Les plus âgés se souviennent peut-être encore du 9 juin 2024. Ce jour-là, il y avait des élections pour le Parlement européen, on a l’impression d’une autre époque. Cette soirée s’est déroulée de manière très différente selon que l’on se trouvait à Paris ou à Berlin, par exemple. En Allemagne, c’était une élection moyennement réjouissante, oubliée dès le lendemain. À Paris, en revanche, il s’est passé quelque chose de dérangeant, d’inconfortable : on a sonné à la porte et c’était l’Histoire avec un grand H. 

La dissolution du parlement est un moment semblable à celui décrit par Salman Rushdie dans sa biographie, Joseph Anton, lorsque l’Iran a imposé la fatwa : sa vie a plongée dans la lumière aveuglante d’une question morale sans équivoque. Personne a pu y échapper et l’histoire n’oubliera ni cette date ni ce que les uns et les autres ont fait. La patrie des droits de l’homme aura-t-elle un gouvernement de droite radicale ? Ce serait le jour le plus heureux de la vie de Vladimir Poutine depuis longtemps et un jour noir pour l’Europe. 

Après le choc du 9 juin, les chemins discursifs entre la France et l’Allemagne se sont séparés. De ce côté-ci du Rhin, personne ne comprend ce qui se passe en France. Et la France, après le choc, se tourne vers de vieilles idées et de vieux concepts. L’histoire est comme une armoire dans le grenier, dans laquelle on choisit le costume du moment. On cite Léon Blum, on évoque les grands combats de la gauche dans l’espoir de faire mieux cette fois, de gagner. C’est l’heure des anciens : tous les présidents vivants et de nombreux anciens Premiers ministres s’expriment, ce sont des voix importantes. Mais ce qui manque dans le discours français, dont on ne peut qu’admirer la politisation fiévreuse, c’est la perspective européenne. Pourtant, l’exemple d’autres pays peut inspirer l’histoire nationale. Mais, malheureusement, les paysages médiatiques sont encore purement nationaux. Dans les centaines de panels politiques qui discutent de la situation dans la télé française, il n’y a presque jamais de personnes d’autres pays, tout au plus de la Belgique. Il manque ainsi une perspective fraîche. Sous ce nouveau regard, la France n’apparaîtrait plus comme la patrie de la misère, la comparaison avec les systèmes sociaux d’autres pays montrerait à quel point la France est encore un pays admirable. 

Pour qu’elle le reste, il faut un nouveau concept pour faire face à la menace de la droite. Un gouvernement Bardella serait une tache dans l’histoire de la République française. On entend souvent l’argument selon lequel un gouvernement mené par le parti pro-russe de Le Pen n’a pas encore été tenté. Mais en Allemagne on a bien essayé une fois l’extrême droite et le résultat a été tel que cela ne se reproduira pas une seconde fois. 

Néanmoins, il eut bien sûr des situations dans lesquelles il a fallu contrer l’extrême droite. Le modèle qui a été développé pour ce genre de crise est la grande coalition. Une alliance entre chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates a ainsi gouverné à quatre reprises au niveau fédéral : une fois dans les années 60, avec Willy Brandt comme ministre des Affaires étrangères, et, plus récemment, trois fois sous Angela Merkel. Une telle coalition ne fait pas une politique romantique, elle n’est pas particulièrement agréable. Il existe en effet des camps politiques pour que l’on puisse réaliser ses propres concepts tandis que dans une grande coalition, il s’agit avant tout de stabilité. Pour les professionnels de la politique, ce n’est pas agréable, mais pour les citoyens, oui. La République fédérale est devenue plus juste et a prospéré en même temps. Les réformes de l’époque Schröder ont été compensées par de nombreuses mesures sociales, mais ensuite, l’économie a repris son envol dans ces conditions de stabilité. Le chômage de masse, qui a par exemple assombri ma jeunesse, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Aujourd’hui, on vit bien en Allemagne. La lutte politique a perdu de son acuité, les scandales sont rares et les déceptions aussi. Il y a beaucoup d’autres problèmes, une grande coalition n’est pas une panacée. Et la classe politique s’est fait berner ou corrompre par le gaz russe. Mais une telle alliance, dans laquelle chacun veut montrer ses bons côtés, assure la stabilité. Ce n’est pas trahir ses propres idéaux que de collaborer avec l’autre côté du spectre démocratique pour empêcher les extrêmes. Serait-il donc si impensable que – je cite des noms à tout hasard – Carole Delga et Édouard Philippe, Raphaël Glucksmann et Valérie Pécresse, Bruno Le Maire et Élisabeth Borne travaillent ensemble pour ramener la France vers des eaux politiques plus paisibles ? La politique d’aujourd’hui n’est pas faite pour les ancêtres, ni pour les fantômes, mais pour les enfants d’Europe. Quel sentiment peuvent avoir ces garçons et ces filles en France lorsqu’ils vont à l’école le matin, alors que le RN est au pouvoir, et que leur religion ou leur couleur de peau les font apparaître comme un fardeau aux yeux de leur gouvernement ?

Une grande coalition de sociaux-démocrates, de verts, de gaullistes, de Modem et de personnes issues de la majorité présidentielle sortante peut empêcher la France de devenir un cas problématique pour l’Europe. Et ça, ça n’a vraiment jamais été essayé.


L’auteur est un journaliste franco-allemand et Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*