En plein milieu de l’hiver, mon cœur est encore tout près d’un lac italien. 

Je me rappelle, j’ai dix-huit ans et je passe une partie de mon été à Rome. Avant mon départ, un ami m’avait parlé de Mémoires d’Hadrien. C’était le livre préféré de son père. Le titre m’avait séduit ; il m’évoquait la chaleur d’une peau nue au soleil, allongée sur une colonne de marbre renversée. Je l’emportai avec moi, pressentant son trésor. 

C’était le début d’une histoire passionnée entre le moi-lecteur et cette académicienne à moitié homosexuelle, à moitié oiseau rare. Bien sûr, tout ne pouvait que me plaire dans Mémoires d’Hadrien, l’esprit se sent vivifié par une telle hauteur romanesque et philosophique. L’Hadrien de Yourcenar est l’exemplaire d’une vie menée avec une belle intelligence, qui ne ment qu’avec parcimonie. C’est une perle de sagesse, cela ne surprendra personne qu’on le dise. Mais Yourcenar écrivaine sensuelle, écrivaine de l’érotique, c’est peut-être une autre paire de manches. 

Sur cette question de l’érotisme, je me souviens d’une discussion avec une autre amie. Elle étudiait précisément l’érotisme dans les littératures chinoises. Je lui avais demandé ce qu’était, pour elle, la définition de l’érotisme. Dans ce bar un peu miteux du IXème arrondissement où nous étions, je la vis réfléchir sincèrement à cette définition. Elle ne chercha pas à citer, ou à utiliser un quelconque système de pensée qu’on apprend malgré soi dans les universités. Sa réponse me marqua : l’érotisme, c’est emmener l’autre vers des rivages qu’il découvre pour la première fois

C’est donc d’érotique que je qualifierais le rapport de l’auteur au lecteur. Il l’invite à partager sa pensée au fil des pages qui tournent, et à se laisser porter. Alors oui, c’était bien cela : ma rencontre avec Marguerite Yourcenar et Hadrien fut érotique. 

La littérature comme une caresse

         À nouveau au bord de ce lac italien, je n’ai pas l’impression de suivre une leçon de philosophie antique. Je découvre Hadrien, qui est à la fois acteur et spectateur de l’intime, et je m’en imprègne. Derrière ce livre ouvert qui me sert de barrage à la lumière du soleil, je me retrouve en fait dans le lit de riches amantes romaines, en train de caresser leurs cheveux serpentins et leurs secrets. Avant cela, j’ai parcouru les rues d’une Athènes jeune encore, à l’air marin, hespéridé. Encore avant cela, j’ai cru avoir été un enfant espagnol allant nu-pieds de colline en champs et de champs en colline en pleine nuit, l’herbe froide sous mes talons, la nuque raide à force d’heures passées à contempler les astres dans le ciel et à écouter, d’une oreille, un vieillard me parler de leurs danses et présages. J’ai chassé un lion avec mon orgueil pour seule arme. Par-dessus tout le reste, j’ai gouté à un poisson grillé sur une plage, au coin d’un feu de fortune, et j’ai senti le sable de la vie croquer sous ma dent. Si Hadrien m’a fait comprendre ce que c’était de vivre intelligemment, Yourcenar m’a fait lire sensuellement, avec lenteur, en me réconciliant avec mon corps. 

Quand on se croit – un peu trop promptement – être gouverné par l’intellect, on croit facilement l’être au détriment du corps. J’ai passé une partie de mon adolescence à ne pas comprendre mon corps – à le mépriser aussi. J’aurais voulu qu’il ne soit que chair d’ambroisie, un parfait consort de ma volonté. À l’époque, je me serais souhaité immatériel et lumineux comme un dieu ; j’étais insensible (voire carrément écœuré) par la prodigieuse mécanique de mes entrailles. 

Ce n’était pas tant une question d’apparence, mais je me sentais limité par mon corps. Comme s’il n’était pas à la hauteur, comme si rien n’était à la hauteur. L’art me servait alors d’échappatoire. Le cinéma, la littérature, la musique m’éloignaient de ce qui me restreignait. Je reste d’ailleurs persuadé que c’est plus ou moins une chose que l’on recherche tous, d’une façon ou d’une autre, lorsqu’on s’enivre du beau : échapper à notre propre pesanteur psychique et à celle plus lourde encore de notre corps. C’est Yourcenar qui m’y a ramené pour me montrer l’étendu de ce dernier. Elle me fit réaliser ma faute : celle d’avoir pris pour limitation ce qui était, en fait, le plus bel instrument de l’expérience humaine. 

Poésie du corps

         Ce que j’appris grâce à elle, mais d’abord par le biais de l’empereur Hadrien, est que le corps offrait aussi son propre infini. En vérité, toute l’œuvre romanesque de Yourcenar confère une place importante au corps, vecteur de la singularité de ses personnages mais aussi témoin attentif des désirs et de la maladie. Ce qui distingue à mon goût Mémoires d’Hadrien est que le corps, pourtant presque mourant, est mis en exergue à travers tout le récit que l’empereur fait de sa vie. Le corps devient solaire, il incarne à lui seul la volonté de puissance, le rayonnement des sens et devient le foyer – bien plus encore que le seul esprit – d’une insatiable curiosité pour la vie. Même les lectures d’Hadrien sont digérées avec le ventre, c’est sa corporalité qui matérialise l’expérience de son aventure humaine à lui. 

Alors moi aussi, depuis, je me rêve en empereur-explorateur du monde et de l’âme humaine. J’ai compris en lisant que mon corps n’était pas un îlot mais un navire. Il m’a fallu me baigner nu dans un lac italien pour découvrir ma sensorialité et entrevoir l’unité de tout ce qui compose l’existence. Il m’a fallu la fraîcheur de l’eau et la tiédeur du sable volcanique caressant mes pieds pour que j’assimile mon corps à moi-même et que mes expériences sensuelles passées et à venir prennent enfin tout leur éclat, tout leur relief, pendant cette seconde cruciale où la lumière a envahi mon monde. En parlant de lumière, il y a aussi toutes ces fois où, m’amusant pareil à un enfant, je me laissais couler pour quelques instants dans la lourdeur des flots, happé par l’immensité d’en-bas, avant que par une seule impulsion, un seul effort, mon visage jaillisse de la vague et que mes yeux trempés de l’ombre froide s’ouvrent face au soleil, cru et généreux. 

Sortez la lumière et l’encens

         C’est la littérature qui a vivifié mon monde, je vous dis. Tout son jus s’y est répandu à l’instant où j’ai cessé de vouloir vivre morcelé. Écriture, lecture, deux respirations d’un même degré de l’existence humaine. Peut-être que c’était cela aussi, pour Yourcenar, l’Antiquité : notre première ascension – notre premier crescendo – vers la lumière, la tête hors de l’eau. Les prémices de l’amour y prirent racines – tant celui que les êtres peuvent se porter les uns aux autres que celui dont l’humanité est dépositaire vis-à-vis d’elle-même. Cette image de l’antique et des commencements, ce n’est pas le fruit d’une idéologie vaguement nazie de la pureté et de la grandeur figée. L’antique yourcenarien, c’est le reflet d’une époque où les hommes ne se mentaient que raisonnablement à eux-mêmes sur ce qu’ils étaient, à savoir des corps sensibles en quête d’immanence. À cette image s’ajoute à présent celle que je me fais d’une existence intelligemment menée : une vie qui combinerait toutes les vertus, qui embrasserait tout. Une vie qui n’aurait pas peur pas de jongler avec les contraires, se voulant haute et profonde tout à la fois. 

De la manière dont je vois désormais les choses, l’essence de la vie se confond presque avec l’essence même de la littérature ; l’une et l’autre sont créatrices, puissantes. Pour les deux, c’est le corps qui nous permet de nous placer de telle façon que l’on puisse contempler l’horizon. Si l’esprit ne se concrétisait pas en ce corps, s’il n’était que de l’ordre de l’éther, tout ce qui nous entoure ne serait alors que de vulgaires informations dont notre seule volonté suffirait à en modifier le cours. Mais avec le corps, avec ce point qui oscille entre les abysses et la lumière blanche de l’astre superbe, tout ce qui nous entoure devient matière à vivre, tout possède le relief inquiétant de notre propre finitude. 

Le corps : cet autre moi, mille fois plus intelligent à sa manière, qui sait savourer les jeux de l’amour autant que la bouchée qu’il prend d’un fruit plein de suc. Mon corps sait, tandis que moi j’ai eu besoin d’apprendre. Yourcenar, Hadrien étaient un point de départ pour moi. 

J’avais envie d’écrire ici ce moment pendant lequel mon corps n’était plus un simple divaguant, mais avait fini par rejoindre le grand orchestre de mon existence. Ce moment, c’était bel et bien au bord de ce lac où jusque l’herbe sous mes pieds a fini par me paraitre intéressante. Non loin de Rome, j’ai été appelé par Marguerite Yourcenar qui m’a dit que la vie devait être vécue avec appétit. Appétit que le corps, ce vassal fantastique, permettait de combler – au moins par intermittence – avec des instants qui s’opposent les uns aux autres tout en se complétant merveilleusement. Il faut savoir se faire arbre, savoir se faire feuille. 

Cette révélation que j’ai eue, j’avais envie de la partager avec vous parce que pour nous autres, êtres humains, l’évidence n’est que rarement simple et qu’à ce titre ce nouvel amour des corps, qui m’a été inspiré par le pouvoir de la littérature, en est un bon exemple. 

Lorsque le soleil se coucha et que je pris mon train retour vers la gare de Termini, j’emportai avec moi la leçon offerte par Marguerite et Hadrien. Puisque le jour se lève chaque matin avec superbe, il convient d’en faire de même. Les vestiges ne sont beaux que parce qu’autrefois ils ont vécu. Le marbre blanc a, pendant des siècles, été recouvert de couleurs et d’encens. Les mausolées abritent des corps fatigués autrefois pleins de vie. Le cadavre dont la puanteur nous secoue porte encore sur lui les caresses des mains qu’il avait follement aimées. Indicible songe qu’est le mien, où le corps est déjà l’éthérée volonté d’un monde plus bas que le nôtre, et dont l’âme a pu s’extraire en grimpant une échelle secrète qui monte jusqu’au corps de sa mère. L’Histoire de notre espèce ne serait, au fond, que l’histoire de corps qui dansent vers l’inconnu, et ces cercles de danseurs nous font croire à la possibilité de l’infini.

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