Qui n’a rêvé qu’on en finisse avec le maître de l’empire du Mal et ses acolytes de façon moins coûteuse et plus expéditive qu’une guerre d’attrition ? V le Maudit lui-même a usé à plusieurs reprises depuis vingt ans de cet expédient radical à la portée de tous : le poison. Dernière victime en date des officines du Kremlin : Alexeï Navalny.
Mais non. On ne saurait emprunter au criminel ses méthodes, et on lui souhaite d’être déféré, comme jadis Milošević, devant la Cour pénale internationale de La Haye, plutôt que d’agoniser dans des râles à déchirer les tympans pour avoir dégusté un bortsch servi par un goûteur membre d’une société secrète de nouveaux décembristes rêvant, comme leurs prédécesseurs il y a deux siècles, de renverser le Tsar.
Rejetant fermement l’usage du poison dans les affaires de la Cité, nous rendons compte ici, pour l’instruction des curieux, érudits, régicides et tyrannicides en chambre, d’un ouvrage, Le Prince des Poisons, traitant d’un lointain prédécesseur de V le Maudit : Mithridate le roi empoisonneur. Ouvrage qui, au terme d’une lecture minutieuse, ne donne, serait-ce entre les lignes, aucune recette d’aucune potion dont pourraient s’inspirer les sbires du despote à l’ouvrage sur les bords de la Moskova.
Prince gréco-persan adepte de Zoroastre, Mithridate naquit en 135 avant notre ère sur les rives de la mer Noire, conquit bientôt l’Anatolie et devint l’ennemi juré de Rome pour avoir fait tuer en un seul jour par les populations locales excédées des milliers de colons romains sur les côtes d’Asie mineure. Il faudra trois guerres en un quart de siècle pour que Rome vienne à bout de celui qui fut, avec Hannibal, son pire ennemi.
Grand cavalier, grand archer aux cuirasses étincelantes, fou d’Alexandre dans le manteau duquel il se drapait, ce prince noir, à son avènement, fait exécuter sa mère pour avoir fait empoisonner son père. Un début prometteur, on le voit, pour un homme guéri d’emblée de cette peste des rois que sont, disait-il, « les scrupules, l’hésitation, la clémence ».
Vainqueur des Scythes, sauvage, cruel, mixte de monstre, de héros superbe et de génie du mal, Mithridate est resté dans la mémoire des hommes moins pour ses crimes innombrables, délivrant lui-même à ses soldats blessés la potion libératrice, que pour avoir excellé dans la science des poisons et expérimenté sur sa propre personne leur antidote par l’absorption sa vie durant de doses infimes. Assisté de son fidèle Cratevas, son coupeur de racines, tous deux adeptes de l’aconit, de la belladone, de la jusquiame et de la ciguës, ainsi que des sucs de batraciens, de méduse, de scorpion, et de la poudre d’arsenic, importés à grand frais de tout l’Orient, Mithridate se délectait à observer les victimes agonisantes de son infâme pharmacopée. Il guettait leurs râles, leurs derniers mots. Ce fut la passion morbide de son long règne.
Pourchassé par les armées de Lucullus puis de Pompée, fuyant chez les Scythes de montagnes en cols vertigineux à trois mille mètres d’altitude, Mithridate qui, à 70 ans, voit partout à l’œuvre autour de lui la trahison, ce plus violent des poisons, dit-il, tue deux de ses fils, un troisième se suicide, Pharnace, le fils préféré, le trahit et s’allie à Pompée. Fatigué de vivre, Mithridate empoisonne ses deux filles obéissantes. Immunisé, il boit en vain la même potion fatale. La mort se refusant à lui, il se fait, hagard, poignarder par son fidèle Gaulois. Nous sommes dans Shakespeare avant la lettre.
Ce petit livre savant et buissonnier sur Mithridate et son temps est un véritable cabinet de curiosités littéraire, fait de personnages antiques, d’herboristerie, de naturalia et d’autres singularités. On y croise Locuste, l’empoisonneuse au service de Néron, son âme damnée, cachée à la Domus Aurea. On accompagne une archéologue folle de Mithridate qui se suicide au poison dans son tombeau creusé dans une montagne du Pont. On visite une duchesse anglaise qui cultive dans son château un jardin de plantes vénéneuses. On fait la connaissance du père du narrateur, « esprit curieux porté aux espérances chimériques », amateur de livres rares, auteur, entre autres, d’un Petit traité des nuages et de la pluie, spécialiste de la thériaque, cette potion antipoison, concoction de 87 plantes, qui fut en usage pendant deux mille ans, chez les rois et les puissants. On poursuit dans les souterrains le fantôme de la Callas chantant le Mithridate de Scarlatti. On se perd dans la profondeur d’une forêt vendéenne baptisée Musafolia où une femme muette de naissance cultive un plein champ de mortels aconits, ces fleurs tueuses chères à Médée punissant Jason l’infidèle. On voit le pape Borgia portant une bague à poison afin de tuer ses ennemis en leur serrant la main. Toujours à Musafolia, un nain à la Velázquez se balance sous la charpente d’une pièce longue de cent mètres, encensoir en main.
Old fashion, arme-mystère des tyrans raffinés, le poison a-t-il encore un avenir devant lui ? Un moderne Mithridate empoisonnant à grande échelle les eaux des villes maudites peut-il surgir ? Poutine, les eaux du Dniepr ?
Le pire n’est jamais sûr.