Imagine-t-on le Journal des frères Goncourt, somme caustique de portraits au vitriol des figures du Paris littéraire, artistique et mondain de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, où toutes ces célébrités, grandes ou petites, auraient été évoquées sous leur seul prénom, jamais par leur patronyme ?

Cela eût donné Victor pour Hugo, Charles pour Baudelaire, Gustave pour Flaubert, et ainsi de suite pour chacun des membres de la tribu des Arts et des Lettres, du romantisme au naturalisme puis au symbolisme et aux prémices de la Belle Époque, tous passés sous le scalpel vipérin des Goncourt. Ils eussent été Honoré, Théophile, Charles-Augustin, cher à Donatien Grau, Georges, Hippolyte, Jules, Edouard, Arthur, Paul, Émile, Stéphane, Claude, Joris-Karl, Guy, tant d’autres encore. (Soit Balzac, Gautier, Sainte-Beuve, Sand, Taine, Michelet, Manet, Rimbaud, Verlaine, Zola, Mallarmé, Monet, Huysmans, Maupassant).

Tel est l’énigmatique procédé d’effacement du nom propre qu’emploie aujourd’hui Donatien Grau, dans son Autoportrait, pour nous vanter ses contemporains d’élection, écrivains, comédiens et artistes. Non content de « dénommer » ainsi sa vaste tribu d’amis, il n’est, plus paradoxalement encore, jamais question de lui-même dans cet Autoportrait.

Donatien, dont le prénom, parmi les plus beaux de tous, fait immanquablement écho à Sade, aurait-il moins d’affinité avec son nom, faute qu’il soit de la même exceptionnalité ? Enfonçons une porte ouverte : Grau s’entend gros. De fait, Donatien est impressionnant de taille et de volume, c’est un géant, il est de la famille du marquis de Dangeau, d’Alexandre Dumas, de Charles Thorndyke, d’Orson Wells, de Luciano Pavarotti, d’Alexandre Adler, aimables colosses frappés par le génie, ogres de vie irrésistiblement fascinants, alliant un corps massif qui prend d’emblée l’ascendant en société, aux feux les plus impressionnants des arts, des lettres et de la culture. Donatien, effaçant les noms des amis chers qu’il portraite ici, use-t-il de ce biais sous-jacent, pour, à dessein ou pas, faire élision de ce patronyme que son corps, lui, s’est approprié, et qui en fait un personnage haut en couleur dans le monde à l’atmosphère raréfiée de l’art et des musées qui est le sien, à Paris, Londres et New York ?

Mais il y a d’autres hypothèses.

L’hypothèse La Bruyère. Peignant moins des individualités que des archétypes, des caractères, l’artiste, le conservateur, le curateur, le modiste, l’intellectuel, peu importe leurs noms. Ou encore, Donatien postulant dans cet Autoportrait que « soi, c’est d’abord les autres », le détour de la constitution de soi par l’appropriation symbolique d’autrui s’apparenterait à une captation égotiste, un vampirisme caché, un altruisme amoureux à l’envers. Difficile de s’apparier à des noms illustres ; les prénoms font moins barrage.

Passons au texte. Cet ouvrage est de part en part un précis louangeur de Donatien envers ses compagnons de route dans sa propre traversée du siècle. Ce qui nous vaut une galerie existentielle de happy few plus talentueux les uns que les autres, que notre amphitryon a rassemblés à la manière de Cioran et de ses fameux Exercices d’admiration, et dont voici, quarante ans plus tard, une réplication aux mille et un visages.

Pour peu qu’il soit un vrai contemporain, cosmopolite de culture et d’esprit, ayant le goût des idées, friand de l’air du temps, le lecteur y reconnaitra aisément Georges Steiner, David Hockney, Marc Fumaroli, Hans Ultrich Obrist, Bernard-Henri Lévy, Tom Bishop, Philippe de Montebello, la libraire Colette, Yvon Lambert, Julian Schnabel, Azzedine Alaïa, Naomi Campbell.

Leurs titres à figurer dans ce Gotha de l’Intelligentsia étant supposés connus de ses éclectiques lecteurs, Donatien Grau ne s’attarde pas sur leurs œuvres, choisissant de sonder la mécanique de leur vie intérieure, les tours et les détours de leurs passions créatrices, leur vouloir farouche à devenir eux-mêmes, sous l’emprise du moteur mental qui les façonne et leur enjoint de déchiffrer toujours plus avant leur Moi, d’adhérer par leurs œuvres à leur Être, leur destinée ne les mènerait-elle pas forcément au port.

Modeste adepte moi-même des exercices d’admiration, m’autorisant d’un commerce entre nous deux vieux d’un demi-siècle, je me limiterai à évoquer ici le portrait de « Bernard » par Donatien.

Fort de son penchant pour Sainte-Beuve, qui, en bon positiviste, expliquait les œuvres par la vie de leurs auteurs et les déterminismes hérités du monde qui les fit naître, Donatien voit en « Bernard » un écrivain-célébrité dont la vie et l’œuvre ne se séparent pas, où tout coïncide, ses engagements, son allure, son ton, sa voix, son éthique, son esthétique. Vie trépidante, ami des princes de ce monde non moins que solidaire des damnés de la guerre, aventurier en défense des blessures de l’humanité, en lutte contre les silences du monde, corsaire des idées et des mots, « Bernard », vu par Donatien, est un contemporain capital, doublé d’un homme au pas rapide.

Je ne saurais en rien donner tort à Donatien. J’ajouterai à cette mosaïque de vie que « Bernard » est un moderne Pic de la Mirandole, qu’il a le pessimisme historique chevillé à la joie de vivre, qu’il possède le sens de l’épopée et qu’il a le sens de la grandeur.

Pour Donatien, à rebours de l’enfer sartrien que seraient les autres, « il faut assumer que soi, c’est d’abord les autres. » D’où cet Autoportrait.

A mon tour d’assumer que Gilles, c’est d’abord Bernard. Plus, ici ou là, quelques moindres Autres.