Bien que répondant à une volonté unanime de la coalition au pouvoir (CDU, SCU, SPD) et des Verts, la résolution visant à reconnaître le génocide arménien sera-t-elle votée par le Bundestag le 2 juin ? Si l’on s’en tient aux propos publics des principaux responsables allemands, hormis toutefois Madame Merkel, tout semble l’indiquer.

Sollicités depuis plus de 15 ans, les députés allemands avaient jusqu’alors préféré contourner le sujet. Leur propension à ménager les dirigeants turcs les avaient notamment poussés à occulter le mot « génocide », dans un texte adopté en avril 2005 qui décrivait pourtant par le détail le processus d’extermination. Le 25 février dernier, presque un an après la déclaration courageuse du président Joachim Gauck qui avait nommé les choses, le Parlement allemand, soumis à une forte pression d’Ankara sur fond de crise migratoire, se dérobait à nouveau devant l’obstacle. Les députés nouaient cependant entre eux un pacte d’honneur, en se promettant de franchir le pas avant l’été 2016. Nous y sommes. Et comme on pouvait le prévoir, les dirigeants turcs haussent le ton. L’ambassadeur turc en Allemagne a condamné avec véhémence cette tentative de résolution, tandis que les organisations nationalistes turques exacerbent l’animosité anti-arménienne dans leur communauté d’Allemagne. Un grand classique.

Pourtant, il se pourrait bien cette fois-ci que les choses n’aillent pas forcément dans le sens souhaité par les négationnistes. Depuis le soulèvement du Parc Gezi, mai 68 local, les mentalités ont sensiblement évolué. Le principal promoteur de cette initiative parlementaire, Cem Özdémir, est d’ailleurs lui-même un Allemand d’origine turque. Comme l’est Fatih Akin, le réalisateur de « The Cut », un film sur le génocide des Arméniens sorti sur les écrans l’an dernier, à l’occasion des commémorations des cent ans de 1915.

Cette dénonciation par des Allemands d’ascendance turque du crime monstrueux sur lequel s’est en partie structuré leur pays de provenance caractérise à elle seule l’un des enjeux essentiels du vote du 2 juin. Cem Özdemir et Fatih Akin, qui ont grandi en Allemagne, ont en effet tiré les leçons de la conduite de leur patrie d’adoption par rapport à un autre génocide, paradigmatique : celui des Juifs. Et ils ont compris, comme un nombre croissant d’intellectuels et de justes turcs, que l’honneur et la grandeur face à ce type d’événement se trouvaient dans la reconnaissance, la défense de la vérité, la réparation. Soit tout le contraire de l’attitude des gouvernements turcs successifs qui n’ont eu de cesse d’enrôler leur peuple sous la bannière du négationnisme.

Toute la question est désormais de savoir si de son côté, l’Allemagne contemporaine va rester fidèle aux enseignements qu’a inspirés son comportement exemplaire vis-à-vis de la Shoah, ou si elle va sacrifier, sous la pression, l’éthique à la Realpolitik ?

Outre la problématique des valeurs et des droits de l’homme, le vote allemand du 2 juin aura également une incidence très concrète par rapport à la dérive liberticide et ultranationaliste du pouvoir turc. Tout nouveau recul du Bundestag constituerait non seulement une capitulation en rase campagne face au chantage d’Ankara, mais le pire signal qui soit en matière de crime contre l’humanité. C’est la plus grande puissance d’Europe qui se mettrait ainsi au niveau d’un régime négationniste, alors que le processus d’entrée de la Turquie nourrissait l’ambition inverse. Comme en témoignent les diverses résolutions qui depuis trente ans conditionnent l’adhésion de la Turquie à sa reconnaissance du génocide.

Cent ans après cette abomination, le négationnisme de l’État turc continue pourtant à souiller la mémoire des victimes. Parallèlement, l’impunité dont jouit ce crime hors norme a contribué à faire du massacre de masse le mode de règlement ordinaire des conflits dans cette zone. Aux confins de la Turquie, de l’Irak et de la Syrie, dans ces déserts où les convois de déportés arméniens étaient destinés à disparaître sans laisser de traces, des minorités ethniques ou religieuses (dont des Arméniens) se font encore assassiner, au nom de la barbarie triomphante. Sur les bancs du Bundestag, le long silence des morts sera-t-il plus entendu que les vociférations des bourreaux ? De la réponse à cette question, dépendent non seulement le repos des âmes, la paix des consciences, mais aussi les bases d’un autre avenir pour cette région, et sans doute également pour l’Europe. Tant il est vrai que le drame des réfugiés d’aujourd’hui nous rappelle que tout est lié, tant en terme d’histoire que de géographie.

2 Commentaires

  1. Une analyse complète et lucide qui montre la fragilité des convictions humaines, dés lors qu’elles sont confrontées aux sursauts, ô combien aléatoires, d’une conscience aujourd’hui – et de plus en plus – « élastique », en perte de vitesse, face à ce qu’on appelle encore « Droits et Devoirs de l’Humanité » …Il semble que plus rien ne résiste aux intérêt devenus prioritaires, des Etats sans état d’âme ! Pardon d’être aussi pessimiste, mais on voit bien, qu’arrivés au pouvoir, les hommes sont prêts à vendre leur âme, pourvu qu’ils y gagnent une bien dérisoire notoriété et, bien évidemment et surtout, des retombées … substantielles … !

  2. Merci à l’auteur de cet article : combien vrai ! combien émouvant… Je souhaite de tout cœur que les responsables Allemands aient le courage d’aller jusqu’au au bout, de ne pas reculer devant les menaces d’Erdogan.
    Comme les Justes qui ont sauvé des Juifs, il y eut des Turcs qui, au péril de leur vie, ont sauvé des Arméniens en les cachant.
    Merci l’Allemagne et en particulier Merci à son Président.