Le mot n’existe pas, enfin, il me semble. Rituaire. Et soudain, nous nous rendons compte qu’il manquait, ce mot, et que son invention est une évidence. Son invention, ou son apparition. Sous forme d’abécédaire, le philologue, fictionnaire et historien des sentiments Jean Claude Bologne nous livre un ouvrage d’une humanité poignante. Qu’est-ce qu’un rite ? Pas seulement une cérémonie de passage, ou d’initiation. Pourquoi tel rite ici et pas là-bas ? Si le mythe projette la vérité d’un imaginaire singulier applicable au général, le rite, lui, incarnecet imaginaire singulier qui renvoie au général. Il ne s’agit pas d’histoire, de récit, de légende, mais au contraire de gestes, d’attitudes, de ressenti immédiat. Le rite, c’est du concret.
Par exemple, que peut bien signifier, ou symboliser, le fait de souffler sur une lettre avant de la lire ? Un ambassadeur arrive, délivre un message écrit, mais le destinataire du message, avant de lire, triture le papier, y frotte son visage ainsi que celui de l’émissaire. Nous sommes en Égypte, en 1422. Nous sommes à la première entrée de la liste des vingt-six rites que Bologne va mettre en forme et en mots. Nous sommes à la lettre A, nous ne suivrons pas l’ordre chronologique mais l’ordre alphabétique. Nous commençons par le mot « Ambassade », et nous finirons à « Zen ». La magie de l’ordre alphabétique permet à Bologne d’abolir les frontières et les époques. Car le point de départ de sa réflexion, c’est bien de montrer que les rites, les rituels, parlent de nous, les hommes, au-delà du temps et de l’espace. Chaque rite envisagé dans Rituaire, même et surtout les plus étranges, dit quelque chose de l’humanité de chacun. « D’une culture à une autre, les rites s’adressent d’éloquents échos » lit-on dans l’avant-propos intitulé malicieusement « mise en rite ».
L’ouvrage est donc construit selon un itinéraire alphabétique, qui donne le vertige. Balayant les cinq continents, nous faisant voyager de l’Antiquité à la Nouvelle Guinée du XXème siècle pour terminer sur le Zen des jardins japonais sans mention d’époque, Jean Claude Bologne met à nu une humanité insolite et imaginative, parfois cruelle, toujours surprenante. Et toujours signifiante. Mais… Rituaire n’est pas une compilation de rites qui peuvent nous paraître bizarres. Rituaire est un magnifique texte littéraire qui prend sa source au cœur de l’histoire des civilisations et se déploie sur le mode du « je ». La mise en page de cet ouvrage est le reflet de l’intention : pour chaque entrée, une page de titre illustrée d’une lettrine inspirée du XVIe siècle ; puis, sur la page de gauche, le texte historique ou ethnologique d’inspiration ; enfin, commençant sur la « belle page » de l’entrée – c’est-à-dire la page de droite – un texte. Le texte que Jean Claude Bologne imagine à partir de la source historique ou ethnologique. C’est dans ces textes-là que le « je » prend tout son sens. A chaque rite son récitant, son personnage mis en scène, son acteur. A chaque fois, une première personne du singulier qui incarne le rite évoqué. Qui l’incarne, réellement. Et qui dit quelque chose de nous et du monde universel : la peur de la mort, la quête de la vérité, la qualité d’étranger ou de citoyen, la propriété ou le pillage, la métamorphose de la chenille en papillon, la curiosité des choses que l’on nous cache, la flamme que l’on a dans le cœur ou la bougie plantée sur le front du bouc pour simuler une troisième corne…
Jean Claude Bologne s’exprime à la première personne en poète de l’universel. Le « je » que l’on entend plus encore qu’on ne le lit est sans doute un « je » très personnel. Parmi tous les rites encore en vigueur, et tous ceux qui ont parsemé l’histoire depuis que les hommes sont hommes, Bologne a fait un choix. Il dessine, en creux, un autoportrait sincère, comme tous les écrivains. Mais les projections qu’il nous offre sont généreuses : Rituaire est un partage de connaissances – d’érudition – en même temps qu’un miroir tendu. C’est cela, l’élégance. Et c’est dans une langue somptueuse, d’une poésie immédiate, que Bologne nous renvoie à ce que nous sommes et éprouvons.
Extrait :
Entrée « MUNDUS » (Rome, Antiquité) : « le terme désigne à l’origine la fosse creusée à la fondation de la ville. Une dalle, lapis manalis, y avait été posée, qui séparait le monde des vivants et le monde des morts.
Ce matin, nous avons ouvert le Monde. J’aime ce mot que nos ancêtres ont donné à la fosse primordiale, celle du premier coup de pioche asséné à la terre vierge, quand ils fondèrent la cité. J’aime que le tout et le rien portent le même nom.
Et partout, depuis, dans la moindre colonie romaine, le fondateur a creusé la même fosse pour y jeter une poignée de terre romaine et les prémices du sol, à la première récolte. La poignée de patrie et la gerbe de blé ont été scellées sous une dalle qui sert de borne aux morts et aux vivants. L’avers est consacré à Jupiter, l’envers à Proserpine, au ciel et aux enfers, à la foudre qui ravage et au blé qui nourrit. » (p. 57-58).
Jean Claude Bologne est né à Liège en 1956. Philologue de formation. Il siège depuis 2011 à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique.
Aussitôt que le meurtre de George Floyd aura été qualifié par la justice américaine d’assassinat, non seulement commis par un agent assermenté, mais doublement aggravé par des motivations racistes, alors même qu’une condamnation à une lourde peine de 35 ans de prison sera prononcée à l’encontre de Derek Chauvin, le policier impliqué dans la mort de cet homme et inculpé pour meurtre et homicide à Minneapolis, il faudra mesurer la part d’influence qu’exerce le camp Trump auprès de tout un pan de l’Amérique profonde qui, contre toute attente, semble avoir trouvé un moyen efficace de transcender la lutte des classes, une Amérique dont nous savons qu’elle n’a jamais fait son deuil de l’ère ségrégationniste, laquelle n’a pas non plus besoin qu’une terreur de l’Ouest vienne épingler sur sa poitrine gonflée à bloc l’étoile qu’elle aurait arraché à un shérif par trop incorruptible pour savoir parfaitement comment alimenter cet instinct grégaire capable d’aimanter tout ce qu’elle compte d’abrutis brutaux, cette Amérique trop consciente de sa propre nature pour ne pas aborder ses interlocuteurs à travers le triple viseur de la guerre d’Indépendance, de la guerre de Sécession et de la guerre froide, qui, lorsqu’on lui demande si elle ne s’inquiète pas du caractère imprévisible d’un candidat de realpolitic TV ayant réduit son courant politique à un mouvement d’humeur, vous répond en se frottant les mains : « Which is good », et pour autant, nous nous féliciterons qu’il vaille mieux vivre pour un Noir, en 2020, dans cette superpuissante démocratie que sont les États-Unis d’Amérique, que pour un Rohingya dans la Birmanie de la Conseillère spéciale de l’État et lauréate du prix Nobel de la paix 1991 Aung San Suu Kyi.