« C’est la guerre mes amis ! Ne vous y trompez pas. C’est la guerre ! Soit vous succombez devant l’arrogance de ceux qui croient savoir, “le Hoï Polloï”, et la sève qui est en vous s’évaporera, soit vous ne cédez rien à l’ignorance de la masse et vous triomphez. Seul parfois, trop souvent, mais vous triomphez. »

Voilà ce que je disais il y a encore quelques jours, sur cette même scène, par la bouche du professeur de littérature John Keating que j’interprétais dans « Le cercle des poètes disparus ». Et j’ajoutais :

« Dans ma classe vous apprendrez à aimer les mots, à savourer le langage, car en dépit de ce qu’on vous raconte, on peut changer le monde avec des mots et des idées. 
Hoï Polloï, du grec : Le plus grand nombre, la horde. Nous faisons tous partie de la horde mais il FAUT apprendre à s’en détacher. 
Walt Whitman le dit bien mieux que moi : “Pourquoi la vie ? Pourquoi moi ? Toutes ces questions me hantent. Qu’y a-t-il de bon dans tout cela ? Réponse : tu es ici, la vie existe et que tu le veuilles ou non, le puissant spectacle du monde se poursuit… mais sache que tu peux y ajouter TA rime !” Quelle sera votre rime ?

Chaque soir, pendant plusieurs mois j’ai enseigné à mes élèves le goût de la liberté, je les sommais de requestionner sans cesse leurs certitudes, que le Carpe Diem utilisé à toutes les sauces aujourd’hui, ne pouvait avoir de sens que s’il rimait avec « penser par soi-même ». 

Et je disais pour conclure : « Mais pour penser par soi-même il faut posséder quelques outils, il faut commencer par s’instruire. Avant d’agir il faut s’interroger, il faut douter, en un mot il faut être philosophe. »

Et je voyais les yeux de mes élèves briller d’excitation, je voyais les regards embués des spectateurs – souvent très jeunes – m’embrasser avec une émotion bouleversante, et je pensais presque naïvement que la partie était gagnée ! Que ce message s’échapperait par toutes les portes ouvertes de ce merveilleux théâtre Antoine, qu’il flotterait dans l’air de toutes les rues parisiennes, et qu’il s’emploierait à faire taire la bêtise nauséabonde et la folie de plus en plus assourdissantes.

Non, évidemment, je ne le pensais pas vraiment, mais j’étais rempli d’une folle envie d’y croire. 
De croire que les mots qui sortent d’un théâtre peuvent atteindre une autre cible que ceux qui sont venus pour les entendre, car ceux-là appartiennent à une communauté déjà convaincue, une communauté qui sait le pouvoir des mots. Au fond que ce pouvoir aurait le même effet magique ailleurs que sur une scène.

Soyons tristement raisonnables, les mots de théâtre sont des illusions qui quittent très rarement l’endroit où ils sont nés. 

Il semblerait aujourd’hui que l’ignorance soit portée par une conviction si forte de détenir la vérité qu’aucune intelligence ne semble en mesure de la contester. Et que, bien pire, même le rêve et l’émotion que porte la fiction, semblent avoir perdu toute chance de nous secouer au-delà de l’espace où ils sont vécus. 
Il ne faut pas lâcher évidemment et tous autant que nous sommes dans cette salle nous le savons et nous ne lâchons pas mais le combat est déséquilibré.

« On peut changer le monde avec des mots et des idées » dit Keating. Oui c’est une certitude, mais aujourd’hui ils sont prononcés par des traitres à l’Histoire et aux faits qui la construisent… car ces mots et ces idées, et c’est là le constat le plus terrible, ont pour ceux qui les hurlent plus de saveur que ceux que portent l’Histoire qu’on leur a transmis.

Je suis bouleversé quand je vois Sofia Aram, monter sur la scène des Molières et rappeler l’horreur du 7 octobre ; quand j’entends encore dernièrement à C à Vous Caroline Fourest tenter de faire entendre avec une justesse toujours totale certains passages de la déclaration de Netanyahou, lui dont elle combat pourtant, depuis toujours, les choix politiques ; quand je lis les pétitions si courageuses de Philippe Torreton ; admiratif enfin quand je vois quotidiennement Delphine Horvilleur agrandir le périmètre étroit que sa fonction lui impose, en s’exposant aux calomnies et aux insultes.

Je repense à l’idée que tu avais échangée, Delphine, avec Kamel Daoud il y a quelques mois sur la scène de Sciences-po. Tu voulais dire le texte de Kamel et que Kamel en fasse autant du tien. Dire le texte de l’autre, pendant un instant se glisser dans une histoire qui n’est pas la sienne, une histoire qui peut parfois nous insupporter et que nous avons même combattu et la faire sienne jusqu’à s’en émouvoir, faire entendre par sa voix l’histoire de l’autre, l’autre histoire.
J’avais trouvé ça formidable…
Sans mesurer immédiatement que c’était ça au fond mon métier !

Il nous faut urgemment nous emparer de l’histoire de l’autre, de ce qui semble à priori ne pas nous appartenir, et de la faire entendre à ceux que ça dérange, car notre propre histoire crève d’être mal entendue.

Peut-être qu’au fond, pour reprendre Walt Whitman, elle est là la rime que je peux ajouter au monde.

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