A l’écart du grand public, un oratoire est depuis plus de cent ans la lice peut-être la plus courue des autorités morales et intellectuelles du pays. L’une d’elles a le privilège, là, une fois l’an, de s’adresser à ses pairs devant un parterre d’égaux. Mieux fréquenté que les séances d’intronisation à l’Académie française, presque plus prestigieux que les leçons inaugurales au Collège de France, plus désirable que la Conférence du Stage pour les futurs ténors du barreau, plus statutaire que les conférences au Siècle ou à l’Interallié, ce lieu sans égal, où se tient, chaque automne, depuis 1902, un pèlerinage politico-littéraire en plein air, est la maison-musée d’Emile Zola à Médan, sur les bords de Seine, entièrement restaurée et augmentée d’une passionnante annexe sur l’Affaire Dreyfus. La conscience nationale et la République des Lettres doivent ce Mémorial vivant à la générosité de feu Pierre Bergé, dont on ne saluera jamais assez la philanthropie sans limite pour des maisons d’écrivains, des publications engagées, des causes humanitaires. La maison Zola est présidée aujourd’hui par un haut fonctionnaire, grand serviteur de l’Etat, Louis Gautier qui a repris le flambeau.
Sont venus, tout au long du vingtième siècle et du nôtre, rendre un hommage posthume au père des Rougon-Macquart et plus encore à l’auteur de J’accuse nombre de ceux qui auront compté sur la scène littéraire française, de Henri Barbusse, Emmanuel Berl, Paul Langevin, à Louis-Ferdinand Céline en 1933 – si, si, Céline, vous avez bien lu –, et Jules Romains, avant-guerre. Le défilé reprendra de plus belle en 1945, qui verra se succéder, année après année, Louis Aragon, Maurice Garçon, André Maurois, Jean Guéhenno, Maurice Druon, Claude Roy, Michel Butor, Robert Sabatier, Edmonde Charles-Roux, Jean d’Ormesson, Robert Badinter, Michel Tournier, Françoise Giroud, Claude Lanzmann, Jean Lacouture, Bernard-Henri Lévy, Jack Lang, Pierre Mendès-France, Jacques Chirac, François Hollande, tant d’autres et non des moindres, qu’il serait fastidieux de citer ici. Dernier venu, cet automne, à Médan, l’essayiste Alain Minc.
Avant d’évoquer les allocutions de Minc et de BHL, auxquelles j’ai assisté à onze ans d’intervalle, faisons une courte incursion dans ce pan d’histoire littéraire quelque peu oublié aujourd’hui que fut la venue de Céline en 1933. Le Voyage au bout de la nuit vient de rater de peu le Goncourt, mais Céline, du jour au lendemain, est partout célébré. Sa plongée révoltée dans la détresse humaine ferait-elle de lui un nouveau Zola, un épigone prêt au combat pour un monde meilleur ? La relève est-elle là ? Aragon va jusqu’à lui proposer de se rapprocher des communistes. Céline, Eugène Dabit, Henry Poulaille, Louis Guilloux, Panaït Istrati, même combat ? Le Proletkult à la française, la littérature prolétarienne à la sauce Céline, ah oui ? Le malentendu est complet. Céline à Médan va mettre les points sur les i.
Son intervention devant le gratin littéraire de l’époque et un bataillon de mondain(e)s attiré(e)s par la réputation sulfureuse de l’orateur, porte en sous-titre : « Les hommes sont des mystiques de la mort dont il faut se méfier » D’entrée de jeu, on est aux antipodes du naturalisme social de Zola, auquel Céline rend hommage du bout des lèvres, avant, très vite, de virer au prophète du désastre et de s’engouffrer dans la nuit des hommes, à la veille, dit-il, d’une immense déroute. C’est une véritable douche froide qui s’abat sur les présents. Céline représente que la première guerre mondiale a ruiné l’optimisme zolien et la croyance au progrès ; que la Science a produit la barbarie technicienne et la mort industrielle ; que la marche vers l’égalité et l’émancipation des masses populaires est un mythe ; que la religion de l’humanité est morte dans les tranchées, que l’unité du genre humain relève de la fiction, pour ne pas dire plus.
Les hommes, les peuples, dit-il, sont habités par l’instinct de mort, un désir de néant est profondément installé en eux. Céline parle ensuite de l’Exposition universelle de 1900 à Paris : « Des pieds surtout, des pieds partout et des poussières en nuages si épais qu’on pouvait les toucher. Des gens interminables, défilant, pilonnant, écrasant l’Exposition, et puis ce trottoir roulant qui grinçait jusqu’à la salle des machines, pleine pour la première fois, de métaux en torture, de menaces colossales, de catastrophes en suspens. La vie moderne commençait. »
« Nous voici parvenus, conclut Céline, au bout de vingt siècles de haute civilisation et cependant aucun régime ne résisterait à deux mois de vérité, la société marxiste aussi bien que nos sociétés bourgeoises ou fascistes. L’homme ne peut persister, en effet, dans aucune de ces formes sociales entièrement brutales, toutes masochistes, sans la violence d’un mensonge permanent de plus en plus massif, répété, frénétique, “totalitaire”. Privées de cette contrainte, elles s’écrouleraient dans la pire des anarchies, nos sociétés. Hitler n’est pas le dernier mot, nous verrons plus épileptique encore, ici, peut-être. »
Fermez le ban. L’assistance, comme saisie, abasourdie, applaudit à retardement du bout des doigts. Tous s’imaginent Zola se retournant dans sa tombe.
Sa mission de dessillement des trop sages, trop confiants adeptes de Zola accomplie, le bon docteur Destouches regagne sa banlieue-déshéritée et ses patients miséreux. La dérive vers l’antisémitisme, déjà amorcée dans sa pièce l’Eglise, est pour bientôt.
Pour en finir avec l’apostrophe crépusculaire de Céline à Médan – son invitation fut une vraie erreur de casting –, rappelons deux maximes de son cru. Elles disent, à la façon vénéneuse du misanthrope qui tient la langue des puissants et des heureux du monde en horreur, que l’homme est une cause perdue : « Le prolétaire et le bourgeois ? l’avant et l’après du même salaud. » et la plus connue : « L’amour, c’est l’infini à la portée des caniches. »
On ne présente plus Alain Minc, fils d’émigré juif communiste, conseiller éclectique du monde des affaires depuis des décennies, visiteur du soir dans les palais élyséens, essayiste tous azimuts, touche-à-tout intellectuel de talent, honnête homme à l’ancienne, un passant dans le siècle et un témoin engagé, inventeur à vie du cercle de la raison et de la mondialisation heureuse.
A Médan, Minc parle du Zola de son enfance communiste comme d’un monument à la gloire du monde ouvrier, une illustration des conflits de classe, une dénonciation de la misère, une critique virulente de la bourgeoisie. L’âge venu, c’est L’Argent qui remplit d’admiration ce familier des milieux d’affaires et des grands capitalistes modernes. « Tout y est juste, rien n’a changé depuis le second Empire. La folie des acteurs, leur addiction sans limite au profit, leur incapacité à se brider, leur perte de repères moraux, leur indifférence aux autres. C’est ce que Keynes appelait les instincts animaux du capitalisme. »
Outre le romancier de la comédie et de la condition humaines, qu’il égale à Balzac, Minc, négligeant quelque peu au passage Destutt de Tracy, Lamartine, Arago et plus encore Victor Hugo (sans même parler de Voltaire et Rousseau), attribue à Zola d’avoir inventé la figure de l’intellectuel engagé, mais déplore, sans citer La trahison des clercs de Benda, qu’il ait été si mal suivi, léninisme puis stalinisme obligent, excepté de quelques belles âmes individualistes de la trempe d’un Marc Bloch, l’auteur de L’étrange défaite, historien, résistant, fusillé par les Nazis. A son exemple lumineux, nous dit Minc, pas besoin, pour s’engager, d’adhérer à une idéologie, toujours grosse de dévoiements criminels. Une seule boussole suffit. La boussole morale. (Je me permets d’être d’accord. Enfin presque.)
L’adresse de BHL fut l’occasion de mon premier pèlerinage à Médan. Il y a onze ans. A la différence de la plupart des orateurs quasi-apostoliques de Médan qui, années après années, reprennent fidèlement les leçons politiques et morales du Zola de J’accuse ! pour dire leur éternelle actualité, nourrir les combats toujours recommencés contre la bêtise humaine, l’intolérance, l’antisémitisme, l’oppression, la tyrannie, Lévy, lui, choisit, en écrivain qu’il est, de parler « métier » à propos de Zola, de décrypter son art du roman.
Loin de reprendre à son compte la doxa qui fait de Zola un praticien du déterminisme social, qui appliquerait les lois du darwinisme, des mutations, de la sélection et de l’hérédité, à tous ses personnages, loin d’en faire un vivisectionniste qui appliquerait à la littérature la méthode expérimentale chère à Claude Bernard, BHL montrait que Zola n’est pas ce scientiste béat en littérature que les contemporains ont trop souvent cru, mais un artiste polyphonique qui embrasse tous les genres, multiplie les focales, fait alterner les voix, les points de vue, saisit un personnage tantôt de l’intérieur, tantôt de l’extérieur, bref qu’il invente peu ou prou le roman total. Zola le premier parle des corps, du sexe comme part maudite mariant Eros et Thanatos, met en scène la nuit des instincts. Il est un penseur de l’horreur d’un monde structuré à la perte, un explorateur du fond noir des sociétés humaines, le philosophe schopenhauérien d’une humanité clouée au sol, à jamais désolée, le romancier en guerre contre le romantisme, qui dit la folie des foules à l’âge totalitaire, le désespéré qui sait, comme le lui prêtera Céline, que « la rue des hommes est à sens unique et que la mort y tient tous les cafés. »
Avait lieu à Médan, quatre-vingts ans après le coup de force célinien à domicile contre l’humanisme zolien, un second coup de force qui rendait à Zola écrivain toute sa force et sa violence éruptive.