Le riff de Smells Like Teen Spirit a fait vibrer une génération entière. La pochette de l’album Nevermind, bébé nageur prêt à être hameçonné par un billet vert, est tombée dans les bacs comme une provocation, un constat brut d’inspiration presque surréaliste : « bébé, piscine, hameçon, pénis. Tout était là. » Le groupe Nirvana rencontre, avec ce deuxième album, un succès mondial. Kurt Cobain devient une icône. On connaît son destin : il est retrouvé mort dans sa maison de Seattle. Il a 27 ans, l’âge maudit des icônes du rock.
Laurent-David Samama donne la parole à son Kurt Cobain. L’écrivain imagine un dispositif narratif en phase avec les années 90 : le Caméscope (avec c majuscule). La confession filmée. Confession ? Non. Roman. Kurt Cobain est un enfant de l’Amérique pavillonnaire, sorti du lot par son talent et sa personnalité hors-norme. Il n’est jamais rentré dans le moule, et sa révolte adolescente est artistique. Mais révolte, il y a. Bien sûr. Une révolte qui le conduira au sommet, et se retournera en rage contre la médiatisation dont il se sent victime. L.-D. Samama écrit un roman sur une icône qui meurt de son image. Et qui s’exprime devant la caméra. La victime est aux manettes, comme dans une revanche pré-mortem.
Il ne s’agit pas, pour l’auteur, d’entrer dans la peau de Kurt. Il s’agit de retrouver un phrasé, une façon de s’exprimer qui coïncide avec l’époque évoquée, c’était hier et c’était il y a des lustres, avant l’ère d’Instagram et de Facebook, avant le 11-Septembre. Le « je » que l’on entend est un je de personnage, et Kurt est bien un roman. Le dispositif narratif – le monologue face-caméra – induirait plutôt la mise en scène théâtrale. Mais il y a dans l’écriture efficace et sensible de Samama un rythme éminemment littéraire. Le Kurt de Kurt est une création romanesque. Réduit dans le titre à son seul prénom, la star du grunge est un homme seul qui se dit et se définit, parfois en creux. Le contraste entre l’attitude des Suédois du groupe Europe – ceux de The Final Countdown, tube sur lequel tout le monde a dansé – et des membres de Nirvana, dans une résidence près de Mulholland Drive, est significatif : les premiers investissent la piscine en slips de bains moulants, tandis que les seconds boivent du café chaud et avalent les pizzas froides de la veille. Nirvana est en révolte perpétuelle, et sous la plume de Laurent-David Samama, le comique et le tragique explosent. Car Kurt est un roman tragi-comique. Avec l’acuité terrible de la post-adolescence, le personnage de Kurt découpe au scalpel la société américaine.
La question de l’engagement est posée, à laquelle Kurt répond de manière ferme :
« NIRVANA NE PORTE AUCUN MESSAGE. Nous n’appelons à voter pour personne puisque nous sommes anti-establishment. Surtout pas Républicains, mais pas vraiment Démocrates non plus. […] Ce qu’on combat avec Dave et Novie, c’est l’apathie du monde et notre flemmardise. Nirvana, c’est comme un réveille-matin. On extirpe les jeunes de leur grand sommeil, ensuite, ce qu’ils font une fois réveillés, c’est leur affaire… »
Pas de mot d’ordre, juste un souffle jeté à coups de décibels. Ce refus de l’engagement est un coup de pied dans la fourmilière du conformisme. Comme la pochette de Nevermind le suggérait, le mot d’ordre est induit par la métaphore graphique et musicale. Le monologue de Kurt est également un parcours d’images, de scènes reconstituées, inventées ou fantasmées, qui toutes dessinent un récit bâti à chaux et à sable. La figure du rockeur grunge s’inscrit dans une trajectoire romantique canonique : envoyer valdinguer les codes du vieux monde ; mettre à nu sa souffrance d’être ; sortir ses tripes et les exposer. Samama, en courts chapitres ramassés, aigus comme la douleur, parvient avec talent à suggérer ce romantisme-là, qui n’a que peu à voir avec le sentimentalisme. L’évocation de l’enfance et de l’adolescence de Kurt, par exemple, est basée non sur la transgression systématique, mais sur une sensibilité de combat :
« Dans l’Etat du Washington, les gens étaient intolérants. Correction : ultra-intolérants. Pour eux, être gay, c’était être différent. Ils savaient que je n’étais ni noir, ni juif, ni franc-maçon, ni je ne sais quoi d’autre, donc mon côté étrange, d’où pouvais-je bien le tenir, hein, d’où ? Pour eux, ça ne faisait aucun doute : j’étais forcément gay. J’étais mal dans ma peau, toujours en retrait, j’avais les cheveux aussi longs qu’une pucelle, et teints en bleu, je ne goûtais pas aux conneries masculinistes, faussement viriles, des gamins qui veulent à tout prix montrer qu’ils ne sont surtout pas des “gonzesses, des tarlouzes, des fiottes ou des tapettes”. Autant d’indices. Je brouillais les pistes. Que ces pseudo-étalons à la con aillent se faire foutre !
Pour les faire chier, je taguais. Sur les murs, j’écrivais “God is gay”. »
Portrait de l’artiste en drug addict nu. « Il faut se rendre à l’évidence : je n’arrive plus à vivre, ça ne m’amuse plus, quelque chose s’est rompu. » Kurt de Laurent-David Samama, n’est pas une biographie. Le Kurt de L.-D. Samama est un roman générationnel, nostalgique et saisissant.