelles rampait un ombilic géant, dans la salle des Marie de Médicis de Rubens. Ce furent, ces dernières années, Anselm Kiefer et ses tourelles géantes aux portes de l’Enfer, baptisées Poussières d’étoiles, suivi des Promenades, stèles d’acier minimalistes-maximalistes de Richard Serra, tous deux investissant le Grand Palais à Paris, dans le cadre d’une suite annuelle d’expositions monographiques baptisée Monumenta et confiée aux Mega-Stars de l’Art. Invité de l’édition 2011, Anish Kapoor a conçu deux énormes structures gonflables, qui montent jusqu’à la verrière du Grand Palais, comme pour l’exploser avant de s’envoler dans le ciel de Paris.
Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus lourd, toujours plus cher : le gigantisme est devenu la marque de fabrique des Stars de l’art. Des stars qui fonctionnent au star-system à l’instar de leurs homologues de la musique ou du show business. Le principe est simple : dans la guerre de tous contre tous pour la célébrité mondiale, où une star, une mode artistiques chassent l’autre, la course au gigantisme, qui écrase visuellement le public comme les décibels d’un mega-concert de rock saturent les auditeurs, est l’arme atomique des stars de l’Art post-moderne pour s’approprier les suffrages de la foule, briller au firmament des medias internationaux et magnétiser leur cote, ventes en solo chez Sotheby’s et Christie’s, Foires de Bâle et Miami.
Dans la surenchère qui fait rage, qui, de Damian Hirst, Jeff Koons, Anish Kapoor, Bernar Venet, quel Chinois mégalo, sera le premier à exp(l)oser sur la lune ?
Voici le mode d’emploi. Prenez n’importe quel lieu monumental, sublime de préférence. Dans cet infiniment grand, mettez de l’infiniment grand ou, à l’inverse, de l’infiniment petit ; démultipliez à l’infini ou raréfiez à l’extrême, bref infinitisez ou néantisez. L’effet est évidemment « canon ». Appelons-le l’effet Gulliver. Jouez sur les oppositions binaires. Mettez du vivant dans du mort (Damian Hirst et sa demie-vache dans du formol). Du brûlant dans du froid. Du Néo dans de l’ancien. Du mécanique dans du figé. Du conceptuel dans du religieux. Du vulgaire dans du luxe. Du liquide dans du solide. Etc… Effet garanti.
Prenez le Grand Palais. Videz-le complètement, et placez au milieu de cette immensité en tout et pour tout une salade verte. Baptisez l’exposition Minimenta et votre « installation » Dénatura Rarum (par allusion à Lucrèce), en surfant sur l’unanimisme écologique d’aujourd’hui. Gagné ! Ou bien, si vous avez les moyens (à défaut, un sponsor du Luxe y pourvoira), louez cinq cent types, mettez-les tous en smoking, crânes rasés, figés en rangs d’ognon, regard fixe et l’index de la main droite en l’air. Titrez « l’exposition » Mise à l’Index, en protestation, direz-vous, contre la censure en Chine. Paris applaudira.
Tout, cependant, au royaume du méga-Art, n’est pas toujours aussi gratuit. Telle l’installation de Christian Boltanski, invité de Monumenta 2010. Philippe Dagen, critique au Monde, la décrivait ainsi : « La nef est jonchée sur toute sa longueur de vêtements étalés sur le sol de ciment et éclairés par des néons blancs. Une pince à cinq dents rouges monte et descend le long de ses câbles, à l’extrémité d’une flèche. Elle puise dans un immense tas de vêtements, les élève dans l’air et les lâche (…) Un bruit très puissant et durement saccadé de machine-outil retentit sous la verrière. Il couvre les battements de cœur diffusés dans la nef par de petits haut-parleurs (…) L’accumulation de vêtements – des dizaines de tonnes ont été nécessaires – et le vacarme de l’usine portent à son paroxysme l’idée d’un système inhumain. Il est impossible de ne pas penser au « Canada », cet endroit où, dans les camps, étaient stockés et triés les effets de ceux qui avaient été gazés. »
L’installation de Boltanski, destin personnel à l’appui, était tout sauf gratuite. La tragédie de la Shoah, car c’est bien d’elle dont il s’agissait, fut infinie. Sa traduction symbolique au Grand Palais en soixante-neuf carrés de vêtements déchus, surplombés de soixante-neuf fluos et ponctués de soixante-neuf battements de cœur différents, était à l’échelle de l’événement lui-même : démesurée. L’effet, pour qui avait l’intention de l’artiste présente à l’esprit ou l’induisait de ce qu’il voyait, était saisissant, effrayant.
Mais, aussi signifiante que fut cette installation, était-ce de l’art ou du spectacle ? C’était, en tant que mise en scène géante, du spectacle. Et si le thème sous-jacent n’avait pas été si massif, si grave, on aurait pu presque dire que, dans la forme, cela s’apparentait à un show. Un show impavide et glaçant, mais un show néanmoins.
Chez la plupart des Mega-Artistes, dont les sujets parfaitement profanes sont autant de prétextes à une geste aussi débridée que gratuite, le gigantisme relève de cette même hubris qui s’est emparée du capitalisme financier moderne, il participe du même esprit, reflète les mêmes fantasmes de toute-puissance qui hantent les traders de Wall Street ou les pétro-émirs bâtisseurs de tours infinies à l’assaut du ciel, à Abou Dhabi et ailleurs.
Boltanski représente cette année la France à la Biennale de Venise.
Monumenta accueillera l’an prochain l’inévitable, sempiternel, ennuyeux Daniel Buren.
Quant à Bernar Venet, outre viser lui aussi un prochain Monumenta, il projette, si les militaires français y consentent un jour, de poser une barre de soixante-dix mètres de long sur l’Arc de Triomphe à Paris, et, en attendant, de cercler un Arc majeur sur l’autoroute entre Metz et Thionville, immense anneau dans l’espace reposant sur un socle de 700 tonnes de béton.
On disait dans les années 80 : « Small is beautiful ». Faudra-t-il dire désormais : « Big is beautiful » ?
Société du spectacle ; artistes metteurs en scène d’eux-mêmes ; œuvres-« évènements » : le Mega-Art, à coller de si près au monde des puissants et à s’en faire le reflet, n’est-il pas en passe de réinventer un Académisme new look, devenir l’Art pompier de demain ?
Félicitations à l’auteur de cet article qui n’a pas froid aux yeux et ôse publier sa pensée, à une époque où il est de bon ton de tout admettre, même le pire, telles ces poutres métalliques fabriquée en Hongrie, d’après de vagues croquis de celui qui les signe, par des ouvriers métallurgistes exploités. Bernar Venêt
vit très confortabement aux Etats -Unis (en grande partie grâce aux commandes publiques de la France).
Souhaitons que l’ère du laid cède la place à l’art vrai.
J’ai bien aimé le style de votre texte, mais pas son contenu.
Versailles est le plus grand palais du monde, Beijing et sa Cité Interdite, n’est qu’un ensemble de petits bâtiments dans un grand parc. Idem pour le palais d’Istamboul.
Cette plastique de Venet encadrant Louis XIV, me semble évidente.
Vous n’aimez pas Buren?
Vous n’aimez pas l’art conceptuel?
Aimez vous les jardins à la Française?
Ceux qui ont aimé cet article, vont certainement apprécier ce lien:
http://www.festivaldupeu.org/
Cher Monsieur,
C’est avec grande attention que j’ai lu votre article dans lequel vous dénoncez, entre-autres, les poncifs de l’art contemporain.
C’est pourtant un texte qui utilise nombre des poncifs de la critique de l’art contemporain que vous produisez !
Vous n’échappez pas, malheureusement, à la règle du genre qui dénonce l’art en montrant comme il est facile à produire si, toutefois, on en possède les recettes (une idée simple, voire simpliste, quelques moyens, quelques amis bien placés, etc.).
Dommage que vous n’alliez pas plus loin dans votre analyse critique, elle me laisse sur ma faim. Et je me dis que tant que ceux qui dénoncent l’art contemporain utiliseront de tels arguments, il n’y a pas péril en la demeure ! Dommage, j’attendais mieux de « La règle du jeu »
Bien à vous.
Marc Sanchez