Dans l’épilogue du livre qu’il consacre à la fondation et au développement exponentiel de Facebook, David Kirkpatrick rapporte une anecdote édifiante. De retour d’un long trajet en voiture avec sa femme et ses enfants, l’un de ses amis freina en voyant un homme au front penché, perdu dans ses pensées, figé au milieu d’un passage piéton californien. En dépit de sa fatigue et de l’agitation des petits à l’arrière, le conducteur, intrigué, décida de respecter la méditation de l’inconnu et d’attendre qu’il relève la tête et gagne le trottoir opposé. Lorsque ce moment arriva enfin, le conducteur reconnut le fameux milliardaire : Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook.
Cette image avec laquelle Kirkpatrick prend congé de son lecteur n’est pas innocente. Elle élève Mark Zuckerberg au rang de génie dont il raconte la légende. Il y avait Newton assis sous son arbre, John Nash dans un bar de Princeton ; il y a désormais Zuckerberg planté sur son passage piéton. Or, il s’agirait de se demander quels titres réels cet individu détient à notre reconnaissance et notre admiration. Au XVIIIème siècle, comme l’a montré Jean-Claude Bonnet dans un ouvrage d’une grande érudition, le « grand-homme » a été compris comme celui dont l’action bénéficie à l’ensemble de ses contemporains et mérite la reconnaissance de la postérité. L’abbé de Saint-Pierre joua un rôle majeur dans cette histoire intellectuelle en distinguant « l’homme illustre » (qui se caractérise par le succès obtenu dans son domaine d’activité) du « grand homme » que l’on reconnaît aux « qualités intérieures de l’esprit et du cœur et par les grands bienfaits qu’il procure à la société ».
Quoique David Kirkpatrick s’efforce de représenter Zuckerberg comme un visionnaire dont le génie est manifesté par ses intuitions intellectuelles et son mépris des conventions, son ouvrage laisse le sentiment d’avoir été trompé : il promettait le récit d’une invention révolutionnaire et fait celui d’un enrichissement sans égal. Car dans la succession des deals, des meetings avec des fonds d’investissements, dans le vertige des chiffres qui grimpent toujours (ceux des utilisateurs, des données collectées et des recettes publicitaires) où est-il, ce présent formidable que Zuckerberg aurait fait à l’humanité ? À part de l’argent, des monceaux, des montagnes de dollars pour lui-même et ses actionnaires, qu’a-t-il vraiment produit ? Où se trouve l’idée géniale qui fait de son créateur un grand-homme et de son œuvre une création utile pour ses semblables ?
Il ne s’agit pas de remettre sur la table la vieille question de l’originalité de Facebook par rapport à ses concurrents tels que MySpace ni de rappeler le contentieux ayant opposé Mark Zuckerberg aux jumeaux Winklevoss (le film The Social Network raconte cette histoire-là d’une manière trépidante). Après tout, l’histoire de la pensée n’offre guère d’exemples de générations ex-nihilo et inventer quelque chose résulte en grande partie d’un processus d’adaptation et de recomposition de concepts pré-existants. Il s’agit plutôt de poser naïvement la question : à quoi cela sert, Facebook, et les autres réseaux sociaux ? Et les avantages qu’on peut leur reconnaître suffisent-ils à contrebalancer les dommages cognitifs et sociaux qu’on est en droit de leur imputer ?
Cette question, je l’ai posée à mon ami Derek, un universitaire qui consacre ses recherches à l’impact des nouvelles technologies. Sa réponse ne s’est pas faite attendre : « Facebook ? Ça sert à créer de la jalousie et du mal-être ». Je tombais bien pour l’interroger : il venait de se désinscrire du réseau social après huit années de fréquentation quotidienne. « Je ne me souviens pas d’une seule chose positive que ce site m’a apporté ». Par contre, il reconnaissait avoir souvent éprouvé de la jalousie en naviguant sur le réseau social. Derek me parla de ce collègue qui passait sa vie à claironner sur Facebook ses nombreux exploits professionnels : publications prestigieuses, conférences à l’étranger, interviews dans les médias, « il trouvait toujours une occasion de s’auto-congratuler et de me donner l’impression d’être un incapable ! ». Quant au mal-être, c’est à la fréquentation compulsive de ce site qu’il l’attribuait principalement. « Il y a sans cesse quelque chose d’inédit sur Facebook : un nouveau statut, une nouvelle publication ». Visiter ce site était devenu une addiction : il ne pouvait plus s’empêcher d’y revenir, jusqu’à vingt fois par jour. Mais à l’inverse d’un alcoolique dont le sevrage est long, douloureux et sujet à d’occasionnelles rechutes, Derek s’était senti mieux dès qu’il avait quitté Facebook et n’avait aucune intention d’y revenir.
Je décidai de me faire l’avocat du diable et, reprenant les arguments conventionnels au sujet de l’utilité des réseaux sociaux, je lui demandai s’il n’avait pas peur de passer à côté d’informations importantes : « Quand je veux connaître les dernières nouvelles, j’ouvre le New York Times ». Quid des sorties entre amis ? « Ils connaissent mon numéro s’ils veulent m’inviter au bowling ». Je me creusai les méninges pour trouver un autre argument : « Et tu n’as pas peur de perdre le contact avec des amis qui vivent à l’étranger ? Avec Facebook, un lien, même ténu, existe encore entre vous… ». Ce à quoi il répondit : « Tu as beaucoup de choses à leur raconter, toi, aux gens que tu as perdus de vue depuis dix ans ? ». Non, il n’y avait vraiment rien qu’il regrettait : au contraire, à présent qu’il s’était désinscrit, il évaluait le temps récupéré à plus d’une heure de vie quotidienne. À quoi l’employait-il ? « À une promenade avec ma fille, une étreinte à ma femme, ou une rêverie seul dans mon bureau ». Je lui demandai ce qui l’avait décidé à rompre avec les réseaux sociaux : d’où lui venait l’incitation à la révolte contre cette servitude volontaire ? « Je suis tombé sur un TedTalk de Cal Newport, Quit Social Media, j’ai été convaincu et j’ai suivi son conseil : je me suis désinscrit de Facebook et consorts – Twitter, Academia, LinkedIn – le soir-même ». Il m’indiqua l’adresse et j’écoutai à mon tour cette conférence.
Fragmentation de l’attention et morcellement de l’esprit
Cal Newport est l’auteur d’un livre intitulé Deep Work et c’est précisément au nom du « travail approfondi » qu’il invite à renoncer aux réseaux sociaux. Qu’est-ce que le travail approfondi ? C’est l’élaboration d’une pensée dont le perfectionnement requiert des plages de temps longues au cours desquelles l’attention s’exerce sans solution de continuité. Or, quel est d’après Cal Newport le vice majeur des réseaux sociaux ? Ils induisent une fragmentation de l’attention et un morcellement de l’esprit. Newport les compare à des machines à sous que l’on transporterait en permanence dans sa poche. Et certes, il y a quelque chose de similaire dans la fascination exercée par les chiffres tournoyants que fixent durant des heures les clients des casinos et le magnétisme opéré par la prolifération des images sur Facebook. Ces articles sur lesquels l’œil glisse et dont l’esprit ne retient pas un mot, ces vidéos qui se déclenchent sans qu’on leur ait rien demandé, ces images qui surgissent et mettent en scène un ami qui paraît plus heureux que nous, un ancien partenaire que l’on trouve plus désirable qu’à l’époque de notre rupture : toutes ces images forment un monde d’apparences dont il est pénible de s’arracher et auquel, « pour une minute seulement », on est tenté de revenir cent fois. Ces distractions enchaînées les unes aux autres ont des conséquences dramatiques sur l’attention. Elles accoutument l’esprit à chercher le soulagement d’une interruption momentanée : « une minute de pause et je me remets au travail ! ». Or, ces intermèdes sans cesse rapprochés finissent par devenir une nécessité et, en fragmentant le temps de la réflexion, déshabituent l’esprit des tâches accomplies sans ruptures. Alors que l’une des spécificités de la conscience humaine consiste dans sa capacité à réunir l’idée du passé, du présent et du futur, les réseaux sociaux font de nous des « animaux attachés au piquet du moment » comme l’écrivait Nietzsche dans la Seconde considération intempestive : nous tendons à vivre dans des successions d’instants brefs où ne peut se développer aucune pensée complexe.
Par deux fois dans sa conférence, Cal Newport rappelle que n’importe quel adolescent est capable d’utiliser les réseaux sociaux : il ne s’agit pas d’une compétence qu’un employeur est susceptible de valoriser mais, au contraire, de l’obstacle cognitif au développement des compétences qui permettent aux individus de se distinguer dans le monde du travail. Ainsi l’objectif principal de Newport consiste-t-il à démontrer que les réseaux sociaux sont des entraves au succès professionnel : il les condamne, au fond, comme un pasteur accuse la luxure ou la boisson de détourner les fidèles du soin de leur salut. Aussi légitime soit-elle, cette critique n’identifie qu’une partie des risques engendrés par Facebook et c’est par conséquent sur d’autres fondements qu’il est possible, sinon urgent, de poursuivre l’analyse des effets induits par les réseaux sociaux : parce qu’ils propagent une logique de l’audimat dans toutes les sphères de la société ; parce qu’ils sont à l’origine de bulles idéologiques dont l’étanchéité est un péril majeur pour la démocratie.
Logique de l’audimat
C’est dans une autre conférence que j’ai découvert un argument supplémentaire en défaveur de Facebook : celle que consacre Roland Gori à son essai, La Fabrique des imposteurs. Parmi d’autres sujets également passionnants et vitaux, Roland Gori aborde celui de « la logique de l’audimat ». Il démontre qu’à l’heure actuelle, sur le modèle des agences de notation financière, s’est développée une redéfinition des critères de la valeur : ce qui est dôté d’une valeur ne l’est pas en raison de ses qualités intrinsèques mais en fonction d’un impact mathématiquement quantifiable. Facebook est un relai capital de cette logique et son succès a conduit une multitude de sites concurrents à reprendre son paradigme et, ce faisant, à propager l’idée que « l’impact » est un critère d’évaluation légitime.
N’importe quel usager de Facebook a fait cette expérience : c’est le nombre de « likes » qui me révèle la valeur de ce que je partage, qu’il s’agisse d’une pensée, d’une image ou d’une vidéo. Qui n’a pas guetté le nombre de réactions récoltées par le renouvellement de sa photographie de profil ? Qui n’a pas attendu avec angoisse qu’une plaisanterie, une réflexion, ou juste une nouvelle partagée sur le réseau social ne suscite une réaction ? Joie ! J’ai dix, vingt « likes » ! Mieux encore : il s’est glissé parmi ces derniers des « j’adore ! ». À l’inverse, quelle angoisse lorsque nulle réaction ne me répond : le silence de ces foules inattentives m’effraie. Voici l’une des manifestations de la logique de l’audimat analysée par Roland Gori : sur le réseau social, c’est la quantité de réactions qui atteste la valeur de ce que j’exprime. Et cette logique est un peu plus ancrée dans la conscience contemporaine chaque fois qu’un nouveau site emprunte à Facebook son système de notation.
Prenons trois exemples de cette omniprésence : celui des médias, de la recherche universitaire et des relations amoureuses. Le Monde affiche un classement des articles publiés sur son site en fonction de la quantité de leur partage sur Facebook. Dans les commentaires, les lecteurs peuvent crier à la nullité de l’article en question, s’insurger contre ses fautes d’orthographe ou ses erreurs factuelles, ou bien démontrer à leur corps défendant qu’ils n’ont rien compris au propos tenu par la journaliste, peu importe : c’est le nombre de partages qui détermine le classement de cette publication, sans que cet impact chiffré ne révèle rien ni de l’absorption intellectuelle des idées défendues par son auteur, ni de la qualité de son texte.
Autre exemple : celui d’Academia.edu, un site où des universitaires créent un profil et partagent leurs publications. Ce service combine plusieurs modalités de classement. D’une part, la page de chaque membre indique le nombre d’utilisateurs qui suivent son travail : il s’agit d’un indice de popularité comparable à la quantité d’ « amis » sur Facebook ou de « followers » sur Twitter. En outre, chaque consultation d’un article fait grimper son auteur dans le palmarès de la plateforme : Academia.edu indique à quel centile appartiennent ses membres en comparant, sur une période de trente jours, le nombre de lectures de leurs documents. Deux fonctionnalités supplémentaires – le classement d’articles et le classement d’auteurs – contribuent à évaluer l’importance respective des utilisateurs : plus un auteur reçoit de recommandations émanant d’auteurs eux-mêmes recommandés, plus il progresse sur ces deux échelles. Ces diverses modalités d’évaluation, cependant, ne disent rien de la valeur intrinsèque des produits intellectuels ; il se peut fort bien qu’un article soit ouvert sans être lu, lu sans susciter la moindre idée, recommandé distraitement ou dans le but de flatter un collègue situé plus haut dans la hiérarchie académique. Ainsi la logique de l’audimat, qui identifie la valeur à une notoriété quantifiable, s’est-elle imposée dans le monde universitaire dont les membres affichent les listes de leurs publications et le nombre de citations empruntées à ces dernières à la manière de preuves objectives de leur prééminence au sein du champ académique. Il y aurait des volumes à écrire sur cette question mais un exemple supplémentaire suffira peut-être à démontrer que nous assistons à une redéfinition de la valeur des produits intellectuels : il y a un demi-siècle, un universitaire était une référence dans son domaine pour avoir publié, après quinze ans de recherches, un ouvrage dont la thèse renouvelait les conclusions auxquelles ses collègues s’étaient arrêtés jusqu’alors ; à présent, un universitaire est une célébrité parce qu’il a donné un TedTalk de quinze minutes qui a été vu plus d’un million de fois.
Un phénomène identique est observable dans les réseaux sociaux dont le but est de trouver un partenaire. Sur OkCupid, les utilisateurs s’envoient des signes d’attirance réciproque en cliquant sur une étoile : l’accumulation de celles-ci, en démontrant « l’impact » suscité par l’image de votre personne, est une autre manifestation de l’omniprésence de la logique de l’audimat : je puis me trouver attirante ou attirant parce que je suis couvert d’une pluie d’étoiles dorées ; à l’inverse, l’absence de notifications électroniques démontre l’indifférence que ma personne inspire.
Tout se passe à présent comme si notre existence même n’avait d’autre but que d’être soumise à l’évaluation d’autrui. Le monde virtuel est davantage qu’un univers parallèle que nous consentons à visiter librement : il est en train d’acquérir une prééminence symbolique sur ce que nous nommons encore réalité puisque c’est en fonction de l’étendue de notre présence sur ce dernier que nous sommes enclins à juger de notre valeur individuelle : nous déléguons notre estime personnelle à l’approbation d’une foule anonyme dont nous sommes membres et tributaires. Toutefois, Facebook n’est pas seulement responsable de participer à la propagation et la légitimation d’une logique de l’audimat : il a le tort, immense, de nous enfermer au sein de bulles idéologiques.
Bulles idéologiques et péril démocratique
« Marck Zuckerberg est en plein déni » titrait le New York Times peu après les élections présidentielles américaines. Et certes, comment le milliardaire californien pourrait-il admettre que sa création accomplit précisément l’inverse de sa vocation affichée ? Car Facebook prétend « connecter les individus » et son fondateur – le livre de Kirpatrick le montre bien – est un idéologue de la transparence, persuadé que la propension des individus à communiquer ouvertement sur leur vie est une force vertueuse à l’œuvre dans l’histoire : si je consens à tout révéler sur moi, je m’abstiendrai d’accomplir ce qui pourrait susciter la désapprobation collective à laquelle je me soumets. Mais il ne s’agit pas seulement de critiquer cette vision où les cauchemars de Debord et Foucault fusionnent en faisant de la société du spectacle un constant panoptique ; il se s’agit pas uniquement de blâmer le voyeurisme constitutif de Facebook, cet anneau de Gygès qu’il passe au doigt de tous afin d’espionner ses « amis ». Car il est plus urgent de nous tourner vers l’histoire récente – celle de la dernière élection présidentielle américaine – afin d’évaluer les conséquences politiques de l’usage de Facebook.
Auteur d’un livre intitulé The Filter Bubble : What the Internet is Hiding from You, Eli Pariser démontre que Facebook adapte les informations délivrées à ses utilisateurs en fonction des préférences qu’ils ont signalées par leur activité sur le site, celle-ci faisant l’objet d’un permanent contrôle. Le réseau social emploie un algorithme qui lui permet de recommander des contenus en se basant sur ceux qui ont préalablement retenu l’attention de ses membres. Ainsi, un utilisateur dont les tendances libérales sont avérées par les articles qu’il partage et commente verra en plus grand nombre les publications qui tendent à le conforter dans ses opinions. S’il se trouve que parmi ses contacts, certains expriment des vues divergentes, l’algorithme s’abstiendra de les lui montrer parce qu’il les classe automatiquement dans la catégorie des informations non pertinentes. Cette pratique consistant à adapter les données au profil de l’utilisateur n’est pas propre à Facebook : d’autres plateformes numériques, en particulier Google, harmonisent également l’information aux préférences subjectives de l’individu qui la cherche. Ce phénomène demeure indécelable pour l’utilisateur qui devrait accomplir la même recherche sur des appareils diversement qualibrés pour des personnes distinctes afin de constater la variété des résultats obtenus. Ainsi sommes-nous tous enfermés, sans que nous en sachions rien, au sein de bulles idéologiques invisibles et étanches ; celles-ci sont d’autant plus pernicieuses qu’elles nous donnent l’illusion d’une unanimité d’opinion tandis qu’elles nous renvoient le reflet de nos propres convictions.
En ajoutant foi au discours promotionnel de Facebook, nous avons tort d’oublier une évidence : le réseau social a beau se présenter comme un « service », c’est à dire comme un outil de communication idéologiquement neutre, il demeure une entreprise commerciale dont la vocation première consiste à générer des profits. Or, afin de conserver ses clients et d’en acquérir de nouveaux, le réseau social n’a aucun intérêt à les exposer à des opinions politiques qui vont à l’encontre de leurs propres vues : il lui faut au contraire les conforter dans la validité de leur vision du monde et leur proposer une expérience non seulement hypnotique, mais gratifiante.
Les dernières élections présidentielles américaines ont vu une polarisation sans précédent des opinions politiques : un sondage de juin 2016 a révélé que parmi les démocrates et les républicains, plus de la moitié se dit « effrayée » par les membres du parti opposé. Dans ce clivage de plus en plus irréconciliable, Facebook a une responsabilité majeure : selon une étude de 2016, 44% de la population américaine se tourne vers Facebook pour y puiser des informations tandis que ses utilisateurs y consacrent en moyenne cinquante minutes de leurs journées. Ainsi Facebook a-t-il largement contribué à la polarisation des opinions politiques en enfermant les individus dans des communautés hermétiques au lieu de les exposer à des arguments antagonistes et c’est lui encore qui a favorisé l’émergence et la propagation de fausses nouvelles. Celles-ci ont apporté des arguments supplémentaires à des millions d’individus, toujours davantage persuadés de ce qu’ils croyaient déjà. La Californie, paraît-il, se prend à rêver de sécession et s’insurge plus que tout autre État américain contre la présidence de Monsieur Trump. Ce sont pourtant les idéologues de la Silicon Valley qui ont pavé le chemin de son investiture au moins autant que les laissés pour compte des États du midwest.
De quoi Facebook est-il le nom ? De l’avènement d’une société qui est l’image inversée de celle que le réseau social prétend promouvoir. Non pas une société de l’échange démocratique, où les individius échangeraient au sein d’une agora virtuelle des arguments opposés, mais une société où s’accentuent les antagonismes et s’accusent les différences dans une juxtaposition d’espaces cloisonnés ; non pas une société du libre partage de l’information mais de l’exploitation commerciale des données que nous livrons chaque fois que nous visitons Facebook. Pourquoi nous détourner de ce réseau social et de tous ceux qui reprennent son paradigme ? Parce qu’il encourage des sentiments négatifs, jalousie et harassement intellecuel face à la prolifération des images ; parce qu’il nous détourne de penser d’une manière approfondie et fragmente les moments de nos vies ; parce qu’il propage et légitime une logique de l’audimat qui conduit à une redéfinition superficielle de la valeur des produits intellectuels et des individus ; parce qu’il nous conforte dans nos idées préconçues au lieu de nous ouvrir à la pensée d’autrui. Mark Zuckerberg, qui aurait des vélléités de se présenter aux prochaines élections présidentielles aux États-Unis, fait précisément peser sur le processus démocratique une menace capitale avec le réseau dont il est l’inventeur. Est-ce à cela qu’il méditait, debout sur son passage piéton ?
Quelle sera, en définitive, la valeur de mon propre article ? Sera-t-il « partagé » cinq ou cent fois ? « Vu » par dix ou mille personnes ? Lu dans son intégralité par trois ou cinquante individus ? Sera-t-il « liké » par ma femme et quinze amis ou bien par une légion d’inconnus ? Et que trouverai-je, pour ma part, dans cet écho qui ne me dira rien de son efficacité, c’est à dire de sa capacité à susciter des idées nouvelles, des arguments contradictoires, et peut-être cette action spécifique : une désinscription des réseaux sociaux ? Qu’importe son « impact » si par ce mot on désigne des chiffres et nulle pensée humaine. Mais si je pouvais lui souhaiter un effet, ce serait celui-ci : que des lecteurs amis débranchent leur téléphone, constatent que les réseaux sociaux dévorent et fragmentent le temps si court de nos vies et, plutôt que de vérifier leur timeline une centième fois, leurs messages une millième, qu’ils prennent le temps d’une expérience vécue : celui d’une promenade, d’une étreinte ou d’une rêverie.