Pour ceux qui – comme quelques-uns d’entre nous, ici à la Règle du Jeu – se sont penchés, à Benghazi puis à Paris, sur cette tragédie libyenne, on peut d’ores et déjà tirer quelques enseignements.

Il est trop tôt, bien entendu, pour crier victoire. Kadhafi est toujours en place. Ses chars, ses tanks, ses avions n’ont pas été, à ce jour, mis hors état de nuire.

Reste que Benghazi, promis au pire et, en ce moment crucial, sauvagement bombardé, n’est pas tombé. Et le dispositif militaire international pour en finir avec ce pantin sanguinaire et son régime honni se met en branle au sud de la Méditerranée.

Quelle que soit la situation sur le terrain en ces heures décisives, et même si Kadhafi décidait de jouer son va-tout à Benghazi, le sort des armes, à terme, est joué.

Pour autant, nous avons assisté là, dans un mélange de hasard, d’improvisations, de balbutiements, de cris d’orfraie, dans un mélange, tout autant, d’idéalisme et d’ aventurisme juvéniles et de grand professionnalisme diplomatique, à un événement et même un avènement en soi considérables, qui, d’ores et déjà, font précédent.

Rien, je le crois, ne sera plus tout à fait pareil après cette intervention internationale pour sauver la Libye libre.

Qu’on se souvienne. Durant tout le siècle passé, du massacre des Arméniens, en 1915 jusqu’au siège de Sarajevo, quatre-vingt ans plus tard, les démocraties n’avaient jamais bougé le petit doigt face à un massacre, un génocide, une agression hors de leurs frontières ou d’une menace sur leurs prés carrés. Ni Les Arméniens, ni la guerre d’Espagne, ni la Shoah, ni les révoltes de Berlin en 1953, de Budapest en 1956, de Prague en 1968, de Pologne en 1981, ni le Liban un peu plus tard, ni le siège de Sarajevo en 1992, rien, à la seule exception du Kosovo, en 1996 n’avait réussi à entraîner une quelconque solidarité en acte, un quelconque secours, au-delà des mots et de quelques gestes symboliques d’accompagnement puis de deuil, encore moins une intervention en bonne et due forme pour sauver les victimes. Le sacro-saint principe de souveraineté des États et de non-ingérence suffisait. L’égoïsme national des démocraties était sacré.

A l’inverse, les deux guerres américaines du Golfe, menées contre Saddam Hussein au nom, soi-disant, des grands principes de la morale internationale, cachaient mal leur relent post-colonial et leur visée impérialiste. Même la guerre contre Al Quaïda en Afghanistan, aussi justifiée soit-elle, a pour premier but de protéger l’Occident de la menace du terrorisme islamiste, pas de libérer les Afghans.

Il en va autrement de ce qui est en train, sous nos yeux, de se jouer au sud de la Méditerranée, en Libye.

Il s’agit d’une entreprise de libération, à laquelle les Occidentaux prêtent main forte, au-delà de leurs intérêts bien compris.

D’abord, ils n’interviennent pas seuls, laissant aux insurgés le soin, une fois l’appareil militaire de Kadhafi cassé depuis les airs, de se libérer eux-mêmes. Pas de soldats au sol ; un appui aérien. Rien, de près ou de loin, qui s’apparente à une expédition post-coloniale déguisée.

Autre phénomène inédit, le souci décisif d’associer les premiers intéressés, les pays arabes eux-mêmes, à l’opération, tant sur le plan militaire que politique. Ce rapprochement, cette collaboration, ce premier  mariage en acte, signent la réconciliation entre l’Occident et le monde arabo-musulman, la fin de cette guerre froide dans les esprits entre le sentiment de supériorité d’un côté et le ressentiment, de l’autre. Egalité des acteurs. Même but.

Avant-dernier élément, ce n’est pas une guerre pour le pétrole. L’enjeu n’est pas les puits. Certes, la production libyenne, à l’échelle mondiale, est marginale, et cela facilite les choses. Mais on pourrait supposer quelque velléité d’aller sanctuariser les gisements avant que Kadhafi, dans un dernier geste suicidaire et de revanche, n’y mette le feu. Cela est, bien évidemment, possible, mais n’entache guère l’entreprise, d’autant que les Libyens libres sont les premiers à réclamer la protection de leur richesse nationale de demain contre le sabotage redouté de Kadhafi.

Enfin, ce n’est pas une guerre à propos de l’Islam, une confrontation à la Huntington entre soi-disant « civilisations ». C’est même exactement l’inverse. C’est une guerre dont l’enjeu est la rencontre, le partage d’un même horizon universaliste. Défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et des droits humains de base.

C’est, aux yeux de Bernard-Henri Lévy et de moi-même, aux yeux, donc, de la Règle du jeu, une grande Première. Le droit d’ingérence, serait-il « adouci » en « responsabilité de protéger », n’est plus tout à fait l’apanage des « belles âmes » humanitaires. Même la Russie et la Chine se sont inclinées à l‘ONU.

Pour un peu, on serait tenté de dire que la folie sanguinaire de Kadhafi a paradoxalement rendu service à l’humanité de demain. Elle a mis la communauté internationale au pied du mur.»

Défaite d’un tyran. OK forcés, dans les chancelleries, des Norpois de métier. Défaite, dans les états-majors de la Real-Politik, des Ponce-Pilate de toujours.

Victoire -encore fragile- d’un principe.

Mais attendons demain. Tout se joue sur le terrain.

3 Commentaires

  1. Cette analyse est un chef-d’œuvre. Nous sommes témoins et participants d’un moment précieux dans l’Histoire de l’Homme. Ou non. Ça dépendra de que l’on prend la conscience de l’importance de cette « Première ».

    Merci, RDJ, pour autant aider vers ce but.

  2. c’est pas mal comme raisonement.
    je me demande si on peut l’appliquer aussi dans l’autre sens :
    on intervient contre la Republique pour proteger le droit du peuple francais en banlieu ?
    on bombarde Washington pour proteger les droits du peuple irakien ?
    etc.

    allez, BHL and co, encore un effort pour etre vraiment democrate !