Que faire du fantôme de ses géniteurs quand ceux-ci ont fait de leur vie un chaos et que leurs névroses cachées n’ont cessé d’affecter leurs descendants ? Que faire de ces secrets si bien celés qu’ils continuent de hanter les leurs jusqu’aujourd’hui ?
Forer dans l’inconscient, descendre dans le puit sans fond des-non-dits, se libérer de cette « part des autres en nous », leurs névroses au premier chef, que nos proches ont instillée en nous – ici un père toxique et un aïeul au passé trouble –reconstituer l’archive muette de leur vie tumultueuse, sortir les fantômes du placard où ils étaient murés – telle est la tâche de salubrité mentale que s’est fixée Vanessa Springora, auteure en 2020 du Consentement, récit sans concession de la manipulation psychique et des abus dont elle a été victime, à peine à 14 ans, par un écrivain-prédateur de plus de trente ans son aîné : Gabriel Matzneff.
Cinq années plus tard, l’entreprise de dévoilement des méfaits causés par autrui se répète, à l’encontre, cette fois, de ses deux parents paternels, père et grand-père, plus nocifs l’un que l’autre. Ils vont, à des titres différents, rendre, eux aussi, des comptes à leur victime d’antan devenue, dans ce nouveau livre, leur accusatrice.
Entre empathie, désir de comprendre et dégoût viscéral, Vanessa Springora s’aventure dans ces terrae incognita, quelque peu méphitiques, que hantèrent son géniteur et le père de celui-ci.
Il importait d’exhumer les faits et gestes de ces deux salauds au sens de Sartre, débusquer les silences, les omissions, les mensonges, rendre le tout signifiant. Ce sera chose faite, au terme d‘une impressionnante enquête qui aura conduit, deux ans durant, Vanessa Springora de fonds d’archives en fonds d’archives en France et en Allemagne, de parentèles hexagonales en parentèles étrangères, la famille du côté de son grand-père vivant en Tchéquie.
Commençons par cet aïeul, puisque, dixit la vox populi, tel père tel fils. Ajoutons-y, en nous autorisant de Freud : « A père avare, fils prodigue. »
Le grand-père paternel de Vanessa Springora nait en 1912 dans les Sudètes, devenues tchèques en 1918. De langue allemande, nationaliste à tous crins, il rallie l’Allemagne nazie en 1938 à la veille des accords de Munich, entre dans la police à Berlin, s’y marie. Des photos d’époque le montrent en escrimeur affublé d’un insigne nazi. A-t-il été plus loin, gardien de camp, chasseur de juifs, meurtrier lui aussi ? C’est possible, mais rien ne l’atteste. Toujours est-il qu’il gagne la France occupée au printemps 1944 et qu’il déserte, caché jusqu’à la Libération par une jeune Française qu’il a séduite, future grand-mère de Vanessa Springora. Il travaille pour les forces américaines, change son patronyme de consonance allemande en Springora, pour mieux brouiller les pistes. Il restera prudemment apatride jusqu’à sa mort. Il ne reverra jamais ses Sudètes natales. De même, il restera jusqu’à la fin un antisémite bon teint.
Surtout, il ne dira rien de son passé allemand à ses deux fils. Déserteur héroïque ou traître à sa patrie allemande, se sentant à jamais coupable d’avoir été nazi ou, au contraire, resté secrètement tel ? Son silence empoisonné leur laissera toute latitude d’imaginer le pire. A charge pour eux d’exorciser ce pire ou de le répéter inconsciemment ailleurs, tels des ventriloques.
Ce dilemme en forme de double bind va jouer à plein. Le silence de plomb du patriarche va faire du père de Vanessa Springora un homme sans qualité et sans boussole, passant d’une appartenance à l’autre, un jour antisémite ou OAS, griffonnant des croix gammées sur les tables de restaurant, doublé d’un mythomane sans vergogne, non moins qu’un mari volage et un père impossible, odieux aux siens. Il finira misérablement sa vie sans objet, hébergé chez sa mère, inscrit au RSA, faisant de sa chambre-salon dans le deux pièces familial un dépotoir sans nom. Il y mourra à 74 ans d’un AVC, six jours après la parution du best-seller de sa fille.
On ne lira pas sans émotion le chapitre final de ce livre foisonnant. Il se termine par une « Lettre au père », un genre littéraire autant qu’analytique, qu’inaugura Kafka il y a un siècle exactement.
« Tu n’étais pas obligé, lui dit sa fille en guise d’adieu définitif, d’affronter les démons de ton père. »
Hélas si. Il y était obligé. Je me suis souvenu avoir lu à ce propos il y a longtemps un ouvrage passionnant – Les visiteurs du moi d’Alain de Mijolla – sur les fantasmes d’identification à autrui : le père chez Rimbaud, son père Jacob chez Freud, son neveu chez Beethoven. Je n’aurai pas l’outrecuidance, sans parler des qualités requises, d’appliquer ce syndrôme au personnage du père de Vanessa Springola. Reste qu’il y a dans ce livre au titre énigmatique une pleine illustration de l’empire qu’exercent les « visiteurs du moi » sur les sujets qui les ont élus tels fantasmatiquement, pour le meilleur ou pour le pire. Ici, ce fut pour le pire : un père aux prises avec une filiation maudite, voué à mimétiser un père resté muet sur son passé nazi, en bref condamné à vivre et à mourir au nom d’un autre. Vanessa Springora a puissamment exhumé et porté à la lumière cette part cachée que les autres prennent en nous.