Baltasar Gracian, ce jésuite de haut vol qui vécut à la première moitié du Siècle d’or espagnol, est l’auteur du célébrissime Homme de Cour.

Son ouvrage en main, je me suis adressé à lui hier, par-delà les siècles qui nous séparent, pour recueillir ses lumières sur une personne du beau Sexe, qui, à mes yeux profanes, affiche presque toutes les qualités requises chez l’homme de cour, tel qu’il ressort des trois cents maximes qu’arbore son livre. Pourrait-on aujourd’hui lui associer en miroir une moderne Femme de cour qui relèverait peu ou prou de la même étoffe, des mêmes qualités morales, qui ferait preuve d’un même caractère, des vertus et talents nécessaires, en vérité du même entregent, afin de vivre avec succès dans une société hautement policée, où tout, en réalité, n’est que vernis, rivalité, chausse-trappe ?

Baltasar Gracian, dont la fortune et les faveurs auprès des princes et des puissants de son temps oscillèrent selon l’humeur changeante de ces derniers, fascina sans tarder ses semblables de toutes les Cours européennes par ses considérations sans appel sur le cœur humain et ses recommandations express à qui aspire à vivre dans les plus hautes sphères de la société, où tout est convention, adaptation, arbitraire.

Il est cet homme d’église qui s’apprêta un jour à décacheter et lire en chaire devant l’assemblée des fidèles une lettre qu’il prétendait avoir reçue du Diable en personne. Empêché par sa hiérarchie, lui-même érigeant, livre après livre, la prudence en toute première vertu de l’homme de cour, il n’en fit rien in extremis. Une fois passé dans l’Au-delà, ce moraliste des imperfections humaines, qui tient la balance égale entre le bien et le mal chez les courtisans que nous sommes tous plus ou moins dans nos aires respectives, ne manqua pas à son tour d’alterner ses séjours postmortem entre le paradis et l’enfer. Un mois là-haut, un mois là-bas. Comme pour tenir, en quelque sorte, les deux bouts de la chaîne, ces deux postulations constitutives de l’âme humaine.

J’ai pris la liberté de l’appeler alors qu’il entamait l’une de ses pérégrinations saisonnières entre ses deux séjours posthumes – l’un propice aux délices de l’Eden, l’autre à l’art entre tous de la conversation entre les plus fins damnés, dont lui-même. Je lui proposais un entretien en télé-travail depuis l’Au-delà, sur le thème non plus de l’Homme mais de la Femme de Cour. Je voulais donc savoir de sa bouche si l’on pouvait appliquer quelques-unes des trois cents maximes qui composent L’Homme de Cour à la gent féminine en général et à une femme en particulier, dont on fêtait l’anniversaire en présence de toute une cour d’amis.

Baltasar Gracian s’est d’abord récrié :

– « Vous voulez dire, Signor Hertzog, une courtisane ? Mon état d’ecclésiastique m’interdisait, à l’époque, de penser aux femmes quand je couchais -pardonnez-moi l’expression-, mes maximes par écrit. Mais un certain Diderot qui m’avait bien lu, n’a-t-il pas dit que ses pensées étaient ses catins ? »

– « Maître, oublions les courtisanes, auxquelles ne saurait plus jamais être renvoyée la condition des femmes, jadis consignées par soi-disant leur nature, à être, au choix, mères ou putains et rien d’autre. Parlons des qualités morales de la personne en question, au regard de vos maximes si bien tournées. »

– « Vous m’apprenez, cher Monsieur Hertzog, que cette Dame a une forte personnalité, qu’elle règne en souveraine sur la place de Paris, qu’elle occupe à elle seule tout un Ministère de la Parole, plus un autre, le Ministère des Apparences. J’ai moi-même loué cet art si subtil qu’est l’art de paraître et faire paraître. Car, n’en déplaise à nos platoniciens et autres idéalistes épris des essences premières, partisans de l’âme des choses, celles-ci ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles paraissent être. D’autant que le Bon extérieur est la meilleure garantie de la perfection intérieure. La belle forme est la promesse d’un riche fond. »

– « Croyez-m’en, Maître, à cet aulne, cette Dame a beaucoup, beaucoup de perfection intérieure, autant que d’apparence. Pour les autres autant que pour elle-même. La comédie humaine n’a pas de secret pour elle. »

– « Nul besoin, je suppose, cher monsieur Hertzog, de lui faire savoir qu’il n’y a point de maître qui ne puisse être élève. »

– « Nul besoin, en effet. Elle le fut, élève, et le reste, d’abord de son père, dont elle porte le prénom. De même qu’elle s’est nourrie de lui, elle n’a d’yeux et d’oreilles que pour les meilleurs dans leur état, leur art, leur métier, leur allure, leur passe vers la grandeur, y compris ceux affectés aux plus humbles tâches. Elle met en mots imagés leurs faires et leurs dires. Logocrate sans peur ni reproches, elle bouscule le vocabulaire, lui fait dix enfants nouveaux par jour, se joue de la syntaxe, pulvérise les idées, retombe sur ses pieds, aime les mots comme des objets de luxe, et le luxe comme le plus beau de tous les mots transcrits en choses manufacturées. »

– « C’est bien, c’est très bien. Mais mieux encore : cette Dame se plie-t-elle à une de mes maximes de base : penser avec le petit nombre et se faire entendre de la masse ? Je n’ai cessé de le prôner. D’autant que c’est un très grand art que de vendre du vent. Il faut faire ce qui est facile comme une chose difficile et ce qui est difficile comme une chose facile. »

– « Maître, tout l’art, en effet, de cette Dame est là et bien là ! »

– « Le maître de soi-même le sera bientôt des autres. Est-ce aussi son cas ? Je le soupçonne fort à ce que vous m’en dites. Mais qu’elle n’oublie pas non plus, encore une fois, qu’il n’y a pas de maître qui ne puisse être élève. A ce propos, venons-en au chapitre de l’amitié. Cette Dame a-t-elle une cour fournie d’amis ? Car il n’est rien de plus affreux que de vivre sans amis.»

– « Cette Dame, Maître, est la reine de l’Amitié. En compagnie d’un mari comme l’on n’en fait plus guère de nos jours, elle est une Fabrique d’amis à feu continu. Dans sa forge-atelier, elle usine, polit, entretient, soigne, nutrit nuit et jour une tribu sans pareille d’amis, qui sont autant d’élus. »

– « Félicitez pour moi cette Dame que vous dites être amie du genre humain. Elle a donc bien une cour. Moi qui n’ai eu que des admirateurs et de trop rares amis. »

– « Avec eux, elle prend du plaisir à tout. Ses amis sont, pour elle, une seconde existence. »

– « Les assaisonne-t-elle d’un grain de gaieté, comme je le préconise chez l’homme de cour ? La joie du dedans rejaillit-elle au dehors ? »

– « Maître, c’est peu de le dire. Jaillissement continu ! »

– « Bien. L’heure est venue, cher monsieur Hertzog, de nous quitter. L’enfer et le paradis me font obligation à plein temps. Je n’ai guère le loisir, hélas, de m’occuper des vivants, moins encore de mes semblables d’alors.

Je n’en souhaite pas moins à cette Dame de Cour un bel anniversaire.

Faites-lui savoir mon amitié et ma reconnaissance pour m’être devenue si proche et si fidèle. 

Au fait, cette Dame, j’y pense avec retard, a-t-elle un nom ?

– « Elle ne saurait y manquer. Mais il lui suffit de s’inspirer de vous sans le dire ni le montrer pour être immanquablement située sur la scène parisienne, ce qui m’épargne de vous la nommer et vous de l’oublier le jour inéluctable où la mémoire défaille et l’on se sent perdu. »

– « Comme il vous plaira, cher monsieur Hertzog. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*