Selon vous, le livre papier est-il menacé d’extinction ?

Très lente alors, car nous avons encore des manuscrits et des incunables. Mais si vous voulez parler de la production de livres imprimés, alors c’est différent. Comme les rouleaux de papyrus ont remplacé un jour les tablettes d’argile, comme le codex, livre sous la forme que nous connaissons de cahiers de feuilles reliés entre eux, a un jour remplacé les rouleaux, il ne fait aucun doute que de nouveaux dispositifs de lecture vont remplacer ce que nous appelons « livre » dans les années qui viennent.
Depuis 1971, et le premier texte numérisé par Michael Hart, nous sommes entrés dans ce que j’appelle : « la période des e-incunables ». Le problème est que les définitions nous enferment dans des cadres. Qu’est-ce qu’un livre ? En période de mutations profondes il nous faut accepter une part d’indéfini, d’indéfinissable.
En écho à votre titre : Vers une mort programmée du livre ?, je dirais qu’il ne s’agit pas d’une mort programmée, mais, d’une mort naturelle, et à condition de ne concevoir le livre que sous sa forme codex. Pour moi, est un livre tout ce qui se lit, et on peut lire un paysage, on peut lire dans un regard… Reconnaissant cela je ne m’éloigne pas de vos préoccupations : en géographe, Julien Gracq savait lire un paysage, tout comme traditionnellement les aborigènes australiens y lisent l’histoire de leurs ancêtres.
Ce qui inquiète aujourd’hui est plutôt de l’ordre de notre intimité avec le support papier.

Dans différents articles, vous insistez sur le fait que l’avènement du livre numérique doit être considéré comme une évolution cognitive et civilisationnelle, pas seulement technologique ; à ce titre, pensez-vous que l’e-book nécessite une adaptation des lecteurs à son usage, ou, au contraire, qu’il est la conséquence logique de nos nouvelles pratiques de lecture ?

Ce n’est pas tant « l’avènement du livre numérique » que le passage de l’édition imprimée à l’édition numérique, je pense, qui pourrait, en effet, engendrer une nouvelle évolution des civilisations du livre. Peut-être en les amenant à un autre niveau de conversation, plus proche de celui des sociétés de l’oralité, mais s’exprimant maintenant dans un monde connecté et avec une porosité de plus en plus grande entre notre univers physique et ce que nous pourrions appeler un « méta-univers », les territoires digitaux sur lesquels nous évoluons de plus en plus, et sur lesquels nous lisons également de plus en plus.
Depuis la fin du siècle précédent, avec les ordinateurs et le web, nous nous sommes habitués à de nouvelles pratiques de lecture. Aujourd’hui des tablettes numériques tentent de répondre à ces nouvelles pratiques. Mais de notre côté, nous devons nous adapter aux usages qu’elles impliquent et à leurs contraintes.
Il y a de fait un asynchronisme naturel. Les technologies évoluent de plus en plus rapidement. Les usages, des lecteurs en l’occurrence, plus lentement. Et la prise en compte par les structures, collectivités et institutions (bibliothèques, éducation nationale…) encore plus lentement.

Dans vos écrits, vous revenez fréquemment sur l’apparition de ces nouvelles pratiques de lecture et d’écriture. Nous passerions de la lecture solitaire à une pratique de lecture enrichie, partagée, pour ainsi dire interconnectée et commentée. Vous entrevoyez aussi le développement de l’écriture collective. Ces mutations ne risquent-elles pas de bouleverser profondément le monde littéraire et intellectuel contemporain ? Pensez-vous que de nouveaux types de littératures sont en train de voir le jour ?

Certainement. Nous pouvons tous observer je pense, dans nos propres pratiques et chez nos proches, des changements en ce sens. Avec les outils bureautiques, puis sur le web, nous avons forgé de nouvelles attentes et mis en place de nouveaux réflexes de lecture, de recherche et de consultation des informations. Les tablettes multimédias, tactiles et connectées, renforcent ces usages.
Comparée à la lecture sur papier, la lecture sur les nouveaux dispositifs est davantage fragmentaire, moins linéaire, davantage plurimédia et sociale. Elle fonctionne de plus en plus sur le partage et la recommandation. Cela induit une profonde remise en cause de la médiation et des prescripteurs traditionnels (parents, enseignants, bibliothécaires, libraires, critiques et intellectuels…). Alors, oui, notre « monde littéraire et intellectuel contemporain » va en être profondément remodelé.
Aujourd’hui, le simple fait que l’imprimé ne soit pas hypertexte, qu’en mettant son doigt sur un mot on n’en obtienne pas la définition, la traduction, etc., le disqualifie.
Avec les fans-fictions, avec de plus en plus d’initiatives singulières d’écriture via Twitter, les réseaux sociaux, les blogs, nous voyons émerger de nouvelles formes d’écriture.
Nous pouvons penser que le rouleau était bien adapté pour la forme de la poésie épique et de l’épopée. La forme du codex apparaît idéale pour le roman. Avec les nouveaux supports connectés et les interactions qu’ils permettent, de nouvelles structures narratives pourraient se cristalliser. Elles sont pour l’heure encore difficilement perceptibles, mais je pense que nous pourrions en discerner dans l’univers des jeux vidéo multi-joueurs et des univers 3D de type Second life.
Il ne fait pour moi aucun doute qu’un nouveau genre littéraire dominant émergera durant ce 21e siècle, à la fois de la convergence des médias, et, des progrès accélérés des technologies d’affichage. L’édition numérique pourrait être finalement soluble dans le transmédia. Dans ce modèle, chaque fiction se développerait globalement en jouant sur toute la gamme des possibilités d’expressions qui pourraient lui être envisageables.

Vous évoquez assez souvent la nécessité dans laquelle se trouvent les librairies indépendantes de s’adapter au numérique. Des efforts ont-ils été réalisés en ce sens ? Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez précisément par “Cobrowsing” ?

C’est tout simplement vital pour eux. Je vous renvoie sur ce sujet au livre de Vincent Demulière : Inventer ensemble la librairie de demain, dans la collection Comprendre le livre numérique, que je dirige chez un éditeur pure-player franco-québécois : NumérikLivres.
Le co-browsing est la navigation conjointe sur le web de plusieurs personnes, pouvant échanger entre elles en temps réel. Avec le développement du métavers, sorte de méta-univers, univers digital 3D qui remplacera un jour le web 2D, et dans lequel les internautes avatarisés peuvent déjà se déplacer, communiquer et interagir pratiquement comme dans la réalité, le commerce connecté va s’imposer. La géolocalisation et la réalité augmentée vont converger dans ce sens. Google maps et Google earth n’y sont pas étrangers.
Les libraires doivent en avoir conscience et y voir une possibilité de sortie par le haut que n’auront pas eu leurs collègues disquaires.
En lançant en janvier 2012 l’incubateur MétaLectures (http://metalectures.blogspot.com) c’est à cela que je veux œuvrer : il s’agit de faire vivre un environnement web 3D immersif, pour présenter, expérimenter et développer des solutions innovantes dans l’univers du livre et de la lecture francophones. C’est vital pour que notre culture continue d‘exister dans les territoires digitaux !

Dans l’un de vos articles parus en 2008, vous affirmiez que les premiers adeptes de l’e-book sont majoritairement des lecteurs passionnés, âgés de 40 à 60 ans, voire plus… C’est assez étonnant ! Les jeunes générations ne sont-elles pas les plus susceptibles de s’adapter à ce nouveau médium ?

La situation a changé depuis 2008. C’était là le résultat d’études de l’époque et il faut de toutes les façons toujours se méfier de ce type de données. Qui commande ces études ? Quelle est la valeur de représentativité de l’échantillon consulté ? Etc.
Cela dit, je remarque régulièrement que les étudiants, même s’ils sont adeptes des smartphones et des réseaux sociaux, se déclarent souvent attachés aux livres imprimés. Simple posture ? Attachement affectif pour le support sur lequel ils ont appris à lire ? Tout est possible et il est impossible de généraliser.
Il faut également envisager à un moment un phénomène de saturation et des mouvements spontanés pour la déconnexion. Nous commençons à en voir se manifester aux États-Unis avec les « offliners ».
Avec les technologies de la communication nous y gagnons en information, mais la désinformation y gagne elle aussi. Les propagandistes et militants de tous bords, les lobbies, et, tout simplement, les marques, ont plus d’expertise technique et de moyens financiers que nous, et sans vergogne ils exploitent ces technologies comme des armes de diffusion massive et de conditionnement.

Avec l’édition numérique, les lecteurs auront-ils accès à tous les types d’œuvres ? N’y a-t-il pas le risque que seuls les livres économiquement viables soient numérisés par les éditeurs ?

Les lecteurs auront accès, d’une part, à ce qui aura été numérisé du corpus écrit de l’humanité. C’est-à-dire seulement une part infime. Comme tout le corpus manuscrit n’a pas été imprimé au 16e siècle, tout le corpus imprimé ne sera pas numérisé au 21e. D’autre part, ils auront accès à de nouveaux contenus, nativement numériques et multimédia qui n’auraient pas pu être imprimés.
Je pense que nous pouvons être optimistes car nombre d’individus se saisissent des outils de numérisation, sauvegardent et diffusent des œuvres. Cela dit, face aux manœuvres commerciales, notamment de Google, d’Amazon et d’Apple, nous sommes en droit, je dirais même que ce devrait être un devoir, de nous inquiéter de savoir si l’édition numérique sera au cours du siècle autant émancipatrice que le fut jadis l’imprimerie.

En cas de “dématérialisation dure”, c’est-à-dire de développement massif de la lecture en streaming, quels seront les ressorts dont disposera le marché du livre pour survivre ?

Le marché du livre imprimé sur papier ? Pratiquement aucun. Le beau livre d’art, l’artisanat typographique, la bibliophilie resteront. Et l’impression à la demande pour des irréductibles. Pour l’heure, il nous faut encore distinguer trois marchés je pense : celui du livre imprimé, celui du livre numérisé, et celui du livre numérique.

L’apprentissage de la lecture pourrait également évoluer avec le livre numérique. Dans un article publié sur lemonde.fr, vous parlez des logiciels qui seraient adaptés à des enfants dyslexiques, malentendants, ou présentant des difficultés pour la lecture. En quoi le livre numérique est-il ou pourrait-il devenir un outil éducatif ?

Le numérique permet l’intégration d’outils d’assistance et d’évaluation objective qui n’étaient pas envisageables sur du papier imprimé. Il faut cependant bien garder en tête je pense l’importance de la médiation humaine.
Mais les tout jeunes qui font aujourd’hui leurs premiers apprentissages de la lecture et de l’écriture sur des supports numériques tactiles ne se tourneront certainement pas pour lire, quand ils seront adultes, vers des ouvrages imprimés. Imaginez un instant les difficultés que nous aurions, nous autres enfants du codex, à utiliser un rouleau de papyrus !

Dans ce même ordre d’idées, pourrait-on l’envisager comme un outil d’alphabétisation dans les pays en voie de développement ?

Oui bien sûr. Le seul frein est économique. Des organisations internationales à but non lucratif y travaillent déjà. Je pense notamment à Worldreader.org et à l’OLPC (One Laptop per Child) qui sont tous deux déjà très actifs.

Le livre numérique a-t-il des prétentions écologiques ? Y’a-t-il actuellement des recherches allant dans ce sens ?

L’argument écologique est tellement manipulé par les différents lobbies commanditaires des rares études sur la question, qu’il est impossible de se prononcer objectivement.
D’une part, et depuis des années, la filière papetière fait des efforts considérables pour réduire son impact écologique. Mais une des principales sources de pollution du livre imprimé ne serait-elle pas tout simplement sa matérialité ? Les norias de véhicules qui le transportent d’un imprimeur aux entrepôts des distributeurs, puis à une multitude de points de ventes, pour ensuite y récupérer les invendus… D’autre part, les dispositifs de lecture numériques utilisent des composants polluants eux aussi. Le papier électronique, par exemple, est un polymère dérivé du pétrole. De ce côté-là aussi la filière fait et va faire des efforts, et communiquer amplement dans ce sens. Mais la principale source de pollution de la filière numérique ne viendrait-elle pas tout simplement de l’obsolescence programmée des appareils ? Comme les téléphones portables, les nouveaux dispositifs de lecture sont conçus pour avoir une durée de vie limitée. Je dirais donc : zéro partout.

De récentes études ont montré que l’utilisation régulière des nouvelles technologies, et plus particulièrement du médium internet, pouvait avoir des effets néfastes sur la concentration des usagers. Le livre numérique pourrait-il avoir un impact sur nos capacités de réflexion et d’analyse, sur notre mémoire et notre concentration ?

Socrate déjà, Platon nous le rapporte dans son dialogue Phèdre, voyait dans l’écriture, qui commençait alors à se développer, un danger pour la mémorisation et la transmission de la culture. Alors sans hésitation ma réponse est : oui, le livre numérique va avoir des conséquences sur nos capacités de réflexion et d’analyse, sur nos facultés de concentration et de mémorisation. Mais il est encore trop tôt je pense pour savoir lesquelles précisément. Et surtout rien ne nous oblige à les considérer a priori comme néfastes. Nous développons aussi de nouvelles capacités, notamment en termes d’ubiquité et de travail multitâche. Il faut concevoir ces dispositifs numériques comme des outils, et éviter qu’ils deviennent des prothèses.

Que lisez-vous en ce moment ?

Versant essai, Une brève histoire des lignes, de Tim Ingold, aux éditions Zones Sensibles. Un anthropologue anglais qui s’interroge notamment sur ces lignes qui canalisent nos activités humaines et nos écritures.
Versant fiction, je relis L’Iliade. Homère évidemment. Je m’interroge en effet de plus en plus souvent sur l’engagement polythéiste et le sens qu’il pourrait avoir aujourd’hui. Mais cela n’a rien à voir avec notre sujet. Ou pas directement.

Lorenzo Soccavo est un chercheur indépendant en Prospective du livre et de l’Édition francophones. Enseignant, conférencier et blogueur, il est entre autres l’auteur de Gutenberg 2.0, le futur du livre et de De la bibliothèque à la bibliosphère : les impacts des livres numériques sur les bibliothèques et leur évolution.

 

 

3 Commentaires

  1. […] La Rédaction, Vers une mort programmée du livre ? – La Règle du Jeu Depuis la fin du siècle précédent, avec les ordinateurs et le web, nous nous sommes habitués à de nouvelles pratiques de lecture. Aujourd’hui des tablettes numériques tentent de répondre à ces nouvelles pratiques. […]