Michel-Ange, l’escalier de la Bibliothèque laurentienne, à la lumière de Heidegger
1. L’escalier du Ricetto dans l’oeuvre de Michel-Ange
De toute la production de Michel-Ange à Florence, le vestibule (Ricetto) de la Bibliothèque laurentienne occupe une position inconfortable pour la Critique. Fruit d’une longue gestation, objet de plusieurs modifications, complété à plusieurs reprises, le Ricetto, en effet, représente l’aboutissement d’un travail marqué par des apports hétérogènes, au stade des projets comme de sa réalisation[1].
Michel-Ange dût prendre en compte les désirs des divers commanditaires qui se succédèrent depuis son projet initial, en 1519 pour le complexe de la Bibliothèque laurentienne, jusqu’à l’achèvement de l’escalier intérieur du Ricetto en 1559. Au long de ces quarante années, Michel-Ange se vit imposer par le pape Clément VII[2] des limites qui conditionnèrent sa conception du vestibule ; puis le duc Cosme Ier exprima ses vues quant à la construction de l’escalier intérieur. Celui-ci, de surcroit, ne fut pas réalisé par Michel-Ange, mais par Bartolomeo Ammanati, qui opéra à partir d’un modèle en argile fourni par le Maître. Enfin — et ce n’est pas un détail aux yeux de la critique classique, qui considère que tout génie étant, par définition, un « puriste », son œuvre ne peut qu’être « contaminée » dans son authenticité pour peu que d’autres, hommes du commun, s’en mêlent — contrairement au dessin de Michel-Ange, qui se représentait un escalier en bois, l’escalier du Ricetto fut construit en grès.
Des raisons structurelles avaient conduit Michel-Ange à proposer plusieurs solutions pour la construction du Ricetto, propres à résoudre des problèmes statiques. Nous disposons des dessins des différentes partitions des murs internes, de plusieurs propositions pour l’éclairage du Ricetto[3], ainsi que de documents attestant combien la hauteur du vestibule fut disputée[4]. Michel-Ange avait tracé plusieurs formes d’escalier et s’interrogeait sur le nombre des volées, la largeur, la hauteur et la courbure des marches[5]. En d’autres termes, le Ricetto dans son ensemble semble souffrir — plus que les autres œuvres de Michel-Ange — du manque de conception « unaire » que nous avons coutume d’attendre du génie créateur, dans son acception moderne.
Michel-Ange n’a jamais apposé son sceau ni, à l’inverse, exprimé de désaveu, quant au Ricetto. Non seulement l’escalier présente des signes d’inachèvement (seules les deux premières marches de la section médiane de la volée centrale de l’escalier présentent des incisions en colimaçon sur les « rivolte » (voir illustration n. 1), mais le Ricetto intérieur n’a été achevé qu’après la mort de l’artiste ; et l’extérieur fut l’objet d’une série d’interventions jusqu’au début du XXe siècle, très critiquées sur le plan philologique[6].
Si l’on ajoute que Michel-Ange doutait de ses capacités d’architecte[7], la solution herméneutique de facilité consisterait à ranger le Ricetto parmi les œuvres tardives et les célèbres inachèvements de l’artiste. Le vestibule et son escalier, loin d’illustrer la pureté du génie de Michel-Ange, révéleraient un lien étroit avec le Baroque naissant qui, en contraste avec la rationalité sous-jacente de la Renaissance, évoque le repliement sur soi-même, la renonciation à la clarté de conception, la perte de vigueur et de confiance dans la possibilité d’une orientation sûre au sein de l’espace architectural[8].
2. Replacer l’escalier du Ricetto dans la modernité
Comme le montrent ces questions dont de nombreuses études ont débattu, on ne peut s’en tenir à une lecture univoque du Ricetto. Il est difficile d’établir l’unité de sa genèse et de se représenter comment Michel-Ange aurait opéré avec de meilleures finances et sans les limites imposées par ses commanditaires. Lorsque l’on se trouve dans l’espace enveloppant du Ricetto, il est malaisé de démêler la part de l’extraordinaire force tourmentée de ce vestibule, due au génie de Michel-Ange, de celle des intervenants habités par une pensée moins emphatique, une inspiration moins novatrice, mus par des considérations fonctionnelles et non plus avant tout esthétiques.
Il aura été si ardu de s’orienter d’un point de vue esthétique dans cette œuvre du Ricetto, que les études passées, contraintes d’ordonner le fatras des documents et des matériaux étalés sur plusieurs époques qui servirent à la construction, se sont attachées à en débrouiller l’écheveau, bien plus qu’à rechercher ce qu’encore un tel lieu peut nous dire.
Il n’en est que plus temps de mettre en lumière le problème esthétique que pose l’escalier du Ricetto, caché jusqu’ici sous les récits des chroniqueurs, et d’établir son rapport éventuel avec le Baroque. Outre que cette œuvre à plusieurs mains se rapproche bien plus que d’autres travaux de Michel-Ange, de notre époque, et nous invite ainsi à nous interroger sur notre propre temps et le rôle, cinq siècles plus tard, qu’elle peut encore y jouer.
Le Baroque ouvre un temps de crise : la vision, toute de clarté, de la Renaissance, qui posait l’homme au centre de l’univers, se dégrade peu à peu, laissant affleurer, à mesure de son déclin, la question inédite du rôle et de la place de l’homme dans le monde, de la valeur et du sens de son action. Notre époque se trouve elle-même plongée dans une crise non moins profonde. Nous ne savons plus quelle est la valeur de la vie humaine ni à partir de quelle centralité elle pourrait trouver sa place. Parvenus au sommet de la modernité occidentale, nous sommes affectés par des stimulations contradictoires sur la valeur de l’existence. D’une part, il y a la consécration de l’inviolabilité des droits fondamentaux garantis par les démocraties ; d’autre part, l’engourdissement des consciences, éteintes sous le poids des conformismes, la méfiance à l’égard de l’autre en tant qu’autre (étranger, etc.) brouillent l’interprétation claire et certaine de la valeur de l’existence. C’est à la veille de la clôture de la grande Renaissance, sa vigueur se délitant peu à peu dans les spirales et l’émollience formelles qui vont marquer le maniérisme puis le Baroque, que se situe le Ricetto de Michel-Ange, cet espace étroit, envahi par l’encombrant escalier qui déborde — certains l’ont dit — comme une coulée de lave[9].
La position d’intermédiation entre deux époques que cette œuvre occupe dans l’histoire de l’art, et le fait qu’elle inaugure une ère de crise impliquent d’examiner quelques-uns des traits esthétiques qui la rapprochent de notre époque et font qu’elle a encore quelque chose à nous dire, en ce troisième millénaire, en tant qu’œuvre d’art.
3. Interprétation à la lumière de Nietzsche. Distance de Michel-Ange
La littérature critique sur Michel-Ange souligne, sans exception, le trait le plus évident de l’art de ce génie unique dans la modernité : sa force titanesque d’expression. Michel-Ange peintre, sculpteur, architecte, poète : quel que soit le domaine auquel il se soit essayé, ce créateur sans pareil y a fait passer une puissance expressive, une passion, une force — comme il s’en voit rarement dans l’histoire de l’art. Arrêtons-nous sur le problème posé par le Ricetto. Nul ne reste indifférent à l’extraordinaire force de débordement de l’escalier qui monte à la Bibliothèque laurentienne. Avec sa rampe centrale et les deux volées latérales sans balustrades, l’escalier, plutôt que d’accueillir le visiteur, semble se renverser à ses pieds et déborder partout où sa « matière » pourrait se propager. Le fait qu’il occupe presque toute la surface du vestibule renforce cette impression d’irruption de quelque chose d’épais et liquide, qui empiète sur l’espace du Ricetto en le subjuguant de part en part. Par ailleurs, la structure en échelle de l’escalier semble assujettir ce débordement à une règle, une discipline, une « forme ». L’interprétation traditionnelle, qui veut voir le Maître de la Renaissance aux prises avec le problème de la relation matière/forme, semble trouver ici sa pleine validation. Connaitrait-on superficiellement l’œuvre de Michel-Ange, l’antithèse entre la pierre et l’esprit, la masse et l’idée, déjà à l’ouvrage dans des travaux antérieurs, semble ici s’exacerber. Il ne parait pas possible de trouver plus qu’en ce Ricetto un dépassement ou un approfondissement de l’antithèse michelangesque. Et, vu qu’il n’est pas l’œuvre du seul Michel-Ange, on serait tenté de ne pas chercher plus avant. Comme si ceux qui mirent la main au projet du Maître, y avaient exprimé sa marque la plus manifeste, sans innovations de leur cru.
Comment une œuvre telle que le grand escalier du Ricetto de la Bibliothèque laurentienne peut encore nous parler à nous, Modernes ?
Elle pourrait parler la langue de la critique romantique : Michel-Ange est le génie qui a donné la règle[10] en imposant une forme-esprit à la matière-masse amorphe. L’acte créateur de l’artiste, unique, original, inimitable et surtout inexplicable dans son essence, montre un individu d’exception, éloigné de la foule des hommes ordinaires, tourmenté par une obsession intérieure qui doit à toute force se délivrer d’elle-même dans un objet sensible. Le génie insuffle à la matière amorphe sa propre règle, lui appose son sceau spirituel, constitué par la forme conçue en tant que capacité intérieure, propre aux choses-mêmes, règle et sceau qui marquent la différence entre son œuvre et les autres. Dans ce sens, Michel-Ange aurait imprimé à la matière une forme grandiose, résultat de son brillant esprit et de ses qualités géniales.
Mais si nous nous concentrons sur la force, en effet extraordinaire, qui exsude des œuvres de Michel-Ange, nous sommes conduits à être submergés par la vigueur de l’artiste, à en reconnaître la créativité irrépressible, et contraints, dans un même mouvement, de compter avec ce fait que notre époque ne connaît plus d’artistes de cette trempe, capables de faire passer pareille force dans leurs œuvres. Notre époque se nourrit de cette réflexion de Nietzsche sur l’art : sa vigueur d’expression remonte à la jeunesse d’une nation[11]. Selon Nietzsche, le peuple grec, à l’aube de son histoire, sut faire face au divin, et pour concrétiser ce rapport entre l’homme et les dieux, inventa le théâtre tragique en tant que lieu de représentation de la finitude humaine. Dans le théâtre tragique, les limites de l’être humain sont exposées de façon si grandiose que leur représentation ne peut être supportée que par un regard jeune, curieux, vif, en formation. Mais l’avènement de la conscience critique — que Nietzsche date de la philosophie socratique et du théâtre d’Euripide — allait marquer un point de non-retour, un processus irréversible de vieillissement, qui conduisit le conflit tragique à se tarir et la parole tragique à se taire, tandis que la culture grecque entamait son déclin rapide.
La réflexion de Nietzsche ouvre le temps des inquiétudes qui précède le XXe siècle, le plus agité de l’histoire occidentale. Face au problème d’innover sur la forme, l’art, au XXe siècle, choisit de la briser ; la force qu’il exprime est directe, sans la médiation d’une grille spirituelle ou de la pensée rationnelle ; elle peut être illustrée par les cris de détresse informes de Munch, ou encore par la faiblesse, la mesquinerie, l’absence de qualités des anti-héros chers au roman moderne, repliés sur eux-mêmes à la recherche d’un temps perdu ou qui, égarés face au futur, s’abandonnent à la langueur décadente de la sensation fugitive, pour capturer l’essentiel, en regard de quoi la forme fait figure d’entrave.
Tel est l’art proche de nous, l’art produit de notre temps, et en le comparant avec l’art de Michel-Ange, celui-ci, dans sa lutte titanesque contre la matière, ne peut être perçu que comme infiniment éloigné, lié à une époque révolue de la culture occidentale, où l’opportunité de la forme, du spirituel, du rationnel de l’œuvre, était intégralement de mise.
4. Pour une interprétation innovatrice, qui place l’escalier du Ricetto au sein de notre temps
A cette aune, l’art de Michel-Ange devrait être lu comme l’expression d’un classement de rapports qui ne nous appartient plus, pas plus que nous serions en mesure de concevoir ni de réaliser des œuvres d’une telle grandeur, d’autant que les œuvres contemporaines ont recours à des médiations et des supports caractérisés par une immatérialité de plus en plus marquée (il en va ainsi de l’usage en art des multimédia, et, plus encore, des « performances », des happenings). De sorte que dans la relation matière/forme, non seulement la forme mais la matière elle-même ont perdu une bonne part de leur importance[12]. En outre, ayant irrémédiablement perdue la puissance de la jeunesse, notre époque n’a plus la force de se produire dans une lutte si serrée entre deux principes originaires, tels qu’ils s’affrontent dans le Ricetto de la Bibliothèque laurentienne. Peut-être même n’a-t-elle plus la force de regarder une lutte si féroce.
Néanmoins, nous pouvons encore visiter le Ricetto. L‘inquiétude qui nous saisit, ne saurions-nous rien de la tortueuse histoire de sa construction, la sensation d’écrasement et d’élévation qui nous envahit, sont signe que l’escalier verse en nous quelque chose à l’égard duquel, même si nous ne nous sentons pas forts, nous ne sommes point indifférents. Qu’est-ce que cette force qui entraîne cette œuvre à prendre place dans notre époque, en face de quoi nous conduit-elle, à quoi nous nous sentons incapables d’échapper ?
5. « Matière et forme » selon la critique traditionnelle ; « terre et monde » chez Heidegger
Mettre en mots cette façon de venir proche et de nous affecter qu’a ce vestibule conçu par Michel-Ange n’est pas facile. Entendre parler de « matière » et de « forme », de leur lutte, produit d’une certaine façon l’effet inverse et, de nouveau, relègue le Ricetto dans une sorte d’incompréhensibilité et de distance. Ce que nous saisissons immédiatement comme « notre chose », « notre propre lutte », nous est ravi par l’utilisation de mots usés, qui brident le Ricetto dans un déjà-connu, dans l’évidence et le déjà-dit. Existe-t-il quelque part un instrument à la lumière duquel s’offrirait une lecture qui ne nous laisserait pas ce sentiment d’étrangeté ?
Un tel instrument, à mon sens, est offert par la réflexion sur la relation entre la « terre » et le « monde » développée par Martin Heidegger.
Dans le célèbre essai de 1935 sur l’origine de l’œuvre d’art, Heidegger renonce explicitement à l’utilisation des catégories, désormais épuisées, de « matière » et de « forme »[13], et refuse de considérer l’œuvre d’art comme « pur objet ». En réalité, l’œuvre est plutôt quelque chose qui tient ensemble un faisceau de rapports[14].
Le philosophe allemand tente de repenser le sens originaire de la capacité d’irruption de l’œuvre d’art dans ce qui absorbe tout en soi, et qui est appelé « terre ». Mais, pour Heidegger, « terre » n’est pas une manière différente, « originale », pour dire la « matière ». La terre n’est pas la pure matérialité, le substrat tangible modelé par le travail de l’artiste, mais doit être entendue dans un sens beaucoup plus large. Elle doit être entendue dans le sens de la fùsis grecque, ce que Heidegger a montré ailleurs comme ce qui se déroule de soi-même[15]. La fùsis s’épanouit d’elle-même parce qu’elle parvient sans saut (Sprung), mais d’une façon infiniment graduelle, progressive, lente, vers quelque chose qui est autre et en même temps déjà contenu en elle. On peut penser à la graine, qui contient déjà la plante. Le développement de la plante obéit à une loi, celle du devenir, par laquelle peu à peu, sans différenciation interne, une entité devient autre, et en même temps reste ce qu’elle a toujours été. La terre est selon Heidegger ce qui recueille ce mouvement progressif qui, en laissant s’épanouir les vivants, en les laissant croître et devenir, tôt ou tard les résorbe en soi-même. C’est dans ce devenir indifférencié que l’œuvre de l’homme représente une rupture, l’établissement d’un ordre différent. L’irruption de l’œuvre de l’homme au sein de la terre, réalisée par une coupure, une lacération qui donne des lignes directrices, est ce que Heidegger appelle « ouverture d’un monde ». Heidegger donne l’exemple d’un temple construit sur le roc, qui, en vertu du fait même d’être construit, fait affleurer et surgir la terre sur laquelle il repose :
« [c]ette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt FêsiV […]. Cela, nous le nommons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle déposée en couches, que celle, purement astronomique, d’une planète. La Terre, c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la Terre se déploie en tant que ce qui abrite. Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la terre, qui, alors, fait apparition comme le sol natal (heimatlicher Grund) […]. Ériger veut dire : ouvrir la rectitude dans le sens de la mesure qui, en tant que l’essentiel, donne des lignes directrices […]. Quand l’œuvre d’art en elle-même s’ordonne, alors s’ouvre un monde, dont elle maintient à demeure le règne »[16].
En quel sens l’œuvre ouvre-t-elle un monde ? L’œuvre porte en soi les lignes directrices d’un monde historique. En premier lieu, l’œuvre est toujours quelque chose de déterminé : elle fonde ceci et non cela, est toujours le résultat d’un choix, un choix qui est une élection[17]. En étant une coupure, une assignation, l’œuvre inclut dans soi-même et exclut hors soi-même. En coupant-au-dehors en vertu de la détermination de l’acte de création, l’œuvre s’oppose à quelque chose d’indifférencié, d’indéterminé, qui ne contient pas d’articulations en soi-même, à savoir la « terre ». Le monde, en tant qu’institution d’un ordre, en tant qu’assignation des valeurs, des fonctions et des rapports, est opposé à la terre conçue en tant que fondement en soi indifférencié et résorbant l’ouverture qui se produit par l’acte fondateur, ordonnant, de l’œuvre.
Or, la relation monde-terre dont parle Heidegger se révèle adéquate — bien plus que les catégories matière-forme — pour décrire ce devant quoi et en quoi nous nous trouvons, ici le Ricetto de la Bibliothèque laurentienne. Cette pertinence de l’interprétation heideggerienne nous permet de relancer notre rapport avec cette œuvre singulière de la Renaissance.
Le Ricetto est presque un carré[18]. Les murs qui entourent le profil solide, stable du carré, sont scandés par des signes géométriques qui n’existent pas dans la nature : des rectangles caractérisent la plupart des panneaux des trois plans dans lesquels les murs s’articulent ; les carrés des niches au-dessus des tabernacles, ou ceux des triglyphes qui leur servent de consoles ; leurs frontons en forme de triangles et d’arcs de cercle ; des trapèzes allongés, dans lesquels sont renfermées les moulures des corniches, et dans lesquels sont contraints, avec leur rythme rapide, les subtiles piliers de la section médiane des murs ; des cercles parfaits couronnant la bande la plus élevée[19]. Rectangles, trapèzes, carrés, cercles, arcs de cercle, triangles sont des formes qui ne sont données dans la nature que selon une approximation infinie. De même, les lignes droites, prépondérantes dans les murs du Ricetto, et qui sont à la base des règles de la statique traditionnelle, ne sont pas davantage données dans la nature[20]. Dans la nature, les roches, les montagnes, les eaux sont liées ensemble d’une façon non-géométrique, mais en conformité avec d’autres principes — on serait tenté de dire, en conformité avec un autre langage. Les scansions des murs du Ricetto exhibent, en l’arrachant d’un lieu qui dans la nature n’est pas donné, ce qui est seulement nôtre, propre à nous en tant qu’êtres humains, et dans cet acte de couper, de donner des lignes directrices, on peut lire l’acte de fondation du monde. Les murs du Ricetto assignent des formes qui n’appartiennent qu’à des êtres humains, en les répartissant de façon ordonnée, en en décidant l’harmonie chromatique par l’alternance nette, régulière, entre le plâtre et le grès, en délimitant l’espace, en fondant et en excluant. Ce tracement de la limite du monde humain semble particulièrement évident, si l’on note « l’étrangeté » des tabernacles ressemblant à des fenêtres aveugles. Comme si l’espace extérieur n’existait point. Comme s’il était donné qu’aucune relation, aucun échange n’étaient possibles avec lui. La partition des murs, le fait que les paires de colonnes soient découpées directement dans le mur (avec une fonction portante et non pas décorative), le fait que les consoles puissantes situées le long des panneaux soient reculées des grands rectangles sur lesquels se dressent les tabernacles, tout cela suggère l’idée d’un espace élargi de force, tendu ouvert jusqu’au maximum possible[21]. En dehors de cet enclos, il n’y a pas d’autre espace qui puisse être objet de fondation. L’espace du Ricetto est l’ouverture maximale de l’espace du monde.
Cependant, qu’est-ce qui s’oppose à cette cadence de formes géométriques, mesurées, par lesquelles l’espace du Ricetto est découpé et fondé ? L’escalier, avec sa force débordante, à l’évidence, contraste avec la tension qui lie la partition des murs. C’est comme si la régularité des partitions des murs, leur être-liés par des géométries, laissaient émerger, par contraste, le renversement des trois volées de l’escalier, comme si celles-ci portaient sur elles-mêmes quelque chose d’autre, d’étranger, qui appartienne à un autre ordre, à un autre langage. L’escalier laisse émerger quelque chose qui est propre à la terre, laquelle, conçue en conformité avec la pensée de Heidegger, est dans son essence fùsis. C’est dans l’escalier que l’on trouve la prédominance des profils courbes, arrondis, toutes choses que l’on retrouve dans la nature. La presque totale uniformité chromatique de l’escalier s’accorde avec le trait indifférencié, indéterminé, débordant et s’épanouissant de soi-même, qui est le propre de la fùsis. La douceur des marches de l’escalier[22], qui allègent le pas de celui qui monte à la Bibliothèque, convient parfaitement à la gradualité lente, progressive, caressante, qui caractérise la façon de se mouvoir dans la fùsis.
Ainsi s’explique ce qui, autrement, constituerait une contradiction irréductible entre la force impressionnante avec laquelle l’escalier remplit presque tout le carré du Ricetto, et la grâce avec laquelle il offre accès à la Bibliothèque.
6. Lutte et intimité de la terre et du monde
L’opposition entre le monde et la terre dont traite Heidegger me parait expliquer le Ricetto et son escalier en des termes plus adéquats que le recours -au choix- à la matière, la forme ou à l’esprit. Mais la pensée de Heidegger permet d’interpréter de façon plus approchée encore cette œuvre de Michel-Ange. En décrivant comment le monde et la terre sont liés l’un à l’autre, Heidegger non seulement souligne la co-appartenance de l’un à l’autre, mais aussi la façon dont ils sont remis en lutte, une lutte plus intime que jamais, car elle est la lutte dans laquelle il en va d’eux-mêmes :
« Monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde. Cependant, la relation entre monde et terre ne décrépit point en une unité vide, d’opposés qui ne se concernent en rien. Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer. En tant que ce qui s’ouvre, il ne tolère pas d’occlus. La terre, au contraire, en tant que reprise sauvegardante, vise à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir. L’affrontement entre monde et terre est une lutte. Nous faussons trop facilement l’essence de la lutte en la confondant avec la discorde et la dispute ; ainsi nous ne connaissons la lutte que comme trouble et destruction. Mais dans la lutte essentielle, les parties adverses s’élèvent l’une l’autre dans l’affirmation de leur propre essence » [23].
Ces mots nous laissent comprendre comment au sein du Ricetto est exhibée une lutte. Sont en lutte le principe ordonnateur, ce que nous humains seulement sommes, et ce auquel néanmoins nous appartenons en vertu du fait de posséder un corps mortel, destiné à être résorbé dans la terre. A l’intérieur du Ricetto, la terre, fùsis, qui nous domine, vient vers nous au plus près, touche nos pas, en nous approchant avec la force débordante de l’escalier. Cette œuvre architecturale exhibe cette lutte en tant que relation originaire entre notre être le plus propre, à savoir le fait d’avoir, nous seuls humains, le langage, et ce auquel néanmoins nous appartenons, avec lequel nous sommes en contact, en contraste, à l’écoute. L’œuvre nous rappelle l’authenticité de cette lutte, son appartenance à une dimension originaire que, perdus parmi mille choses quotidiennes, nous avons tendance à oublier. Il est significatif que, pour arriver à ce lieu qui garde et expose cette lutte originaire, le visiteur du Ricetto doive suivre un itinéraire où le monde et la terre semblent laisser de la place l’un à l’autre de façon réconciliée, comme si cette lutte, désormais, avait été étouffée. Le marché de San Lorenzo, avec ses bâches colorées qui occupent une partie de la place et la rue bordant l’église, nous distrait avec ses cris, ses objets amusants ; les sangles des sacs accrochés sont tout ce que nous voyons se tendre vers le haut. La façade inachevée de San Lorenzo nous laisse un peu déçus, elle suggère non pas un travail incomplet, mais plutôt un travail sur lequel le temps, les données atmosphériques, la corruption de la matière — en d’autres termes la fùsis — ont exercé leur force niveleuse (voir illustration n. 5). Et on ne penserait jamais qu’en entrant par une petite porte, presque cachée, à côté de la façade triste de l’église, on accède, non sans passer par un chemin tortueux, dans un lieu tel que le Ricetto. Là, les géométries sont parfaites, articulées, tendues, bien liées, tant et si bien que nous les reconnaissons comme « notre chose », comme ce que seulement notre esprit pourrait produire ; et où, au même temps, la terre se renverse sur nous, avec son indifférencié graduel et écrasant, qui voudrait tout couvrir et absorber en soi-même. A cet égard, les paroles de Heidegger sont éclairantes :
« [d]ans la mesure où l’œuvre érige un monde et fait surgir la terre, elle est instigatrice de cette lutte. Ceci ne se fait pas pour qu’aussitôt elle l’apaise et l’étouffe par un arrangement insipide, mais pour que la lutte reste lutte. En instituant un monde et en laissant surgir la terre, l’œuvre accomplit cette lutte. L’être-œuvre de l’œuvre réside dans l’effectivité de la lutte entre monde et terre. La lutte parvient à son apogée dans la simplicité de l’intime ; voilà pourquoi l’unité de l’œuvre advient dans l’effectivité de la lutte » [24].
Ainsi, à l’intérieur du Ricetto, nous saisissons cette lutte, irréconciliée et irréconciliable dans son essence, entre la terre et l’ouverture d’un monde historique. Le Ricetto est l’œuvre qui tient uni et en même temps, précisément en tant qu’œuvre, attise l’irréconciliabilité de cette lutte.
7. Le Ricetto en tant qu’exhibition du Geviert
Dans un essai succédant à celui sur l’origine de l’œuvre d’art, Heidegger approfondit sa réflexion sur la relation entre l’œuvre et sa capacité fondatrice, sur les rapports qui sont étroitement liés dans l’œuvre. Contrairement à l’écrit précédent, Heidegger abandonne le monde aimable de l’art pour se concentrer sur la plus modeste « chose ». Mais, même dans cette approche différente, on peut lire en transparence la référence à l’œuvre d’art. En examinant ce que la chose — et donc l’œuvre — tient uni, Heidegger développe le concept de Geviert, « quadriparti ». Celui-ci correspond à l’ouverture et à la fondation d’un monde, et en son intérieur sont rassemblés les rapports fondamentaux d’un monde historique :
« [r]assemblant, la chose retient les Quatre qui sont unis, la terre et le ciel, les divins et les mortels; elle les retient dans la simplicité de leur Quadriparti, uni de par lui-même […]. La terre et le ciel, les divins et les mortels se tiennent, unis d’eux-mêmes les uns aux autres, à partir de la simplicité du Quadriparti uni. Chacun des Quatre reflète à sa manière l’être des autres »[25].
Ce jeu de miroirs entre les quatre qui composent le quadriparti, c’est à dire le Geviert, est le déploiement même du monde[26]. Ainsi, le monde se donne comme assignation, à chacun des quatre, de sa propre région, de son domaine de déploiement. Le Geviert est ce « tenir-uni », grâce à l’œuvre, des quatre régions du monde.
Or, il est surprenant de constater à quel point le Ricetto s’adapte à la figure du Geviert. Comme il a déjà été dit, le plan du Ricetto est presque parfaitement carré[27]; et le fait que la hauteur des murs soit plus grande que les quatre côtés du sol[28] produit un effet de dépaysement. Pénétrant dans le Ricetto, non seulement nous sommes écrasés par l’envahissement de l’escalier, qui, d’une hauteur d’environ trois mètres, se précipite en occupant presque toute la surface du sol, mais nous sommes aussi poussés vers le haut, vers le ciel. Cela se vérifie grâce à l’étroite compression qui limite le libre mouvement de nos pas envahis par l’escalier, pendant que nous sommes élevés, tant parce que nous sommes dans un lieu plus haut que large, qu’en vertu du mouvement ascendant des détails architecturaux des murs : les paires de colonnes, les consoles, les tabernacles, les panneaux : tous, à partir du sol sur lequel nous nous mouvons, entraînent vers le ciel.
Les deux autres régions du monde, les mortels et les divins, peuvent également être délivrés dans l’espace du Ricetto. Si l’on regarde le plan de San Lorenzo dans son ensemble, le Ricetto se trouve à la convergence des lignes directrices qui passent par l’église de San Lorenzo, en tant qu’espace sacré et région assignée au divin, et par la Bibliothèque en tant que lieu qui protège l’écriture, activité propre aux seuls mortels et leur seul remède contre la finitude.
Dans le Ricetto est gardée la lutte originaire du monde et de la terre, et nous y trouvons réunies les quatre régions du monde : le ciel et la terre, les divins et les mortels.
8. Ricetto : le mot
Le monde dans lequel se déroule le Geviert en tant que ce qui réunit le ciel et la terre, les mortels et les divins, n’est donné qu’en tant que monde historique. Nous avons mentionné, en ouverture, que la construction du Ricetto n’était pas le travail d’un génie ténébreux et solitaire, mais le produit de choix effectués en plusieurs étapes et l’oeuvre de plusieurs mains. Le Ricetto vient à nous comme le résultat d’activités qui ne peuvent être attribuées à un seul, parce que n’est jamais un seul celui qui fait l’histoire, parce qu’il y a toujours apport des autres, de l’autre en tant que tel. Ce qui est exhibé dans le Ricetto est, entre autres, ce fait de céder la place à l’altérité et à la différence irréductible qui la constitue.
Le « se-donner » du monde historique uni à l’œuvre d’art qui rassemble les quatre, est un mode d’advenir de l’être en tant que vérité. Selon Heidegger, dans l’œuvre d’art la vérité de l’être advient en tant que beauté, l’art est un mode d’advenir de l’être en tant que vérité ; et dans sa plus propre manière, celle-ci advient en tant que lutte. L’œuvre maintient en vie cette lutte, la garde[29] en tant que lutte, en nous rappelant notre dimension d’appartenance et en même temps de différence, mais aussi d’impossibilité d’une domination totale de la terre.
Or, en langue italienne, le mot « Ricetto » pour indiquer un lieu tel que celui conçu par Michel-Ange, ne sonne guère familier. Le grand Dizionario Utet propose diverses acceptions du terme « ricetto », dont celles de « refuge », « abri », « accueil », absolument dominantes, y compris du point de vue de leur origine[30]. La signification de « lieu d’accès à une chambre, entrée, vestibule » n’est attestée par le Dizionario qu’après la construction du Ricetto[31].
Il semble bien que le terme « ricetto » ait été donné au vestibule de la Bibliothèque, à partir de la notion fondamentale d’abri, de lieu où quelque chose est préservé.
Selon cette interprétation de l’œuvre de Michel-Ange, le Ricetto garde ce que, dans le sens le plus authentique, nous sommes, en tant qu’exposés à une lutte irréductible contre ce qui nous est étranger et auquel, en même temps, nous appartenons. Il est le lieu où ce que nous sommes – dans le sens le plus propre – est mis à l’abri pour qu’il puisse s’adresser à nous encore vivant, en voyageant à travers les siècles.
Bibliographie citée :
Argan, Giulio Carlo (1970): Storia dell’arte italiana, vol. 3, Firenze, Sansoni.
Battaglia, Salvatore (1993): Grande dizionario della lingua italiana, Torino, Unione tipografico-Editrice Torinese, vol. XVI.
Heidegger, Martin (19806): Holzwege, 1950, 20038, Frankfurt am Main, Klostermann, tr. fr. par W. Brokmeier, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard.
Heidegger, Martin (19582): Vorträge und Aufsätze, 1954, Pfullingen, Neske, trad. par A. Préau, préface de J. Beaufret, Essais et conférences, Gallimard.
Heidegger, Martin (1962): Der Satz vom Grund, 1997, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, trad. fr. par A. Préau, Gallimard.
Kant, Emmanuel (1968): Kritik der Urteilskraft (1790), Hamburg, Felix Meiner.
Nietzsche, Friedrich, (1931), Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik (1871), in F. Nietzsche, Leben – Werk – Weltanschauung, Berlin, Leipzig, Bong & Co., vol. 1, pp. 121-254.
Nova, Alessandro (1984): Michelangelo. Architetto, Milano, Jaca Book.
Panofsky, Erwin (1922): “Die Treppe der Libreria di S. Lorenzo. Bemerkungen zu einer unveröffentlichen Skizze Michelangelos”, in: Monatsheft für Kunstwissenschaft, pp. 262-274.
Vasari, Giorgio (1934): Le vite de’ più eccellenti pittori scultori ed architetti, VII édition, Torino, Paravia.
Wittkower, Rudolf (1934): “Michelangelo’s Biblioteca Laurenziana”, in: Art Bullettin, 16:2, pp.123-218.
Illustrations :
n. 1: Escalier de Michel-Ange à la Bibliothèque laurentienne, détail : les incisions en colimaçon sur les marches de la section médiane de la volée centrale (photo Giuliana Scotto).
n. 2 : Plan (approximatif) du Ricetto chez Wittkower, p. 135, cité de Geymüller.
n. 3 : Section du Ricetto et d’une partie de la salle de lecture de la Bibliothèque laurentienne, chez Wittkower, p. 135, tiré de Geymüller
n. 4 : Consoles et commissure entre les partitions des murs à l’intérieur du Ricetto (photo G. Scotto)
n. 5 : Façade de l’église de San Lorenzo
(photo G. Scotto)
[1] Pour un résumé de l’histoire du Ricetto de la Bibliothèque laurentienne, cf. Wittkower 1934, p. 123 et suiv. Plus récemment, voir Nova 1984, p. 37 et suiv.
[2] L’idée d’un escalier occupant presque toute l’aire du vestibule est due, semble-t-il, à Clément VII, qui avait fait cette proposition à Michel-Ange après avoir rejeté le projet initial de l’artiste qui prévoyait une double échelle adossée contre le mur du Ricetto (voir Wittkower 1934, p. 156). Pour plus de détails sur les projets de construction de l’escalier, voir Panofsky 1922.
[3] Wittkower 1934, p. 131 et suiv.
[4] Wittkower 1934, p. 134 et suiv.
[5] Wittkower 1934, pp. 175-176.
[6] Voir Wittkower 1934, p. 200 et suiv.
[7] Voir, par exemple, la lettre de janvier 1524 à Giovanni Francesco Fattucci, mandataire de Michel-Ange à Rome, dans laquelle l’artiste, tout en acceptant la charge d’architecte pour construire la Bibliothèque laurentienne, écrit : “Farò ciò che io saprò, benché non sia mia professione” [« Je ferai ce que je saurai, bien que ce ne soit pas ma profession »]; cf. aussi cette pensée de Michel-Ange au verso d’un dessin préparatoire pour la Crucifixion de saint Pierre dans la Chapelle Pauline, au Vatican : “E non ne basta l’animo perché non sono architector” [« Et l’esprit ne suffit pas, parce que je ne suis pas architecte »] (les deux passages sont cités dans Nova 1984, p. 11).
[8] Cette interprétation qui lie le Ricetto et son escalier au Baroque est soutenue dans l’ample étude que Wittkower consacra à la Bibliothèque laurentienne, étude tenue pour une référence incontournable par la critique du XXe siècle. Wittkower écrit : “ [t]he Laurenziana Ricetto with its stair – arising from the necessity of fulfilling a very particular set of conditions – opens a new world. It is the first staircase hall of Western Architecture, and herewith the ancestor of all Baroque staircase halls […]. Michelangelo created, indeed, a type which was taken over by Baroque and decisive in many respects of the development of Baroque – but is the Ricetto therefore a Baroque work ? ” (Wittkower 1934, p. 206).
[9] Argan 1970, p. 67.
[10] La connexion entre le génie et la capacité de produire une règle est déjà posée chez Kant 1968, pp. 160-161, § 46.
[11] Nietzsche 1931, p. 172 et suiv.
[12] La perte d’importance de la matérialité pure, de la pesanteur de la masse en tant qu’inertie, a eu lieu en faveur d’une exaltation de ce qui, selon une certaine conception philosophique, fait figure d’« accident » de la matière : la couleur, l’éclat ou l’opacité des surfaces, la transparence, la qualité rugueuse ou lisse des matériaux utilisés. De même, l’attention artistique contemporaine est concentrée sur la faculté d’utiliser des matériaux innovants tels que le plastique, les résines synthétiques, bref non plus sur la « matière » comme substrat indifférencié à manipuler, mais sur des matériaux « humains », produits par l’homme.
[13] Heidegger 19806, p. 25 et suiv.
[14] Cette manière de concevoir l’œuvre non pas comme « pur objet », mais comme ce qui ouvre un ensemble de rapports, éloigne de la muséification des œuvres d’art, ce phénomène si répandu aujourd’hui, où on ne garde pas tant le souvenir, la relation vivante avec l’historicité de l’homme, mais où l’on crée des archives dans lesquelles les choses sont tenues comme des données, des informations disponibles. À cet égard, dit Heidegger 19806, pp. 42-43 : « [l]es sculptures d’Égine au musée de Munich, l’Antigone de Sophocle dans la meilleure édition critique sont, en tant qu’œuvres, arrachées au rayon de présence qui leur est propre. Leur ordre a beau être élevé, leur pouvoir d’impression imposant, leur interprétation sûre : placées dans la collection, elles sont retirées de leur monde. […] Le retrait et l’écroulement d’un monde sont à jamais irrévocables. Les œuvres ne sont plus ce qu’elles ont été. Ce sont bien elles que nous voyons, mais elles sont elles-mêmes celles qui ont été (die Gewesenen). En tant que telles, elles nous font face sous la latitude de la tradition et de la conservation. Désormais, elles restent pour toujours de tels objets […]. Tout l’affairement autour des œuvres d’art, si poussé et désintéressé soit-il, n’atteint jamais les œuvres que dans leur être-objet. Mais l’être-objet n’est pas l’être-œuvre ».
[15] Heidegger 1962, p. 107 et suivants.
[16] Heidegger 19806, pp. 44-47, traduction française légèrement modifiée.
[17] Heidegger 19582, p. 250 et suivants.
[18] Voir les mesures du Ricetto chez Wittkower 1934, p. 128 et voir aussi l’illustration n. 2.
[19] Voir illustration n. 3.
[20] Sur les murs du Ricetto, quelques courbes non géométriques (excluant donc les cercles et les arcs de cercles) se limitent aux volutes des grandes consoles posées en rythme binaire sous les paires de colonnes (voir illustration n. 4) et aux guirlandes stylisées à couronne des niches carrées surmontant les tabernacles.
[21] Cette impression est renforcée, si l’on observe les faisceaux de commissure inachevés, entre les panneaux des murs (voir illustration n. 4), entre lesquels quelque chose d’indéterminé, d’indifférencié apparaît.
[22] Selon Vasari, on avait jamais vu une “scala più comoda” (« un escalier plus confortable », Vasari, 1934, p. 256).
[23] Heidegger 19806, pp. 52-53, traduction française légèrement modifiée.
[24] Heidegger 19806, p. 53, traduction française légèrement modifiée.
[25] Heidegger 19582, pp. 212-213.
[26] Heidegger, 19582, p. 215.
[27] Les côtés du Ricetto mesurent 9,51 x 10,31 m (données Wittkower 1934, p. 128 et suiv.).
[28] La hauteur du Ricetto (à la différence du projet initial de Michel-Ange), avec sa corniche moderne, mesure 14,63 m ( Wittkower 1934, p. 131 ; voir illustration n. 4).
[29] Heidegger 19806, p. 61.
[30] Voir Battaglia 1993, VXI, p. 74 et suiv. Le Dizionario contient un vers de Michel-Ange montrant comment l’artiste utilise le mot « ricetto » dans une de ces significations fondamentales : “Rimanete voi, Livia, né s’indugi/a apparecchiar le stanze, ove ricetto/abbian le gentildonne” (ibidem).
[31] Le mot « ricetto », au sens de lieu d’accès à un endroit, est utilisé par Vasari (en contact avec Michel-Ange lors des projets pour la Bibliothèque (Vasari, 1934, pp. 254-255), par Benedetto Varchi, auteur d’une Histoire de Florence (Storia Fiorentina), terminée à partir de 1547, et par Gian Francesco Rucellai, né en Florence en 1608, cinquante ans après la mort de Michel-Ange.
– L’architecte Auguste Perret avait cette formule devant ses élèves de l’école des Beaux-Arts : « l’architecture n’est pas dans la matière, elle est dans l’organisation ». En quoi il exprimait la nécessité d’une intime adéquation entre la matière et la forme pour obtenir un résultat satisfaisant. Et il ajoutait pour se faire comprendre que toute trahison de la matière par la forme conduisait immanquablement à l’échec, ce qu’il exprimait ainsi en conclusion: « le vrai est la splendeur du beau ».
– Mais pour atteindre à une « oeuvre » véritable, ce principe ne dispensait pas de la nécessité absolue d’une connaissance aussi poussée que possible de la technique architecturale et des cheminements de l’acte créatif. Au Ricetto de Florence, Michel Ange n’avait aucune chance de produire une oeuvre réussie. Son aveu d’incompétence en matière architecturale, joint à la prétention de ses divers maîtres d’ouvrage de participer à une création qu’ils voulaient collective, ont conduit à un loupé magistral où tout – conception, rapports, proportions-est raté. On en reste indisposé. Que diable Michel-Ange a-t-il été faire dans cette galère ?