Une délectable exposition se tient à l’École des Beaux-Arts de Paris jusqu’à la fin juin, sur les Tiepolo père et fils dessinateurs. Puisant dans le fonds du Cabinet des dessins et des estampes de cette vénérable institution, on ne saurait trop recommander pareille récréation visuelle aux amoureux de Venise, et, au-delà, aux aficionados des œuvres anciennes sur papier, ici à leur sommet, à l’égal d’un Dürer ou d’un Rembrandt.  

Giambattista Tiepolo et son fils Giandomenico sont les deux grands génies picturaux de Venise au xviiie siècle (avec, bien sûr, Guardi).  À l’exception des dessins de Giandomenico de l’album Fayet du Louvre consacrés à l’Ancien et au Nouveau Testament ainsi qu’aux scènes de la vie contemporaine à Venise, à quoi il faut ajouter la série d’eaux-fortes consacrées à la fuite de la Sainte Famille en Égypte, et, bien entendu, les 26 dessins du père, du musée Atger de Montpellier, les Tiepolo restent mal connus en France. Bien que le Louvre soit riche de deux grandes toiles en majesté, du père et du fils, et s’enorgueillisse de deux scènes de genre, Le Menuet et L’Arracheur de dents, signées du Goldoni en peinture qu’était Giandomenico, chroniqueur virtuose de la commedia dell’arte de la Venise déclinante, cette glorieuse imposture, comme le dira Bonaparte, qui en fut le fossoyeur. 

Il y a quelques années, je consacrais un livre, Le dernier Vénitien, à Giandomenico, ce génie qui vécut dans l’ombre de son géniteur, l’assistant trente ans durant dans son grand œuvre baroque aux coloris somptueux, déluge de scènes religieuses éperdues ériennes dans les nuées, flot sans fin de panégyriques mythologiques flattant les médiocres mérites du patriciat vénitien au crépuscule de lui-même et ses grandeurs chimériques. Bon fils, Giandomenico suivra son père jusqu’au bout dans ses voyages et ses travaux, mais construira, à l’opposé des apothéoses paternelles et de ses mystifications dithyrambiques, une œuvre douce-amère, réflexion en peinture sur la société de son temps partagée entre l’ordre ancien et l’aspiration à un monde nouveau. Au lendemain de la reddition de Venise à Bonaparte en 1797, il en finit avec sa vie à double facette et conclut l’histoire artistique de la Sérénissime, par un extraordinaire feu d’artifice, les 104 planches des Divertimenti per li regazzi, où les polichinelles, révolutionnaires sans révolution, comédiens sarcastiques, subvertissent Venise, dans un final nostalgique et tapageur.

Aucune de ces planches ultimes n’est montrée, hélas, dans l’exposition, du fait qu’à ma connaissance aucune ne figure dans quelque collection française ou musée que ce soit. Il en existe seulement un fac-similé, aujourd’hui épuisé. 

Giovanni Battista, dit Giambattista, Tiepolo, Faune et faunesse, vers 1740-1750, plume, encre brune, lavis brun sur esquisse à la pierre noire.
Giovanni Battista, dit Giambattista, Tiepolo, Faune et faunesse, vers 1740-1750, plume, encre brune, lavis brun sur esquisse à la pierre noire.

Venise est la patrie d’Arlequin, de Pantalon et Colombine. Aux antipodes de ces joyeuses figures de comédie, les Polichinelles, eux, sont de Naples. Ces Polichinelles, bâfreurs, péteurs, anarchistes, les Tiepolo père et fils les découvrirent en 1744 au carnaval de Vérone, lors de la fête des Gnoccolare, ou fête des gnocchis, commémorant une ancienne disette. Toute la ville, autorités comprises, défilait derrière un char de l’Abondance. D’une estrade les polichinelles offraient à tous des gnocchis ; des fontaines publiques coulait le vin. La foule ripaillait avant de se livrer à mille débauches, encouragée par les polichinelles égrillards, courtisant les plus jeunes vierges aussi bien que les vieillardes édentées, se répandant en propos séditieux, jouant du ridicule et de toutes sortes de provocations, illustrant le dicton : « Chi mangia gnocchi, caca gnocchi ». Ce sont eux, aux allures de conspirateurs complotant serrés les uns aux autres contre l’ordre établi, que deux dessins du grand Tiepolo, passablement inquiétants mais non dénués d’humour, font revivre dans l’exposition. Au fil des ans vingt autres dessins de lui viendront illustrer ce thème, comme autant de récréations amusantes entre deux décorations mythologiques à fresque des palais des patriciens de la Sérénissime et des villégiatures de Terre Ferme, du palais Labia à la Ca’Rezzonico sur le Grand Canal, de la voûte du grand escalier de la résidence des princes évêques de Würzburg à la villa Valmarana de Vicence ou encore la villa Pisani de Stra, sur la Brenta. Les Tiepolo gagneront Madrid en 1762, où ils décoreront les appartements du palais royal. Giambattista mourra en 1770, sans avoir revu sa patrie. Giandomenico regagnera Venise, s’y mariera, commencera enfin une vie à lui.

Quelques décennies plus tard, il reprendra le thème des polichinelles, mais dans un tout autre contexte et un tout autre esprit que son père. Il mourra en 1804, et c’en sera fini des peintres vénitiens. Plus de doges, plus de patriciens au pouvoir, plus de palais à décorer, plus de nouvelles villas sur la Terre Ferme, plus de commandes. Aux peintres vénitiens d’antan, succéderont bientôt Turner, Whistler, Manet, Monet, Signac, tant d’autres.

Giandomenico aura été, en peinture, le dernier Vénitien.


Les Tiepolo, invention et virtuosité à Venise
du vendredi 22 mars au dimanche 30 juin 2024
(L’exposition sera fermée le mercredi 1er mai 2024)
14 rue Bonaparte, Paris 6e
Du mercredi au dimanche, 13h-19h
2€, 5€ ou 10€ c’est vous qui choisissez !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*