Le 2 septembre 2024, on découvrait un visage. Buriné, abasourdi, on lisait sur lui l’élégance et la bravoure. Instantanément, on comprenait que Gisèle Pelicot, c’était quelqu’un, et que ce visage avait quelque chose à nous dire.

On était quarante-six ans après l’affaire Tonglet-Castellano ; Pelicot et Halimi portent le même prénom, alors je me disais que, parfois, l’Histoire ne fait pas dans la demi-mesure. On parlait beaucoup d’héroïsme. L’héroïsme ne m’a jamais intéressé. Il m’a toujours paru bête et pathétique, réservé aux hommes immatures. Le procès des viols de Mazan lui a redonné ses lettres de noblesse et l’a de nouveau rendu, à mes yeux, honorable et beau. L’héroïsme qui ne dit pas son nom, qui a la délicatesse des évidences.

Le 6 novembre, au quarante-deuxième jour de procès, je lisais qu’un avocat avait questionné l’un des cinquante accusés à propos de ce qu’il pensait du viol. Ce dernier avait répondu que, selon lui, les violeurs étaient tous des monstres. La réponse était facile mais je m’étais alors demandé ce que ça pouvait être, précisément, un monstre.

Dans le même temps, nous apprenions ce que nous savions déjà, c’est-à-dire qu’aucun des accusés ne reconnaissait ces viols – l’un d’eux allant même jusqu’à déclarer qu’il avait du mal à employer le mot et qu’il utilisait plutôt, dans une forme de lapsus, celui de « vol » –, qu’un quart d’entre eux avaient été victimes d’agressions sexuelles durant l’enfance – et que, concernant celles-ci, la plupart avaient été gardées jusque- là sous silence – et qu’enfin, ces hommes-là étaient tous plus ou moins accros à la pornographie. Je me disais alors que tous les consommateurs de pornographie ne sont pas des violeurs mais que, chez ces « hommes ordinaires », le fantasme avait franchi la digue. Je découvrais alors cette merveilleuse phrase de Maître Camus, avocat de la partie civile : « Tous les accusés ont choisi de démissionner de la pensée pour faire prévaloir leurs pulsions. » Car fantasmer exige bel et bien une éthique : l’Autre. Et démissionner de la pensée, c’est peut-être ça, après tout, se transformer en monstre.

Cette question, Océan la posait avec Dans la cage, paru chez Julliard en 2023 dans la collection « Fauteuse de trouble ». L’auteur se demandait alors si les fantasmes de soumission et de domination nous sont intrinsèques ou s’ils résultent d’un réflexe pavlovien, le fruit d’images dont nous sommes abreuvés depuis l’enfance. Il nous disait également qu’il est douloureux de passer ses journées à dénoncer les violences patriarcales, à réexpliquer sans cesse l’importance du consentement pour, une fois dans sa chambre, être obligé de convoquer des abus sexuels afin de parvenir à jouir. Ça existe, il faut aussi le regarder. Mais le fantasme, sauf preuve du contraire, n’a jamais tué personne. Et c’est bien ce qui révolte aujourd’hui : qu’en 2024, une cinquantaine d’hommes se soient affranchis de l’éthique, de la morale et de la pensée afin de se transformer en criminels. Que la pulsion soit parvenue à un tel degré de confusion qu’ils n’aient pas regardé ce qu’ils étaient en train de faire – quand le fantasme, pratiqué seul, ne regarde justement personne (ce qui n’empêche pas de l’interroger). On ne peut pas croire que ces hommes n’aient pas, à un moment ou un autre, eu un tel sursaut de lucidité. Car c’est ce qu’il s’est passé dans cette chambre : une triste succession de petits mecs encombrés, incapables de se débrouiller avec leurs fantasmes et leur désir. L’autre problème, c’est que notre époque – multiplication des violences sexuelles, misère économique qui entraîne la misère sexuelle, dérives du porno hétéro… à lire, à ce sujet, le très beau I love porn de Didier Lestrade paru aux éditions du Détour en 2021 – l’ait incontestablement favorisé. Un accusé bisexuel à qui l’on avait demandé s’il était possible qu’il ait pu violer un homme avait répondu par la négative. Impensable. Ça aussi, il faut le regarder, ça dit comment fantasme et société travaillent ensemble. Rappelons-le toujours : quatre-vingt-cinq pour cent des victimes de violences sexuelles sont des femmes. Et dans plus de quatre-vingt-dix pour cent des cas, les agresseurs sont des hommes.

Que le procès des viols de Mazan soit ainsi l’occasion de remettre le réel et la fiction à leur place. De fantasmer au sein d’une société qui assume son rôle de garde-fou et qui n’encourage pas, inconsciemment, la confusion entre l’illusion du désir et la réalité (il n’y a qu’à voir la publicité). Seule une éducation à la sexualité, à ce qu’elle est véritablement, pourra permettre de parvenir à un tel changement des mentalités. L’avenir réside sans doute dans le fait qu’une société sache qu’un fantasme, la plupart du temps, ça n’a rien à faire et ça n’a rien à voir avec la réalité. Espérons que nous puissions y parvenir un jour : que le viol et la soumission chimique ne fassent plus jamais jouir personne.

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