Notre car traverse, le soir tombant, la banlieue de Lviv. Zoïa, une infirmière ukrainienne qui a travaillé en Italie avant de prendre sa retraite, me fait cours : la ville était autrichienne, puis polonaise, avant la guerre – « quella di prima, celle d’avant ». « Ensuite les Russes sont arrivés et tous les habitants, pfuit ! En Sibérie. Abbiamo una storia molto brutta. » Il n’y a pas d’équivalent, en français, pour ce mot si juste, ici, de « brutta ». Je me rappelle de ma lecture de l’Histoire de l’Ukraine, de Serhiy Plokhiy. Une partie des habitants envoyée en Sibérie, une autre vers la Pologne, stockée provisoirement dans les camps d’extermination tout juste saisis. Mais pour les Ukrainiens, c’était seulement la Sibérie. L’idée de Staline (« le problème des nationalités est un problème de transports »), c’était de déporter toute la population ukrainienne à l’Est ; mais ils étaient « trop nombreux » pour les y faire disparaître comme les Tatars de Crimée. Je lisais ce livre, éteignais la lumière et fermais les yeux pour dormir, et des foules magnétiques me traversaient la tête comme une ville, avec le brouhaha de leurs corps, leurs ruées et leurs cris

Zoïa retourne dans sa ville près de Kyiv. Le soldat, d’ici une semaine, rejoindra les tranchées d’Avdiïvka. Nous nous serrons à nouveau la main, nous souhaitons bonne chance et bon courage. « Adio », me dit Zoïa. Adio. Je descends du car. Voilà, je suis à Lviv. Le ciel est rouge. Éloignés, autour de la gare, des immeubles courts, délabrés. Impression de nulle part. Les valises grondent sur les pavés. Près des boutiques aménagées dans de grandes boîtes vitrées, les voyageurs montent dans des tramways préhistoriques, carrosserie de métal peinte en jaune, qui grincent en démarrant. Tous ces gens sont des Ukrainiens. Même lui ? Même elle ? Je suis de l’autre côté. D’autant plus que rien ne ressemble aux photos que j’ai vues. Le centre-ville est à une heure de marche : je veux tout voir, j’y vais à pied. Après le terrain quasi vague de la gare, dispersé sous le ciel immense, une grande église en faux gothique paraît marquer le vrai commencement de la ville. Le long de la grille en fer forgé, des vieilles femmes usées tiennent un marché sauvage étalé par terre. Des objets en tout genre, des sandales, des petits camions en plastique, quelques fripes, des écouteurs et des chargeurs de téléphone… Au pied de l’église, comme rejetés sur le rivage.

Je prends la longue rue Horodotska, qui monte jusqu’au centre-ville. Les voitures foncent sur les pavés. La nuit ruisselle à travers les feuillages, sur les bâtisses néoclassiques dont les corniches esquintées, les façades lépreuses, sentent fort le vingtième siècle. La rue monte une colline puis redescend. Fatigué du bruit, je tourne un peu et passe alors la grille d’un grand parc, le parc Ivan Franko, pratiquement plongé dans le noir. Plus loin, il y a de la musique. L’éclairage est très faible, épars. Je m’enfonce dans les petits chemins. Des couples se déplacent doucement sous les arbres. Je réalise que le parc grouille de monde. Le mouvement se dirige vers le concert, sous le kiosque à l’antique. Je rejoins le cercle assemblé autour. Assis au clavier électronique, un homme chante, tantôt en anglais, tantôt en ukrainien. Il est très bon. D’une chanson à l’autre, il passe d’une sorte de blues au rap ou au slam. Les gens applaudissent. Ça sent les beignets de calamars et le vin chaud. Un soir de dimanche, en été. Je dépose un instant mon sac parmi eux, pour écouter.

Le centre-ville est ceinturé par un large boulevard où toute une foule se rassemble par grappes autour des bancs, au pied des monuments aux personnages historiques. Sous les moustaches de Chevtchenko, un chanteur à guitare s’arrête de jouer pour prononcer un petit discours patriotique. Les spectateurs applaudissent. J’entre dans la vieille ville de Lviv, chef-lieu de ce pays dont j’ai bien des fois lu le nom, comme de confins légendaires et baroques, sans même savoir où c’était : la Galicie. Toutes les rues sont pavées. C’est encore un peu Cracovie. Non, des réminiscences de Munich, de l’Autriche… Mais il y a des Ukrainiens partout, j’en reviens à peine ! Heureux et amoureux, d’innombrables couples se promènent entre les terrasses qui débordent, des filles deux par deux, certaines se tiennent par la main… Il y a des musiciens de rue littéralement partout. Les promeneurs s’attroupent autour des meilleurs. Des guirlandes lumineuses sont tendues de fenêtre à fenêtre. Les amis se hèlent, les filles et les garçons se cherchent. L’animation culmine d’intensité sur la place centrale, autour du bâtiment de la mairie, de sa tour florentine, des quatre fontaines à ses quatre coins. Neptune, Amphitrite, Adonis et Diane. Mais les sculptures ont été dissimulées derrière des panneaux de protection. Impossible de rester à regarder, une fille tient absolument à m’attacher un petit ruban bleu et jaune autour du poignet – je n’échappe qu’en me fondant parmi tous les autres poignets disponibles. Je monte rapidement à l’hôtel pour déposer mon sac. Rue Krakivska. Juste en dessous, un type joue de ce qui doit être un instrument traditionnel, mais version électrique. Redescendu, je cherche une bière, le meilleur bar, compare les prix… Toutes les rues ont l’air d’être piétonnes. Quel âge ont ces pavés foulés par tous ces jeunes ? C’est une sorte de grand Mouffetard, en fait. Sauf que la pinte de bière est à – combien ? Deux euros ? Moins ? Je refais le calcul sans y croire. Je papillonne parmi la foule, d’un bar à l’autre, sans me poser nulle part. Un peu plus loin, une impasse est recouverte de tables et de chaises peuplées de jeunes intellectuels stylés comme tout. Juste à côté, ce doit être une galerie d’art. Inattendue, la minuscule abside gothique de la Cathédrale de l’Assomption, avec ses hautes verrières couvertes par des plaques de métal. Je m’arrête. Entre les contreforts, des sculptures baroques sont élevées sur de hauts socles. On a monté des cages autour d’elles, type cages à lapins, après les avoir emmaillotées dans des membranes de toiture Strotex ficelées autour d’elles. Elles ont l’air de se débattre désespérément, de chercher à se sortir de la membrane où elles étouffent à mort. 

Alors que l’affluence s’amenuise, je remarque que toutes les fenêtres basses, sur les vieux bâtiments, ont été bouchées avec des sacs de sable, à présent tout usés. Il y a d’ailleurs de moins en moins de gens. Les chaises et les tables sont pliées et ramenées à l’intérieur, les bars commencent à fermer. Des groupes se resserrent autour des fontaines avec leurs verres en plastique. Leur hilarité résonne dans les rues qui, soudain, se vident. Un vent de nuit s’insinue, et avec lui le froid de plus en plus vif. Les amis se dispersent, bientôt on n’entend plus que de rares pas sur les pavés, des voix et des rires qui s’attardent. C’est le couvre-feu. Dans le silence glacé, tout à coup, les cloches de la cathédrale se mettent à sonner lentement 23 heures. La féérie s’est dissipée. Le pays, où je viens d’arriver, est en guerre. Et pour qui sonne le glas ? Cette nuit, comme chaque nuit, des drones, des missiles vont traverser le ciel et s’abattre au hasard sur des immeubles, des entrepôts, des rues, pour rafler à l’improviste une poignée de vies. Bienvenue en Ukraine.

Au matin, je me mets en quête d’une spécialité locale pour le petit déjeuner – mais pas moyen de trouver une boulangerie dans cette ville, il y a des kebabs partout ! Je demande un expresso à une jeune étudiante coincée dans un tout petit kiosque, qui sourit comme le soleil en m’entendant parler anglais. La ville est au moins aussi belle que Cracovie. Des chapelles, des églises partout, gothiques, baroques, classiques ; les maisons sont ornées et colorées, on se croirait parfois dans un fragment d’Italie… La tour-horloge de la mairie, dominant le centre, imite à peu près celle du Palazzo Vecchio à Florence. Des touristes prennent des photos, venus non seulement d’Ukraine mais de Pologne, des pays baltes, et j’entends un peu d’allemand… Parmi eux circulent des militaires en permission, de tous âges, très dignes et classe, certains avec leur sac sur le dos, d’autres main dans la main avec leur copine. Chacun d’eux a l’air fait d’une autre étoffe que celle des touristes – et de moi-même. Ils appartiennent à un autre monde, teint de mort, ils sont à part. Ici et là, parmi les panneaux publicitaires, il y a des affiches de soutien à l’armée. Écrit sur le mur : « Les héros ne meurent pas. »

En entrant dans un supermarché, j’éclate de rire en entendant les annonces commerciales avec la musique, l’enthousiasme – mais en ukrainien ! Qui finissent ainsi : « Des millions d’Ukrainiens, une seule victoire ! ». Et la caisse automatique, en m’imprimant le ticket de caisse : « Nous sommes tous l’Ukraine. » Et sur le ticket lui-même : « Slava Ukrainii ! ».

Je vais m’assoir sur le rebord d’une fontaine pour manger ma part de pizza. Je promène mon regard sur les charmantes façades des petits immeubles, en me demandant comment l’Italie a pu rayonner jusqu’à cette lointaine planète. À ce carrefour, lui aussi miraculeusement préservé, entre la Mitteleuropa et le « Far East », comme dit Malaparte. Lviv, Lvov, Lvow, Lemberg, Lemberik en yiddish. La ville a été polonaise, autrichienne pour deux siècles et demi, puis à nouveau polonaise – et tout fraîchement ukrainienne. Les églises sont grecques, catholiques, uniates ; et tout près d’ici, la cathédrale arménienne est flanquée d’un « quartier arménien », une très ancienne cour encadrée d’un portique à petites colonnes. Les bâtisses du dix-septième et du dix-huitième siècles sont toujours de plain-pied avec la vie, claire et pimpante, qui s’écoule auprès d’elles et sous leur charme. Mais il y a aussi des façades Art nouveau du vingtième siècle à son petit jour qui, avec leurs ornements et leurs étranges cariatides et atlantes, ont pris de l’âge comme en retrait, comme pensives, avec une sorte d’ombre sur le front, dans les limbes d’une histoire qui n’a pu que s’ébaucher, et pour toujours brutalement interrompue. Souvenir émouvant de ce Welt von Gestern, ce monde d’hier tissé de vices, de politesses et de vanités, hypocrisies pompeuses et sordidités de taffetas, de corsets, de boudoirs, de corniches fleuries et de balcons en fer forgé, supportés par ces prolétaires aux corps et aux faces déformés par l’effort…

Cette ville aux cinq noms, c’est l’Europe. Je comprends, je vois tout juste ce qu’elle est. Ce temps inscrit dans l’espace en différences, cette liberté de choix et de goûts lisible comme Histoire non fatale dans laquelle le passant se promène, découvre, se reconnaît et pourra créer à son tour cette liberté interrogative, ouverte par l’entrecoupure inconciliable des temps superposés sans fermeture possible en une forme unique, éternelle et tyrannique. Mémoire visible et passionnante, incessamment inspirante par rupture et contradiction – la forme infinie, infiniment formatrice, de la liberté. C’est elle, c’est ce temps-là que l’URSS a cherché à abolir, à pétrifier, à bétonner, comme un réacteur atomique fou, afin que tout, Histoire, liberté, ville, passants, tout s’immobilise et s’écrase sous l’uniformité indiscutable de la fatalité d’État.

Pendant ce temps, à l’opposé, près de Saint-Pétersbourg, Gazprom a hissé les trois drapeaux à la fois : l’aigle noir de l’Empire des Tsars, le drapeau rouge de l’URSS et celui, tricolore, de la République fédérale. Premier, Deuxième et Troisième Reich. C’est la vieille brocante du syncrétisme fasciste qui a rouvert là-bas : peu importe la forme, même absolument contradictoire ; tout ce qui compte, c’est l’idée de force et de domination, la fameuse « grandeur d’autrefois » à laquelle Poutine avait promis aux Russes de les ramener, lui qui, en fait de grandeur, disait avoir intégré le KGB « par romantisme soviétique » ! Cette pauvre clique de bouledogues mafieux a monté son fascisme en appliquant mot à mot la petite notice d’Umberto Eco, puis elle a envoyé ses créatures tituber en Ukraine, tailler un empire en jouant à la Wehrmacht. Et enfin, à force de falsifier la vérité, romantisme oblige, il a fallu faire disparaître les corps.

Je parviens une fois de plus à échapper aux jeunes filles à rubans – « It is for my studies ! » – et traverse le centre-ville pour voir un peu en dehors. Je passe devant des restaurants italiens, polonais, géorgiens, thaï, grecs, américains et japonais… Je franchis le boulevard et tombe sur l’université de Lviv, bâtiment néoclassique à la viennoise, couleur crème ; son portique à colonnes fait face au monument à l’écrivain Ivan Franko et au parc que j’ai traversé hier soir. Au-dessus de l’entrée flottent ensemble le drapeau ukrainien et celui de l’Union Européenne. Les Ukrainiens se sont déjà battus par trois fois pour ce dernier drapeau – trois générations : 1991, le « oui » à 90 % pour l’indépendance ; 2004, la « révolution orange », avec les premières tentes sur le Maïdan ; et 2013-2014, la « révolution de la dignité », l’Euromaïdan, avec tous ces drapeaux bleus étoilés agités sur la place, face aux truands à matraque et aux tireurs dépêchés de Russie. Pour nous, l’Union Européenne n’évoque plus rien que la collection blasée de ses renoncements, vautrée dans ses trahisons, Bosnie, Tchétchénie, Géorgie, Donbass et Crimée, sans compter le rançonnement des peuples par les politiques d’austérité, au milieu de toujours plus de compromission avec la Chine, le Qatar et, par prédilection, la Russie… Mais pour eux, l’Europe est l’objet de la lutte, l’horizon de leur histoire depuis le dix-neuvième siècle, l’étendard de leur désir et la couleur de cette liberté pour laquelle ils sont encore à se battre. Si donc il y a quelque part, pour nous, un feu auprès duquel se réchauffer, c’est bien au foyer de ce désir-là. Il s’agirait de s’en rendre enfin dignes.

J’entre visiter l’université. Tout est crème, marbre, lumière, même les étudiants, têtes blondes ou brunes claires, sages et souriantes, qui m’ont l’air si jeunes… Je regarde, au passage, si je ne croise par Halyna Krouk, la célèbre poétesse qui enseigne ici. Un de ses poèmes de 2022 a justement pour titre « L’Europe à l’arrière-plan » :

« Vieillir à cause de l’actualité
les cheveux grisonnants de fumée noire
voir, à travers le trou de part en part
d’un immeuble encore fumant
comme se couche le lointain soleil d’Europe.
Je dois repenser l’histoire de la littérature
avant que de l’enseigner aux étudiants
à ceux-là qui survivront, il faudra un autre enseignement
pour ceux-là, qui s’en sortiront, il faudra un autre monde.
Qui nous rendra ce qui est nôtre ? »
Et le poème (tiré de son recueil Poésie sans abri. Chronique de la résistance) s’adresse pour finir à l’Europe :
« Supporte-nous comme de mauvaises actualités
comme des médicaments désagréables
supporte-nous, comme un accouchement prématuré
ce qui naîtra sera tien
que ce soit doux
que ce soit amer. »

Je ne la trouve pas même dans l’aile philologie : peut-être est-elle repartie, avec sa petite équipe de bénévoles, livrer de l’aide sur le front ? Les salles sont parfois ouvertes, le jour filtre à travers des rideaux sombres, sur les bancs-tables de bois noir, les murs blancs nus, la propreté impeccable du parquet, un minuscule lustre suspendu au plafond. Des souvenirs me reviennent des universités parisiennes, sinistres, avec la poussière, la moisissure qui gagnait tout, le linoléum collant… Mais j’avoue que ce trop d’ordre me gêne franchement. Pas un tag, pas un autocollant. Ne me faites pas croire que tout se passe bien dans ce pays – à part la guerre… Cela et puis les bigoudis sur les colonnettes me font fuir rapidement. Pas une affiche, pas un déchet, pas un mégot par terre – et j’ai bien cherché… Par ailleurs – est-ce l’effet de la circulation quasi nulle ? –, les rues légèrement courbes, les bâtiments à deux ou trois étages, m’apparaissent d’un calme ensorcelant… Le sol est encore pavé presque partout ; ça et là, des brins d’herbes passent à travers, quelques pissenlits. À vrai dire, là où ils versent du bitume, cela rappelle plus une coulée de lave qu’autre chose, déformée, par en dessous, par les racines des arbres qui percent à la surface. Des vieilles dames, dans de très vieux habits et avec des foulards colorés sur la tête, vendent des fleurs ou des barquettes de fraises au coin des rues ou devant les boutiques. Tous les immeubles, plus ou moins décrépis, avec leurs corniches esquintées, leurs balcons que les arbres frôlent en bruissant, remontent à la période autrichienne. À quoi pouvait bien ressembler le monde quand ces façades étaient intactes ? Depuis quand sont-elles dans cet état – et qu’adviendra-t-il d’elles ? Aura-t-on un jour le temps, et les moyens, de les restaurer ? Est-ce même possible ? À vrai dire, est-ce souhaitable ? Évidemment, cela ferait toc. Mais que signifie pour nous, par rapport à notre histoire et à notre avenir, cette complaisance pour la ruine ? Je marche dans ces rues, sur les pavés sauvages, comme dans du temps visible… mais perdu, brouillé dans le lointain, quasi irréel, dans un mode élégiaco-pittoresque. Pratiquement tous ceux et celles qui ont habité ces rues et se sont appuyés sur ces balcons ont été déportés ou assassinés durant la Seconde Guerre mondiale. Avant 1940, la ville ne comptait qu’une minorité d’Ukrainiens, trois ou quatre fois plus de Juifs, et 50 % de Polonais. Ce sont les Polonais qui ont d’abord déporté les Ukrainiens, dans les années 1920-30 – plus de 100 000 en camps de concentration. Les Polonais, comme Zoïa me le racontait, ont ensuite été déportés par les Soviétiques. Et quant aux Juifs, ce seraient les Ukrainiens qui s’en seraient chargés, sous la supervision des nazis mais avec les raffinements de la tradition slave, entre des haies de baïonnettes. And will the world ever take up its course again ?… Quand soudain, paf ! Perdu dans ses pensées, un Européen « fin de l’Histoire » rencontre, en pleine rue, une roquette russe. En face d’un café-restaurant asiatique, sous un tout jeune frêne, ils ont appuyé contre un tréteau la carapace d’une roquette, le nez planté dans le petit parterre de cheveux d’ange. Sur l’aileron, un visage de femme est peint de profil, bleu sur fond jaune. Sur le fût, un message en écriture cursive – je déchiffre à la fin : « P.S. : merci pour les onigiris ». Un petit panneau en ukrainien et en anglais explique l’installation, baptisée Harmonie : « Il nous faut apprendre à contrebalancer les difficultés et les défis actuels par la confiance en un futur radieux pour le peuple ukrainien [people of Ukraine]. Notre futur et notre peuple [our people] sont les sources majeures d’inspiration nous permettant de vivre aujourd’hui, d’être heureux et d’avancer. » Petit espace, puis : « Ceci est un missile russe abattu près de Sloviansk par nos amis des Forces armées ukrainiennes. Nos défenseurs de Dnipro ont délivré le trophée à l’équipe de WA Lviv [le nom du restaurant]. C’est notre rappel quotidien de courage, de force et de désir de protéger nos valeurs, notre liberté, home and people»
J’entre et demande un onigiri.

L’immense parc Strysky a été aménagé à l’anglaise par les Polonais sur des collines et des ravins, à l’emplacement d’un ancien cimetière de colons allemands. Aujourd’hui, un siècle après, un couple d’Ukrainiens se marie près de l’étang. Les chênes et les tilleuls forment des masses sonores d’un vert vif et profond qui se superposent sur les pentes, d’une extraordinaire touffeur. J’atteins une plateforme établie au milieu de la butte et vais m’assoir sur un des bancs. Les autres sont peuplés de familles. Les enfants jouent, tout petits. Celui-ci a peut-être l’âge de la guerre. Il court pour la première fois – il se risque, il est tout heureux de tenir debout. Il tourne son héroïque petite tête de tous côtés : un vélo ? Cri de joie ! Un pigeon ? Cri de joie ! Un touriste qui le regarde ? Cri de joie ! Une jeune femme s’approche pour demander à la très jeune mère (peut-être mon âge) si elle recommande ce modèle de poussette. Pendant ce temps, des pigeons ne craignent pas de sauter sur le banc, à l’assaut de mon paquet de gâteaux. Les pigeons ukrainiens !

Retour au centre-ville. Dans une ruelle, près d’un centre d’accueil, une fresque se déroule sur presque toute la longueur du mur. Contre un ciel du soir orange et bleu où des nuages de fumée se mêlent à l’orage, des soldats sont debout, ici sous le drapeau ukrainien, là au milieu des structures métalliques d’Azovstal. Dans un sous-sol gris, dans un halo jaune, une jeune femme lit un livre à ses deux enfants. Des colombes de papier volent au-dessus d’une file de voitures bleues, tous phares allumés, avec de hauts immeubles gris en arrière-plan, leurs grandes fenêtres couleur cendre. Le théâtre de Marioupol, avec écrit en grand dessous, sur le sol, pour les avions russes : « Enfants ».

En effet, le ciel se couvre. Les nuages se rassemblent en vue de l’orage annoncé pour demain. L’affluence reprend en début de soirée, restaurants et terrasses se remplissent. Ils boivent des Spritz, comme tout le monde… Un bar à vins et cocktails, bâche et coussins rose fuchsia, exhibe le drapeau rouge et noir de Stepan Bandera avec son portrait au-dessous. Tout compte fait, le leader des partisans ukrainiens qui, jusque dans les années 1960, ont continué à se battre contre l’URSS, était-il nazi ou non, ou à la frontière floue entre le nationalisme et le fascisme ?… Bandera est celui qui, jusqu’au dernier moment, a refusé l’alliance avec Hitler… avant de croire pouvoir le manipuler, et de tomber dans le piège. Que se passe-t-il dans la tête d’un chef de la résistance, d’abord torturé cent trente et une heures d’affilée par les Polonais (sans lâcher un mot), ensuite pris en tenaille entre la Wehrmacht d’un côté et de l’autre l’Armée rouge – laquelle était constituée d’au moins 20 % d’Ukrainiens… – ? Au milieu d’une histoire de héros pris dans la poix d’une absurdité titanesque et dévoratrice, flotte cet infime îlot de bars à cocktails, de restaurants stylés et de galeries d’art.

Je tombe sur un panneau indiquant la direction d’un Mémorial de la Centurie Céleste, « The Heavenly Hundred » : je ne peux pas m’empêcher de penser aux Magnificent Seven de John Sturges. Mais il s’agit des morts du Maïdan, ceux qui, après avoir repoussé les « Berkout » et les racailles blindées du président usurpateur Ianoukovitch, ont essuyé pour tous les autres le feu des snipers dépêchés par la Russie. 

Je sors du centre-ville près de l’Église (baroque) de la Sainte Eucharistie ; je monte l’allée de châtaigniers incandescents, roussis et illuminés par l’éclat d’or du soir jaillissant derrière les nuages. Sous les arbres, un terrain de basket, une aire de jeu pour enfants, un skatepark. Les ballons rebondissent violemment contre l’asphalte, les skateboards roulent et claquent avec fracas sur les rampes. Beaucoup de gens montent avec moi. Les feuilles racornies, brûlantes, craquent les unes après les autres dans la brise et sous les pas. Un escalier blanc, rythmé de paliers, mène sur la butte jusqu’au mémorial. Des plateformes en porte-à-faux se tendent vers la ville, ses coupoles et ses clochers, parmi les cimes des arbres, la tour médicéenne de la mairie, sous les nuages illuminés d’en bas par un soleil orangé. Les couples viennent ici se prendre en selfie appuyés contre les barrières de verre. Derrière eux, une longue lame de métal s’étire puis se dresse, couleur rouille, telle une pièce de décor constructiviste, en superpositions d’angles aigus tranchant à travers l’espace. C’est la stèle. Trois fines plaques métalliques sont insérées parallèlement à son extrémité, avec des noms, des visages et des dates. Un petit panneau explique l’installation, en ukrainien et en anglais. Je comprends qu’il en manque encore la moitié…

« Le matériau principal du complexe du Mémorial est l’acier Corten, un métal qui change avec le temps et paraît rouiller. Symboliquement, cette surface rouillée évoque le temps des événements sur le Maïdan – le feu, la fumée, les barricades en flammes. La stèle est la barricade, avec toujours dessus les portraits des héros. Il y a la place pour des milliers de bougies, comme sur le Maïdan au moment de l’adieu aux héros. De loin, on dirait une cicatrice rouge qui nous reste au cœur et dans l’histoire du peuple ukrainien. »

Il est également question d’un pont couvert censé évoquer la rue de l’Institut où les combats étaient les plus violents, avec des plaques symbolisant « les obstacles sur le chemin des héros » ainsi que les cinq journées les plus meurtrières, du 18 au 22 février 2014. Sur la couverture du pont, des phrases des morts, sur lesquelles la pluie puisse pleurer ou le soleil briller « comme ce futur resplendissant pour lequel se sont battus les héros de la Centurie Céleste ».

« Dans ce Mémorial, nous avons voulu exprimer la fierté de ceux [of the people] qui se sont levés pour leur dignité, l’amour, le chagrin, la perte, la mort des êtres chers, mais aussi la naissance d’une nouvelle prise de conscience [consciousness], d’un nouveau sentiment d’être citoyen et d’être une personne humaine. Avec ce projet, nous nous éloignons des stéréotypes, chargeant le Mémorial d’idées innovantes, tout comme le Maïdan qui s’est dressé pour un nouvel avenir ! »

C’est beau. Je viens en Ukraine pour trouver cela. Mais alors, ce pont ? Bientôt cinq ans, et toujours rien ? La guerre, sans doute. L’argent pour le pont a dû passer dans les centres d’accueil pour réfugiés – mais pourquoi pas ? C’est aussi un genre de pont. Je m’approche des visages. Les traits sont gravés en hachures noires sur le gris du métal, de sorte qu’ils paraissent brouillés et presque indéchiffrables, sauf si l’on s’éloigne et les regarde de côté. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, un adolescent et un octogénaire, des dates de naissance si diverses, de 1931 à 1997. Mais une même année de mort : hiver 2014. Il faisait parfois jusqu’à -10 °C ; la neige recouvrait leur « village » de milliers de tentes, mais ils l’utilisaient pour se fortifier, avec la glace et le verglas.

Qu’ont ces visages de différent de ceux qui se trouvent derrière moi sur la terrasse ? Rien ? Il serait facile de dire qu’ils ont tous comme une pointe dans les traits, et le regard plus dur. Un couple d’adolescents, près de moi, vient nouer un petit ruban jaune et bleu sous un des visages – sous chacun d’eux, il y a au moins un ruban d’attaché dans un petit trou dans la plaque, et parfois de nombreux rubans sont attachés les uns sur les autres jusqu’à pendre en entrelacs, comme autant de mains serrées. La nuit descend comme un drap, des réverbères blancs s’allument, je reviendrai demain. Je redescends, non par le skatepark, mais par un lacis de ruelles complètement déglinguées, comme éboulées au pied de la colline. Autour de l’hôtel de ville, ce lundi soir, l’affluence est presque aussi dense qu’hier. Juste un peu plus lente, plus détendue. Je sais à présent qu’ils n’ont que ces quelques heures du soir, et rien que deux pas de danse dans la nuit, pour se retrouver après le travail, boire un verre et rire un peu avant 22 heures, l’heure où partout ailleurs, là où il y a la paix, la vie s’échauffe tout juste. C’est comme sous pression qu’ils vivent leur liberté. 

C’était fatal : alors que je bavais devant la vitrine d’un bar à double étage, je me fais piéger par une des étudiantes à ruban. « OK, mais c’est pour le Mémorial. » Elle joint les mains, « oh, thank you ! ». Adorable. Pas moyen de se comprendre davantage, barrière de la langue. En revanche, je crois entendre du français à la terrasse du bar. Deux hommes, la cinquantaine, en shorts et polos, perchés sur les hauts tabourets. « Vous êtes français ? », je leur demande. « Oui… ». Nous nous serrons la main, ils m’invitent à les rejoindre. André et Guillaume. Ils sont venus ici travailler à l’hôpital de Lviv pour une ONG d’assistance technique. Il s’agissait de l’extension des canalisations, alors qu’une annexe est bâtie en urgence pour accueillir les soldats blessés. 

– Même à Lviv ? Le bâtiment était plein ?
– Plein, oui, comme partout (c’est André qui parle ; Guillaume, lui, garde le silence, presque immobile, son verre à la main). Et cela n’arrête pas, cela n’arrête pas… En revoyant le plan, on se demandait s’il ne fallait pas déjà prévoir une deuxième annexe…
– J’ai lu que le nombre d’amputés dépassait déjà les chiffres de la Première Guerre mondiale ?
– C’est cauchemardesque. Ce sont beaucoup de jeunes, des jeunes de votre âge, ou même encore moins ! Pour vous dire : ceux à qui il ne manque qu’une jambe, ou qu’un seul bras, ce sont les plus chanceux. C’est ce que les chirurgiens nous ont dit là-bas, et on l’a bien vu. Des tout jeunes, sans plus de jambes. C’est inimaginable, vu d’ici, la violence que c’est. Une boucherie colossale…

Oui, je suis bien en train d’entendre ces mots, dans la bouche de cet homme qui pourrait être mon tonton, pendant que ces corps sont rassemblés et opérés de l’autre côté de la façade… et que d’autres, à l’Est, sont soufflés par les explosions, dans un fracas, des cris impossibles.

– Mais c’est important aussi, reprend André, de voir ces jeunes-là dehors, continuer à sortir et à s’amuser. Ce n’est pas qu’ils sont indifférents, ou qu’ils ne savent pas – pour la plupart, du moins. C’est qu’être heureux, cela fait aussi partie du combat.

– Je vois. C’est comme s’ils devaient être ce pour quoi les soldats se battent, cette liberté et cette joie…

– Oui, et puis il faut aussi se battre contre le malheur, avec le poids que c’est, pour respirer, et puis trouver la force. En vérité, ce que veulent les Russes, c’est que les Ukrainiens soient aussi malheureux qu’eux.

Nous trinquons donc à la bataille pour le bonheur. Celle-ci est suspendue une fois de plus à 22 heures, de ce côté-ci. Très rapidement, le silence s’installe…

À l’auberge de jeunesse, la plupart sont ukrainiens. Ce sont de jeunes réfugiés qui résident ici, dans les dortoirs, pour une durée indéterminée. Beaucoup, dans la salle commune, travaillent sur leurs ordinateurs, chacun avec ses écouteurs. Un couple est pelotonné surs les coussins. Je reconnais le musicien de rue avec sa bandoura électrique. À la laverie, je fais laborieusement connaissance avec Volodymyr, grâce aux quelques mots d’anglais qu’il a retenus de l’école. Il a la trentaine, chauve, il était designer dans une petite ville à l’ouest de Kyiv. Avec la guerre, il a d’abord perdu ses clients, et puis tout le reste. Maintenant, il me raconte en souriant que son prochain job va être de transférer des vélos depuis la Pologne jusqu’en Italie. Il fait un signe : « To get food ».

Le lendemain après-midi, retour au Mémorial. D’énormes nuages se rassemblent, menacent, mais filent dans le vent puissant au-dessus de la ville. Ces gens qui passent devant le monument ont vraiment l’air de touristes, sur la butte seulement pour le panorama très « carte postale ». Des collégiens montent au parc.Sur la colline, des vieilles dames à cheveux teints, lunettes de soleil, se reposent sur les bancs de pierre, dos aux portraits. Sous les traits noirs, sévères, des héros, les grappes de rubans bleus et jaunes se balancent. Je reste un temps simplement à regarder la pointe de la stèle, en hauteur, tranchant sur le ciel. Au-dessus des photographies, il est écrit en ukrainien seulement : « Ne laisse pas ton cœur se durcir, car alors, à l’intérieur de toi, quelqu’un mourrait » – quelqu’un, n’importe qui, quelque part dans le monde. Ce « quelqu’un » prend ici tous ces visages sur trois rangs en face de moi. Mais non, « людина », dans ce contexte, ce n’est pas « une personne » ou une autre : c’est notre propre humanité, à l’intérieur de nous… La phrase est signée Bohdan Solchanyk. Il est ici, parmi les visages. Né le 25 juillet 1985, mort le 20 février 2014. À 28 ans. Je cherche son nom sur Internet. Trouve quelques images. Il parle au mégaphone, à Lviv, avec dans son dos, en banderole de manifestation, le drapeau européen tenu par des étudiantes en train de rire. Autre photo : inerte, la face rouge de sang sous le casque, évacué de la place du Maïdan après avoir pris une balle de sniper. Il y était déjà à 19 ans, lors de la « révolution orange ». Après cela, il avait choisi d’être historien : le récit historique apparaissant en même temps que les actes et les événements historiques proprement dits, comme disait Hegel, c’est un commun fondement interne qui les fait surgir ensemble. Le Maïdan, pour Bohdan Solchanyk, a commencé à Lviv. Mais à Kyiv, les Berkout se préparaient à un nouvel assaut, la place brûlait et il y avait déjà eu des tirs. Eh bien, il y est allé. Une vidéo le montre, le matin de sa mort, s’avancer sur la barricade et balancer un cocktail Molotov.

Quoiqu’il soit écœurant de résumer une vie de cette façon, et d’abord d’avoir à choisir parmi ces cent quatre visages, je tiens à écrire quelques-uns de leurs noms et à dire un peu qui ils étaient. Je regarde ceux qui ont le plus de rubans et cherche sur Internet, sur le Wikipédia ukrainien et les sites dédiés à leur mémoire. Le plus populaire, de loin, est Serhiy Nigoyan, pour qui les rubans s’enchevêtrent et descendent en une véritable barbe. Il avait vraiment une barbe, d’ailleurs, et c’était l’un des seuls. Très beau, de parents arméniens. Passionné de théâtre et de karaté, puis de politique vraie. Il se tient, souriant, devant une barricade épique faite de grands pieux. Face à la caméra, il récite un passage du « Caucase », poème de Chevtchenko, qui unissait ses deux pays :

« Gloire à vous aussi, montagnes bleues
Et toutes couvertes de glaces.
Gloire à vous, ô grands chevaliers
Vous que Dieu n’a pas oubliés.
Luttez, vous vaincrez ;
Dieu vous aidera !
Avec vous sont la vérité
La liberté sacrée, et la gloire !
 »

Le plus énergique, le plus chaleureux, il est le premier à tomber sous les balles. Arménien, le premier mort du Maïdan, à tout juste 20 ans. Mais lors de la grande contre-offensive de septembre 2022, en libérant l’oblast de Kharkiv, les soldats ukrainiens n’ont eu qu’à arracher une affiche de propagande russe collée sur un panneau autoroutier pour trouver, en-dessous, précisément les mêmes vers que ceux récités par Serhiy Nigoyan.

Vient ensuite Yevhen Kotliar. Cheveux longs, cernes noirs, un fort côté Marilyn Manson jeune. Mais il paraît qu’il était plutôt violoniste. Fondateur d’un mouvement écologiste, lui et son collectif grimpaient aux arbres d’une réserve protégée pour empêcher leur abattage – ce qui n’avait pas empêché la compagnie plus ou moins mafieuse de couper les arbres, avec les militants dessus. Il avait d’abord participé à l’Euromaïdan à Kharkiv, avant de débarquer à Kyiv avec une centaine de camarades après le passage à tabac des étudiants sur la place. Chaque nuit ou presque, il était de garde sur les barricades et, barricade lui-même, on peut le voir, avec un bouclier de fortune, tenter de protéger les autres sous le feu des snipers. Il va et vient sur le front pour en extraire les blessés… avant d’être lui-même atteint, le 20 février, par deux balles successives. Il avait 33 ans.

Serhiy Kemskiy : un petit bonhomme souriant, des lunettes de plongée relevées sur le casque, regard pétillant, un foulard noir à papillons blancs et les pouces dans les bretelles du sac à dos. Sur son nez en sang, un pansement d’urgence, suite à l’explosion d’une grenade. Ses camarades : « C’est déjà mieux que de perdre un œil ! » Kemskiy était indissociablement journaliste et militant, se présentant comme anarchiste ; déjà présent lors de la « révolution orange », fondateur de médias et de mouvements, et d’un site de conseils juridiques gratuits en ligne… Dans un de ses textes, il proposait de pérenniser le Maïdan en organisme de démocratie directe, d’instaurer un référendum d’initiative populaire et la révocabilité des fonctionnaires publics à tout moment. Le lendemain de la photo, il mène en première ligne la contre-offensive sur le quartier gouvernemental – et c’est en arrivant juste à l’entrée du Palais d’Octobre qu’il reçoit une balle dans le cou. À 32 ans. Comment ne pas être tenté d’imaginer ce que ce pays aurait pu devenir si des personnes comme lui, capables d’amorcer un changement en profondeur, suivant la dynamique de l’Euromaïdan, avaient survécu ? Je cherche sur Internet si l’« Institut des risques politiques et économiques », qu’il avait créé, existe encore – mais non. Et pas non plus le « Front Vert » de Kotliar. Une vie s’éteint et c’est tout un avenir qui meurt en germe.

Pareil pour Olexandre Kharpachenko, le surdoué du théâtre, mais aussi sauveteur militaire, tué à 26 ans sur les barricades. Un bouillonnement fabuleux de forces et de créativité, enseveli maintenant sous les misérables mots « personne joyeuse et positive »… Il était commandant d’escouade.

Je suis là à me plonger dans leurs vies pour n’en puiser que quelques mots, alors que l’immensité infinie du reste me file entre les doigts, pendant que les dames à cheveux orange viennent souffler sur les bancs, que les couples de jeunes passent en montant vers le parc, qu’une jeune femme marche lentement avec sa fille devant les portraits des héros, et que les lames du soleil balaient l’espace entre les nuages mouvants et l’orage qui se rapproche…

Olha Boura, handicapée mentale venue de son village près de Lviv, à 27 ans, pour aider à la cuisine du Maïdan et à l’entrepôt, ou bien à monter la garde, ou bien à desceller les pavés pour les utiliser comme projectiles. Nazari Voytovitch, le plus jeune de tous, 17 ans, l’âge de mon petit frère, venu participer depuis Ternopil et abattu le lendemain matin par un tireur d’élite. Tout ce qu’on peut savoir de lui, c’est que, selon ses camarades de classe, il connaissait très bien l’Histoire et parlait souvent des Cosaques ; « parfois plongé dans des pensées secrètes »… Andreï Dygdalovitch, lui, avait 40 ans, il travaillait dans la construction, il avait été militant antisoviétique depuis les années 1980, puis coordinateur de la « révolution orange » et pilier de l’Euromaïdan, jusqu’à ce qu’il se fasse abattre le 20 février, alors qu’il portait secours à un blessé.

Chacun d’eux, à titre posthume, a reçu le titre de Héros de l’Ukraine et a été décoré de l’Ordre de l’Étoile d’or, « pour le courage civique, le patriotisme, la défense héroïque des fondements constitutionnels de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté, et le service désintéressé envers le peuple ukrainien ». Leurs cercueils fleuris, leurs visages découverts vers le ciel, ont été portés à travers une foule d’une centaine de milliers de personnes, avant d’être enterrés avec les honneurs dans leurs villes natales respectives. Des discours ont été prononcés, des plaques commémoratives posées et des rues renommées en leur hommage. Des archives ont été réunies, des pages web mises en ligne pour chacun d’entre eux, des poèmes écrits sur certains, des vidéos et des films sur d’autres… Et dix ans après, en pleine guerre, les Ukrainiens viennent encore nouer des rubans aux couleurs du drapeau sous leurs portraits.

Et le mien, de ruban, à propos, où vais-je l’accrocher ? À l’un de ceux qui n’en ont qu’un seul. Les vieux, surtout. Au hasard, je choisis Anatoli Nitchiporenko. Des sourcils levés de hibou, le menton appuyé dans sa main. Né en 1947. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il avait été chauffeur de bus, qu’il travaillait depuis comme agent de sécurité dans une coopérative de garages. Qu’il avait deux filles. Et qu’il est mort, à 72 ans, après s’être fait frapper par un Berkout. Le reste est silence.

J’attache mon ruban. Après un temps, je me retourne. Les plateformes s’avancent en porte-à-faux sur la colline, vers la ville en face des portraits. Les châtaigniers brûlent à nouveau sous la lumière pressée par les nuages, et les longues feuilles crissent dans le vent. C’est pour cela, cette ville qui s’étend, libre et bienheureuse, qu’ils se sont battus et ont été tués. Que reste-t-il de chacun d’entre d’eux ? Une cicatrice d’or dans le cœur de leurs proches ; la colère et la fierté, impérissables puisqu’elles gardent comme un trésor ce visage et ces souvenirs. Pour chaque camarade, l’invisible marque de cette poignée de main qui, depuis lors, a pris valeur de serment. Et pour tous, cette étrange faculté qu’ont les morts de ne révéler qu’à partir de leur disparition ce qu’avait été cette vie et ce qu’elle signifiait, ce qui avait été dit, et signé par le sacrifice, de sorte que cette perte engage tout un monde et son jugement dans son drame et dans sa gloire. Tout, alors, se place et se charge de promesses, d’avertissements, dans le déploiement de cette vérité à travers le temps et l’espace. Déjà, toutes les odeurs se dégagent à l’approche de la pluie, celles de l’automne, de la terre fraîche et des feuilles mortes des châtaigniers. Des jeunes se rassemblent sur la plateforme, sous la bourrasque, amis, couples, nous nous appuyons comme à la proue d’un navire. Et demain, je serai à Kyiv.

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