Adolescente, Agatha Christie traverse l’Égypte à bord du S.S. Heliopolis. Elle s’appelle encore Miss Miller. Du voyage elle ne retiendra que les jardins de cet Alhambra de l’île de Zamalek, le Gezirah Palace du Caire. Dans son autobiographie elle note : « Je venais d’avoir dix-sept ans, les merveilles de l’Antiquité étaient le dernier de mes soucis. Louxor, Karnak et les beautés de l’Égypte devaient me tomber dessus avec un impact prodigieux vingt ans plus tard. »

La civilisation égyptienne a toujours exercé sur moi une fascination demeurée intacte. La « Reine du crime » y avait pris sa part, avec Mort sur le Nil. À ses côtés je descendais les eaux du dieu Hâpy, d’Abou Simbel à la grande salle hypostyle du temple de Karnak, dans l’enceinte d’Amon-Rê. Je me souviens de L’Aventure du tombeau égyptien, et de la vengeance du pharaon maudit Menher-Ra, imaginées par Agatha Christie six mois après la mort mystérieuse de Lord Carnarvon, qui venait de découvrir la sépulture de Toutânkhamon.

Comment ne pas avoir le goût de ces histoires de malédictions antiques, de cette civilisation berceau d’une humanité millénaire, de toute l’imagerie qui marche dans ses pas, comme un cortège d’hybrides légendes ?

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Des réserves du Musée d’Anthropologie préhistorique de Monaco, une momie issue d’une ancienne donation du Musée d’Histoire Naturelle de Nice a été extirpée de sa damnatio memoriae.

D’où vient-elle ? Qui est-elle ?

Elena Rossoni-Notter, directrice du musée, évoque une « tradition » : celle de l’exportation des momies, à la fin du XIXe siècle. « Nous connaissions l’existence de cette momie, dans nos réserves. Au sein d’un Institut 99% des pièces se trouvent là, en attendant leur étude, puis leur exposition temporaire ou permanente. Le plus important à nos yeux était de mettre en place sa restauration, et d’amorcer des analyses pour comprendre son histoire, l’approcher au plus près alors que ne savions que peu de choses. À cette occasion nous avons fait équipe avec le corps médical. »

Tout, lorsqu’on s’intéresse à l’Égypte antique, devient enquête. Le docteur Philippe Brunner, sollicité pour l’occasion, ersatz moderne et savant d’Adèle Blanc-Sec a dirigé ces recherches, troquant la blouse blanche pour le costume du détective ; s’en est-il rendu compte ?

Merit, « la bien-aimée », tel est le nom qui a été donné à cette momie.

Au terme de nombreuses recherches historiographiques, paléoanthropologiques, paléopathologiques, histologiques et biochimiques, le Dr. Brunner et son équipe apportent des réponses.

« Pourquoi cette momie fascine autant ? me dit-il. Depuis les campagnes napoléoniennes et le déchiffrage des hiéroglyphes par Champollion, les Français se passionnent pour l’Égypte ancienne. Cette momie a été, dans une certaine mesure, notre trésor pharaonique. »

Dois-je parler de la momie ? ou de Merit ? Écrire « la momie est une femme âgée de vingt à vingt-cinq ans », ou « Merit avait entre vingt et vingt-cinq ans lorsqu’elle est morte » ? Le spectacle de la momie est envoûtant car il est porteur de son existence et de celle de ses contemporains. Qu’a ressenti Philippe Brunner face à ce corps embaumé, c’est-à-dire conservé comme tel, avec une allure humaine, mais ayant vécu au temps de la dynastie des Lagides ? Quel vertige procure la redécouverte du cadavre d’une femme disparue entre le milieu du IVe siècle et la fin du IIIe siècle avant notre ère ? Les analyses pratiquées à Monaco sont prises entre deux infinis, celui du pour toujours et celui du plus jamais, entre les impénétrables secrets de la mort et les prodiges d’une vie qui se perpétue dans une immensité de nouveau. La science employée dans ce cas, avec tout le pouvoir romanesque qui est le sien, participe de ce vertige : un grain de poussière, une trace ADN, ce que la terre compte de plus minuscule, permet de reconstituer une vie, un monde, une histoire, l’Histoire.

Le docteur Philippe Brunner s’est lui aussi interrogé quant au statut de l’objet de sa recherche ; il déclare : « Une momie n’est pas un objet. Elle est la dépouille d’un être humain (ici d’une jeune femme issue de la noblesse à l’époque ptolémaïque). En cela, elle impose le respect à tous les égards. Il ne faut pas oublier que les Égyptiens anciens portaient une grande attention à leurs défunts. Le corps devait être préservé pour que l’âme accède à la vie éternelle. Par définition, l’éternité ne s’inscrit pas dans le temps. Les scientifiques doivent donc aujourd’hui respecter ce corps et la dignité de la personne défunte tout autant que les embaumeurs juste après le décès. C’est dans cet esprit que j’ai mené ces recherches, pour tenter de lever le voile sur le mystère de Merit. »

Une momie est une empreinte humaine. Découvrant le syringe de Tahoser dans la vallée de Biban-el-Molouk, le docteur Rumphius, personnage du Roman de la momie de Théophile Gautier, remarque stupéfié : « cette trace légère, qu’un souffle eût balayée, a duré plus longtemps que des civilisations, que des empires, que les religions mêmes et que des monuments que l’on croyait éternels ».

Écrire à propos de Merit et des travaux de Philippe Brunner, lire à ce sujet, s’y intéresser, tout cela nous connecte à la momie, et à son monde englouti. Elle nous rend présent à ce que l’on ne pourra jamais connaître, jamais éprouver, une civilisation disparue. Portrait de Merit comme un pont entre les âges. Elle est là, dans son armoire de bois, les bras croisés et repliés sur la poitrine, cernée de bandelettes innombrables. La mort a parfois des allures de sommeil. C’est pourquoi les chercheurs de Monaco se sont occupés de cette jeune femme de plusieurs milliers d’années comme si elle était une jeune femme d’aujourd’hui, les yeux simplement clos.

Le docteur Philippe Brunner
Analyses de la momie au sein du CHPG de Monaco par une équipe internationale et interdisciplinaire, sous la direction de Philippe Brunner (au centre). Photo : Bulletin du Musée d’anthropologie préhistorique de Monaco.

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Philippe Brunner n’est pas seulement à la recherche du temps perdu. Il le reconstitue. Nous savons désormais comment elle se nourrissait, quel était son état de santé (quelques abcès dentaires, un fibrome utérin). Nous savons également comment elle a été embaumée, ce qui nous renseigne plus généralement sur cette pratique antique : dans son cas le cerveau n’a pas été extrait, les organes pelviens sont présents ; l’éviscération a par contre été pratiquée pour les organes thoraciques et abdominaux digestifs. J’imagine les chercheurs, médecins et spécialistes internationaux, accompagnant Philippe Brunner dans son enquête au Centre Hospitalier Princesse Grace de Monaco, scrutant chaque détail de ce corps à la fois noirci par le temps et épargné par lui.

Ces silhouettes aux gestes précis, que l’on voit au travail dans l’étude publiée par le Bulletin du Musée d’anthropologie préhistorique de Monaco (no62, 2023), m’apparaissent comme les prêtres du dieu-chacal Anubis, maître des nécropoles et protecteur des embaumeurs. Il y a près de trois mille ans, ils se sont affairés autour de ce même corps sans vie, dans l’obscurité d’un tombeau, à la lumière de torches semblables à Teka-her, serpent à la tête enflammé chargé de veiller sur la porte du monde souterrain des morts à la quatrième heure de la nuit.

Ces recherches permettent de remonter le temps. Philippe Brunner a amorcé et accompli un voyage de milliers d’années de rêverie.

Théophile Gautier décrit cette sensation de présence au passé, ce passage d’un âge à l’autre dans l’histoire de l’humanité : « Evandale éprouva une impression singulière. Il lui sembla, d’après l’expression de Shakespeare, que “la roue du temps était sortie de son ornière” : la notion de la vie moderne s’effaça chez lui. Il oublia et la Grande-Bretagne, […] et tout ce qui constituait son existence anglaise. Une main invisible avait retourné le sablier de l’éternité, et les siècles, tombés grain à grain comme des heures dans la solitude et la nuit, recommençaient leur chute. L’histoire était comme non avenue : Moïse vivait, Pharaon régnait, et lui, lord Evandale, se sentait embarrassé de ne pas avoir la coiffe à barbes cannelées, le gorgerin d’émaux, et le pagne étroit bridant sur les hanches, seul costume convenable pour se présenter à une momie royale. »

Rayon X de la momie Merit.
La momie Merit. Photo : Bulletin du Musée d’anthropologie préhistorique de Monaco.

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Merit n’est pas qu’un corps. À travers son étude, Philippe Brunner a charge d’âme. Dans le livre II des Histoires d’Hérodote, intitulé « Euterpe », l’historien grec évoque la métempsycose égyptienne : « Les Égyptiens sont aussi les premiers qui aient avancé que l’âme de l’homme est immortelle ; que, lorsque le corps vient à périr, elle entre toujours dans celui de quelque animal ; et qu’après avoir passé ainsi successivement dans toutes les espèces d’animaux terrestres, aquatiques, volatiles, elle rentre dans un corps d’homme qui naît alors ; et que ces différentes transmigrations se font dans l’espace de trois mille ans ».

Trois milles ans se sont écoulés. Merit est là, telle qu’en elle-même, encerclée de tissus, le corps creusé, durci par les ans, enciré d’huiles et de carnauba. Il y a ce que l’on voit, et il y a ce qu’elle nous montre. Ainsi est-elle, en rêve, entourée de dieux à tête de faucon et de fouisseur, de papyrus et de palais écrits plus que peints, de scorpions et de serpents, de paniers de figues et de masques d’ors, de porphyre et de basalte noir, d’eaux du Nil, d’hommes maquillés et de prières obscures, de crocodiles et d’hippopotames, de sable brûlant, de colliers ousekh et de l’œil oudjat, de scarabée bleu éternité.

Grâce à Philippe Brunner et à ses compagnons d’aventure telle Elena Rossoni-Notter, Merit a quitté le chaos de la Douât.