Parmi les fort nombreuses lettres reçues par André Malraux de 1970 à sa mort le 23 novembre 1976, quelques unes d’entre elles venaient d’intellectuels prometteurs des lettres françaises.
Il me faut ici rappeler les faits qui m’ont permis d’être avant tous les chercheurs en rapport avec ces milliers de lettres classées alphabétiquement et accompagnées soit de notes ou de paperoles, soit de brouillons attachés par un trombone, soit d’une simple annotation au crayon rouge, à même la lettre, comme : « Répondre ! » ou un « ? ».
Sophie de Vilmorin, lorsqu’elle commença à travailler à son livre Aimer encore1, me demanda de l’aider à trier ces monceaux de courriers, ces quelques manuscrits conservés par l’écrivain, quelques dossiers personnels comme son testament mais aussi un dossier comprenant des cadeaux ou des billets de Malraux adressés à elle, Sophie. Enfin, un fatras de photos ayant servis à ses livres d’art et notamment à son dernier volume, L’Intemporel, que Sophie m’offrit. Dans ces dossiers, je retrouvai le Cahier du Front populaire 1935 – 1936, dont Florence Malraux autorisa la publication chez Gallimard et dont mon frère François de Saint-Cheron assura l’édition.
Il me faut dire aussi que l’ensemble de ces dossiers constituant les archives d’André Malraux de 1969 à 1976, fut remis à Florence Malraux par Sophie pour être versé au fonds Malraux de la bibliothèque littéraire Doucet. On comprendra que ma gratitude envers Sophie de Vilmorin, qui nous a quittés en 2009, est infinie : aujourd’hui encore, je me sens obligé par la confiance qu’elle ne cessa de nous prodiguer, à mon frère et à moi-même, depuis 1974, plaidant notre cause auprès d’André Malraux, l’invitant à nous recevoir, à trois reprises, entre 1975 et 1976, alors que nous avions l’âge auquel ses fils étaient morts dans un terrible accident de voiture en 1961.
1 En septembre 1971 donc, Bernard-Henri Lévy lui écrit après son appel pour le Bengale libre. Parmi les autres jeunes figures importantes à avoir écrit à Malraux dans ses dernières années, et notamment en 1975, je veux citer les noms de Régis Debray et de Pierre Goldman, pour lequel le vieil écrivain était intervenu auprès du premier président de la Cour de Cassation, à la veille de la révision de son procès.
La lettre de Bernard-Henri Lévy, comme il le rappelle en détail dans le long texte qu’il a écrit pour le dictionnaire Malraux2 que j’ai initié et co-dirigé, fait suite au quiproquo par lequel l’écrivain, invité par Indira Gandhi à une conférence internationale sur le Bangladesh (Bengale libre) en septembre 1971, avait répondu que « les seuls intellectuels qui ont le droit de défendre par la parole les Bengalis sont ceux qui sont prêts à combattre pour eux » (France-Soir, 18 septembre 1971). Une immense vague de fond vient de se lever en France et dans le monde : André Malraux décide de s’engager pour le Bangladesh. Ce qu’a à la fois de grandiose et de farfelu cette démarche de Malraux suscite beaucoup d’admiration, quelques ralliements mais aussi des sourires moqueurs.
Un jeune agrégé de philosophie, Bernard-Henri Lévy, écrit le 21 septembre 1971 à André Malraux cette unique lettre qu’il lui adressa, et que je me réjouis d’avoir arrachée à l’oubli. Quarante plus tard, elle réapparaît sous les yeux de son auteur. Un matin d’octobre 2011, soit un an après avoir entraîné Bernard en Israël, à l’Université Hébraïque de Jérusalem, pour le colloque « Malraux et les harmoniques juives » que je co-dirige avec Cyril Aslanov, je prends la peine de lui scanner la copie que j’en ai. Sa réaction ne se fait pas attendre :
« Quelle merveille ! Je suis très ému. Et je vous suis très reconnaissant, vraiment, de l’avoir retrouvée et de me l’envoyer. Le fait que Malraux l’ait conservée me bouleverse, évidemment. Merci. »
Recevant ce message, j’en fus moi-même fort ému n’imaginant pas que le rappel de ce contexte, de ses vingt-quatre ans et de son premier engagement concret, à la suite de Malraux, puisse l’émouvoir à ce point. Je savais, en revanche, pour avoir édité son texte sur le Bangladesh, cité plus haut, que Bernard n’ignorait rien du geste un peu fou mais honorable de Jean Kay voulant détourner un avion à Orly le 3 décembre suivant l’appel de Malraux. « Cet avion est réquisitionné pour transporter des médicaments au peuple bengali et aux combattants du Bangladesh » lança Jean Kay armé d’une fausse arme (cf. Dictionnaire Malraux, p. 410-413).
Bernard-Henri Lévy, lui, se situait d’emblée comme philosophe et comme « intellectuel engagé » travaillant pour le journal Combat. (Combat où deux ou trois ans plus tard, alors âgé de dix-huit ans, je publiais mes tout premiers articles sur Malraux !)
Je veux insister maintenant sur l’intérêt que la lettre de Bernard provoqua chez Malraux. L’original de la lettre avait trois notes ou paperoles manuscrites à l’attention de Corinne de Vilmorin, qui assurait entre 1969 et 1971 son secrétariat (avant que Sophie ne partage la vie de Malraux).
Sur la première note, Malraux a écrit en rouge, à réception de la lettre : « Je crois qu’il faut adapter la lettre traditionnelle. Si ça vous paraît diabolique, passez-la moi avec ce texte ».
Puis au crayon noir, en dessous, il ajouta : « Personne avant décision de départ », pour signifier qu’il ne voulait recevoir personne. L’adjectif « diabolique » est à relier à la phrase de Bernard : « Je suis de cette génération qui ne parvient pas à exorciser ses démons ; et vous êtes, une fois encore, un de nos démons. »
Sans doute le lendemain, Malraux reprend la lettre et y ajoute une deuxième paperole : « A me rendre. Nous verrons ce que nous répondrons, mais nous n’avons pas de temps à perdre avec Combat. » Corinne de Vilmorin ajoute, en dessous, cette question : « que dois-je faire ? » Et c’est alors que Malraux lui remet un message, le troisième : « Me rendre la lettre du type de Combat (Lévy). Peut-être faut-il voir un peu » .
Le reste, Bernard-Henri Lévy le raconte dans son article vibrant du Dictionnaire Malraux. Ce qui est curieux c’est le sérieux avec lequel Malraux considéra la missive de ce jeune agrégé, normalien, et déjà faisant œuvre de journaliste engagé. Il ne pouvait évidemment rien prévoir de ce que deviendrait « BHL », encore moins qu’il prendrait à son tour le risques d’incarner l’«un de nos démons ».
Malraux le reçut dans les jours suivant. Dans son texte, Bernard écrit : « J’avais reçu, presque aussitôt, rue d’Ulm, punaisé sur le grand panneau de liège où les Normaliens voyaient arriver leurs messages les plus urgents, un télégramme laconique mais que je conserve comme une relique : « candidature reçue et retenue ; prière contacter sans délai secrétariat AM (…) » Et me voilà dans le petit salon, de plain-pied avec le jardin […] en train de lui dire mon enthousiasme et, surtout, de l’observer et de l’écouter » (cf. Dictionnaire, P. 64-73).
J’ajouterai pour ma part un dernier mot. Si c’est un honneur pour moi d’avoir pu réaliser ce premier dictionnaire Malraux, c’en est un autre d’avoir pu obtenir de Bernard un témoignage comme celui qu’il me livra et qui aujourd’hui s’enrichit encore de sa lettre et des paperoles de Malraux. Qu’il me soit enfin permis d’ajouter une conclusion d’ordre plus personnel pour rappeler ce lien avec Bernard qui s’appelle certes André Malraux mais qui s’appelle tout autant : Bangladesh. Plus jeune d’environ sept ans, je ne pouvais être de ceux qui répondirent à l’appel du vieux « coronel » du temps de la guerre civile d’Espagne. C’est pourtant par le Bangladesh que je découvris Malraux à travers le bouleversant documentaire que Philippe Halphen réalisa en avril 1973, lors du voyage de la reconnaissance (ou voyage « de consolation » comme l’écrit encore Bernard-Henri Lévy), à l’invitation de Sheikh Mujibur Rhaman, le Père de la nation. Je n’appris que très récemment le tragique sort de Philippe Halphen, déporté en 1942 à Auschwitz, à l’âge de vingt-deux ans. Après les « marches de la mort » il arriva (par quel miracle ?) à Terezin, qui fut libéré par les Russes. A aucun moment Malraux ne le sut et il en eût été fort mal à l’aise. Mais il n’est peut-être pas totalement fortuit que ce fût un rescapé juif des camps qui entreprit de suivre Malraux pour ce voyage quasi légendaire dans ce pays martyr.
Bernard-Henri Lévy eût signé sans mal ces paroles prononcées par Philippe Halphen dans le prologue de son film :
« Alors, devant l’indifférence du monde qui assiste en spectateur au génocide de tout un peuple, une seule voix s’élève, et cette grande voix solitaire est celle d’André Malraux qui, lui, n’accepte pas. A soixante-dix ans, il décide de constituer une légion étrangère et d’aller se battre aux côtés des résistants du Bengale comme il le fit jadis auprès des Républicains espagnols ou des maquisards de France. Ce sera là son dernier combat pour un idéal qu’il appelle la liberté. » (Spécial André Malraux : « Bangladesh an 1 : du désespoir à l’espoir », Plein Cadre, juillet 1973, INA)
Aujourd’hui, quarante après cet appel inoubliable, nous sommes avec Bernard-Henri Lévy de moins en moins nombreux à nous souvenir de cette mémoire-là, de cet engagement-là d’André Malraux…
1 Gallimard, 1999.
2. CNRS éditions, octobre 2011.