À Bellatomic The Muse et sa fille Valyria puisque l’avenir leur appartient, à Cookie Kunty en mémoire, à Raphaël Say qui sait déjà tout, à Diego mon ami si cher pour qui tout ça est une affaire sérieuse, aux autres qui ne peuvent ignorer…

La prestigieuse collection de livres d’art Hoëbeke, chez Gallimard, vient de faire paraître Icônes Drag, ouvrage qui rassemble le travail du photographe Jean Ranobrac dédié aux drag queens, drag kings, drag queers.

Je ne dirai pas ici ce que désigne ces appellations, ces domaines d’expression, ces pôles de liberté, car si vous l’ignorez je n’ai que deux conseils à vous donner : 1. Sortez de chez vous ! 2. Ouvrez cet objet merveilleusement baroque que Ranobrac vous donne à regarder. À regarder, oui. Parce qu’une personne pratiquant le drag, on ne la voit pas, on la regarde. C’est son but, elle ne vous laisse pas le choix. Et quand vous penserez avoir fait le tour de l’une de ces créatures, elle se sera déjà réinventée, et soudain, pour le spectateur, tout est à refaire. Un enjeu apparaît : celui de résister à toute forme de définition, de lutter contre l’enfermement d’une caractérisation, d’une description, contre tout ce qui pourrait prendre la forme d’une détermination. Il y a autant de principes du drag que de drags, chacune d’elles, chacun d’eux, ayant mis en place, à la mesure de soi, les règles de son propre jeu. Le drag est un art du mouvement, de l’instant présent, de l’innovation perpétuelle, donc de la révolution permanente. En cela il est éminemment politique.

On parle d’art. On parle aussi d’un « monde ». Je le connais bien, il prend forme la nuit. Je me souviens d’avoir assisté à des métamorphoses, passant des épingles à cheveux ou tenant des miroirs de poche le temps d’un raccord d’highlighter. Tandis qu’elles prenaient la lumière, depuis les coulisses, j’ai tout observé, tout noté, tout appris. Nous avons ri, beaucoup, dansé aussi, passionnément, nous nous sommes embrassés parfois, à la folie.

Une grande part des drag queens photographiées par Jean Ranobrac, j’ai pu les voir sur scène, dans ces instants où tout prend sens, où les heures de préparation justifient les quelques minutes de show, et inversement. Tout va alors à une vitesse folle. Il y a des détails qui échappent, ici une perle, là un strass, un trait de liner, du haut d’une perruque sculptée par le génial Jean Baptiste Santens à l’aiguille d’un talon en forme de piédestal : la/le drag, sur scène, est un tout achevé, se présentant comme tel le temps d’une performance avant de rebattre les cartes de son identité, de son rapport au monde, dès que les feux de la rampe s’éteignent, jusqu’à la prochaine fois.

Le travail de Jean Ranobrac ne peut se substituer à l’art de la scène. Il vient le compléter. Le photographe, par sa maîtrise du portrait, fige ce qui était calibré pour l’effervescence du corps, ses fluctuations, sa course endiablée, au rythme cadencé de nuits folles. Il ne fige pas – car ses photographies ne sont pas dénuées de tempo –, mais il fixe des beautés infinies dans un temps infini dont nous n’avons pas conscience. C’est son côté peintre de Cour. Car Jean Ranobrac est un photographe-peintre, et vice et versa. Se voir capturer par son objectif est un privilège que son talent justifie : Icones Drag est une mosaïque de portraits officiels de Reines et de Rois. C’est féérique. Paradoxale aussi ; mais la pratique du drag, n’est-ce pas un art qui relève de l’appropriation puis de la maîtrise, et du retournement incessant, cul par-dessus tête, au gré d’inversions multiples, du genre et de ses paradoxes, de ses frontières que l’on casse en deux pour mieux les redessiner ?

Si Ranobrac est un peintre, c’est aussi un metteur en scène qui a le souci du détail. Ses photographies ont l’air si spontanées et si préméditées à la fois – « Strike a pose » chantait la Madone en 1990. Il n’y a là aucun hasard, tout est mis en situation, et en même temps, à chaque page, on se dit que telle ou telle photo est à l’image de l’humeur du jour du photographe et de son modèle. Tout aurait pu être autrement, et rien n’aurait pu être autrement. L’art de la photographie de Jean Ranobrac mêle instinct et nécessité, tout en se laissant traverser par une contingence fantaisiste. En cela il est aussi un peu couturier, sa dimension est le sur mesure. À chaque portrait, on ne sait qui s’adapte à qui. Quelle est sa part de décision ? Capture-t-il la pratique du drag comme qu’elle se présente à lui ? Chacune de ses œuvres est telle qu’elle devait être. Elles forment un tout structuré mis à l’épreuve, singulièrement, des vies de chacune et chacun. Le sur mesure naît d’un échange que l’on perçoit devant et derrière l’objectif. Sa photo est une photo du dialogue.

Elles sont toutes là, ils sont tous là, sublimés – cette indéniable sublimation fait de Jean Ranobrac un artiste profondément romantique, photographe comme Musset était poète –, avec leurs noms en A, en I, en O, qui abusent des voyelles pour mieux sonner et briller à l’excès jusqu’à l’aube, se donnant la main le long d’une farandole, d’un carnaval de Venise permanent. Ce livre est un voyage dans un pays coloré où l’on ne distingue plus le visage du masque : le mot latin qui désignait le masque dans le théâtre romain, soit persona (du verbe personare, « parler à travers »), était à la fois féminin etmasculin. Ce rapprochement me séduit. 

Enfin, Jean Ranobrac est un photographe-écrivain. Il ne cesse de raconter des histoires. Ses couleurs tranchées, ses choix esthétiques audacieux, les cadres, les décors, les costumes, sont autant de choix narratifs. Qu’est-ce qu’une « icône » ? D’un point de vue didactique, l’icône entretient un rapport de ressemblance avec la réalité extérieure qu’elle désigne, qu’elle exprime, qu’elle met en avant, qu’elle entend représenter. Le titre de son ouvrage frôle le pléonasme : chaque drag ne peut être qu’une icône. Dans son évocation de l’art drag, dans le processus de la fabrication d’une icône par le biais de la photo, Jean Ranobrac convoque, avec ses complices, bon nombre de figures ou d’éléments iconiques. Disons qu’il y a là toute une pratique de la citation, comme le fait un écrivain qui manigance en coulisse, compose et recompose à partir de ses goûts. Le drag fonctionne par recréation, réminiscence plus ou moins consciente, plus ou moins assumée, plus ou moins voyante. C’est un art où l’on cherche, dans le reflet des miroirs, à définir ses inspirations pour mieux saisir son aspiration. C’est au lecteur-spectateur – son livre est un spectacle ! – de déceler ces mystères d’influences. Pour ma part, dans les œuvres de Jean Ranobrac, je perçois pêle-mêle : Les Métamorphoses d’Ovide, Thierry Mugler, l’architecture baroque sicilienne ou churrigueresque, les perruques de Léonard-Alexis Autier, Ali Mahdavi, les films d’animation de Walt Disney et de Michel Ocelot, le Tarot ou le Zodiaque et autres savoirs occultes, Barbie, l’art japonais du Shibari et le Bian Lian chinois, les Contes de Perrault, des frères Grimm et d’Andersen, Dolly Parton et Amanda Lear, Métropolis de Fritz Lang, l’esthétique bleutée d’Enki Bilal, Madonna, Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Jean-Paul Gaultier, Arielle Dombasle, le théâtre de Beaumarchais et la Commedia dell’arte, Mylène Farmer, Entretiens avec un Vampire de Neil Jordan ou The Hunger de Tony Scott, Abba, Rita Hayworth et Ava Gardner, le Crazy Horse, les films de James Cameron, les bonbons Haribo, David LaChapelle, La Famille Addams, Pierre et Gilles, Pedro Almodovar, les macarons Ladurée, Liza Minelli et les films de Bob Fosse, Fragonard, Lady Gaga, Botticelli, Dita Von Teese, Gustave Doré…

Tout ça, oui. Tout ça merveilleusement juxtaposé, orchestré de manière cohérente par Jean Ranobrac.

Ses photographies sont de l’art au carré, au cube. Il fabrique de la beauté à partir de la beauté, elle se multiplie, s’additionne, jusqu’au vertige.

Il faut parcourir Icônes Drag, c’est une livre d’art et de courage, de prise de risque et de fierté. Cette fierté, les drag nous la transmettent. Je peux en parler, puisque je leur dois l’essentiel. Ils et elles se transforment. Le changement, le franchissement des barrières, des normes, est leur diététique. Ainsi m’ont-elles permis d’évoluer. Elles m’ont offert l’occasion de croire que j’avais le droit de me révolutionner moi-même. Je vous le disais, c’est politique !

Ce texte veut leur rendre hommage.

Je me souviens de quelques queens. L’une, avec son parfum de vanille et de fleur de tiaré, était un cirque à elle seule, trimballant sur un sourire de feu tout un cortège de personnages, une ménagerie joyeuse. Son assurance sur scène était telle qu’elle aurait pu marcher, perchée sur les plus hauts talons, dans le sable d’une plage créole.

Je me souviens de Cookie Kunty, mystérieuse et drôle. Elle est de celles que l’on attend, que l’on espère. D’une performance à l’autre le suspense qu’elle entretient quant à son look n’a d’égal que le plaisir qu’elle prend à le révéler. Son apparence, tantôt almodovarisée, tantôt muglerisée, peut aussi piocher dans le meilleur des starlettes de l’Hollywood des 50’s. Elle est une raconteuse d’histoire, une diseuse de bonne aventure, se tenant droite, courageuse et fière, toujours admirative de ses sœurs. Elle est ce que nous avons eu de meilleur.

Je me souviens de Bellatomic The Muse qui, telle la Pénélope d’Homère, remet chaque nuit son apparence sur le métier à tisser de la beauté, et ne cesse, en se redécouvrant, de nous faire prendre conscience de nous-même. Bella est un voyage à toute allure entre le disco des 80’s et la pop des années 2000. Elle ne se cherche pas, elle ne fait que se trouver, de Paris à New York, en passant par les nuits de Londres. 

Elles/Ils sont là, lé-gen-daires, parmi d’autres : Kam Hugh, Nicki Doll, Moon, Mami Watta, Yax Ferri Venti, Arsen X, Soa de Muse, Le Menestrel, Tiggy Thorn…

Et au milieu, Raphaël Say, qui porte en lui la beauté la plus anachronique qui soit, celle de l’envoûtante statuaire grecque, avec ses nombres d’or.

Les drags ne pouvaient pas rêver mieux que Jean Ranobrac et inversement, je crois. Des deux côtés de l’appareil, les arts, dans leur pluridisciplinarité, se rejoignent, se font écho.

Icônes Drag est un livre de photographie plein d’énigme, de sublime révélé, de magie murmurée, de mystères insinués, où tous les chemins mettent à une évidente beauté.

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