Henri Langlois, le patron mésopotamien de la Cinémathèque tel qu’il se caricaturait lui-même, Georges Sadoul, grand historien du cinéma, Gilles Jacob trente ans durant à la tête du Festival de Cannes, Marin Karmitz, le créateur du circuit de salles Mk2, dont on rend compte ici du cinquantième anniversaire : chacun aura été, dans sa partie, le cinéma fait homme. Aux marges des métiers du septième art, artisans de haut vol, ils ont été des acteurs-clé et les garants de son indépendance. Ils ont pensé, œuvré, fait en sorte en amont qu’il soit autre chose, au pays des frères Lumière, qu’un divertissement populaire bon marché, un objet de commerce, mais d’abord un miroir de la condition humaine, un regard et une intervention sur le monde, une recherche de la vérité, à l’égal de la pensée, des idées. Ils ont fait en sorte que le Cinéma soit tenu pour un art majeur, non moins que la littérature et les beaux-arts.

Dans ce quatuor d’exception, Marin Karmitz occupe une place à part. Véritable enfant du siècle, il a vécu l’histoire en première ligne, de l’avant-guerre à aujourd’hui. Et il aura été, en matière de cinéma, comme Libération en matière de presse ou Ariane Mnouchkine pour le Théâtre, l’un des rares héritiers au long cours de l’esprit de mai 68.

Raconté par Antoine de Baecque, dans l’impeccable biographe Marin Karmitz, une autre histoire du cinéma, le héros de ce livre naît à Bucarest en 1938 dans une riche famille juive d’importateurs de produits pharmaceutiques, tandis que le pays bascule dans la dictature d’Antonescu et les pogroms, au point que l’enfant Karmitz se retrouve un jour avec un pistolet sur la tempe pour révéler aux assassins en uniforme où sont cachés ses parents. Il en réchappe, passe toute la guerre dans leur villégiature des Carpathes sans autre avanie, tandis que la chasse aux Juifs partout ailleurs fait rage en Roumanie, à commencer par le pogrom de Iasi, en juin 1941, (relire à ce sujet Kaputt de Malaparte, et les Mémoires d’un antisémite de Gregor von Rezzori).

A l’avènement du communisme, en 1947, les Karmitz choisissent de quitter cette terre décidément maudite. Abandonnant tous leurs biens derrière eux, ils s’embarquent sur un bateau bourré de réfugiés, qui, partout indésirable, erre d’Istanbul à Haïfa et Alexandrie, avant de finir par rallier Marseille. Dix-huit mois à Nice, la France est douce à ces immigrés²privilégiés. Puis c’est Paris, bientôt les beaux quartiers, entre un père mutique qui a refait fortune et une mère viscontienne qui bovaryse avec son fils qu’elle amène chez ses amants. Études au lycée Carnot, découverte de la littérature française puis du marxisme ; le jeune Karmitz en révolte contre son milieu adhère à la cellule communiste du lycée en guerre contre la guerre en Algérie, bientôt dissoute pour fractionnisme par Jeannette Vermeersch en personne. Chez ce solitaire-né, la politique fut sa première famille d’adoption. Le Cinéma sera la seconde.

« J’ai choisi le cinéma parce que j’étais incompétent ailleurs. Je dessinais mal, je ne savais pas écrire, je n’avais pas l’oreille musicale, j’étais piètre acteur. »

Karmitz intègre donc l’IDHEC en 1957, en sort deux ans plus tard, milite dans le réseau Jeanson d’aide au FLN algérien, se fait réformer pour ne pas partir en Algérie, devient l’assistant d’Agnès Varda sur Clio de 5 à 7, en 1961, puis sur Bande à part et Vivre sa vie, de l’insupportable Godard. Au contact de ces deux phares de la Nouvelle Vague, il apprend à désapprendre ce qu’on lui avait enseigné à l’IDHEC. Souhaitant, comme ses aînés de la Nouvelle Vague, voler de ses propres ailes, il crée MK Productions en 1963, qui financera quinze courts-métrages en trois ans, de divers cinéastes en herbe dont lui-même, avec Un jour à Paris.

1964. Karmitz tourne un court-métrage sur l’alcoolisme, Nuit noire Calcutta, chez Marguerite Duras à Trouville, qui en tirera un livre, sans jamais lui en reconnaître la paternité. Il enchaîne avec Comédie de Samuel Beckett où en vingt minutes trois comédiens récitent un texte en accéléré, entrecoupé de noirs et de silences tout aussi abrupts. Ce brûlot sur l’irréalité du langage déclenchera une bronca homérique à l’ouverture du Festival de Venise de 1966. Suit une année de beuveries rituelles au whisky entre Beckett et Karmitz.

1967. Il tourne son premier long-métrage, Sept jours ailleurs, qui sera un échec en salle. Mais le Marin Karmitz cinéaste est sur le point de naître.

Arrive la divine surprise de Mai 68. Karmitz est de toutes les manifestations entre deux A.G. aux états généraux du Cinéma, qui décrètent la grève des plateaux. Il y propose, en compagnie de Chabrol, que le Cinéma devienne un service public gratuit ! La réforme utopiste du cinéma français n’aura pas lieu. Les tournages reprendront bientôt comme avant.

Commence la période révolutionnaire de Karmitz cinéaste, qui adhère à la Gauche Prolétarienne maoïste, en 1969, sous la houlette de Benny Lévy et Olivier Rolin.

« Ouvrier de cinéma », Karmitz va tourner deux films, Camarades (1970) et surtout Coup sur coup (1972) devenu aujourd’hui légendaire : cent ouvrières du textile occupent leur usine, séquestrent leur patron, jouant elles-mêmes leur propre rôle. Le film sera projeté un peu partout en France de façon militante, ciné-clubs, MJC, de même que dans nombre de festivals étrangers.

Dans la foulée de ce succès, Karmitz se lance dans des projets de cinéma révolutionnaire, qui, bizarrement, vont tous échouer l’un après l’autre et l’amener à renoncer à la réalisation.

La série noire commence avec l’affaire de Bruay-en-Artois en 1972, où une adolescente a été assassinée. En plein pays minier, la vindicte populaire accuse le notaire du village, dont la propriété jouxte le lieu du crime. L’extrême-gauche et une fraction de l’intelligentsia parisienne réclament un tribunal populaire pour en finir avec la « justice de classe ». Marin Karmitz, sur place, écrit un scénario. Sollicitée, Simone de Beauvoir vient à Bruay, rencontre les femmes de mineurs, écrit un synopsis qui met en scène deux héroïnes, que Karmitz propose à Simone Signoret « dans la piscine de la Colombe d’or à Saint-Paul de Vence ». Le fossé entre ces deux univers, le monde des prolétaires et le monde intellectuel, est trop grand ; le projet est abandonné.

Aller au peuple, faire peuple n’abolit pas les barrières de classe. Il y faut une lente immersion, telle que la racontera Robert Linhart dans L’Etabli.

Mêmes échecs avec un projet sur un crime raciste à Paris, puis un second sur le pape italien de l’anti-psychiatrie, Franco Basaglia, et enfin sur une déportée juive rescapée d’Auschwitz, proche des Brigades rouges en Italie et de la bande à Baader en Allemagne.

Un dernier échec en 1978, sur un sujet en partie autobiographique, va ancrer le cinéaste dans un silence cinématographique de plus en plus définitif. Les fruits de la passion eût été une trilogie féminine tournée en Roumanie, en Israël et en France, avec pour interprètes – excusez du peu – Romy Schneider, Jane Fonda, Simone Signoret. Le film, pourtant, ne se fera pas.

« J’ai arrêté là mes tentatives personnelles de faire du cinéma. Ne plus faire de de film en mon nom a été une souffrance très grande. »

Ce renoncement reste d’autant plus énigmatique que Marin Karmitz qui tirait le diable par la queue à ses débuts, quand il faisait des films, va aller de succès en succès dans la production, la distribution et l’exploitation de films. Et ses acquisitions de catalogues de films anciens et leur restauration font de Mk2 un conservatoire de pointe du septième art. Sa réussite financière sera telle qu’il finira par figurer sur la liste des plus grandes fortunes françaises. Le monde du cinéma n’a, depuis longtemps, plus grand-chose à lui refuser. Faire des films, quel qu’en soit le coût, eût été pour lui un jeu d’enfant. Il n’en a rien été.

Un second Marin Karmitz va naître de cette étrange désertion.

Les grands distributeurs ne voulaient pas de ses films révolutionnaires ? Qu’à cela ne tienne, il ouvrirait un jour des salles à lui.

1974. S’ouvre le premier Quatorze juillet à la Bastille. Avec tous les succédanés ouverts à Paris en vingt ans jusqu’au navire amiral à l’ombre de la BNF sur les quais de Seine, les Mk2 prendront peu à peu la relève des centaines de petites salles parisiennes de quartier chères à Eddy Mitchell, laminées par l’irruption de la télévision et l’ouverture des multiplexes des majors françaises et leur monopole de distribution. Domination au profit des blockbusters américains, contre lesquels Karmitz avec sa politique d’éditeur de films d’auteur, soutenu par Jack Lang et quelques autres, va ferrailler avec succès, jusqu’à ce que, l’âge venu, il passe la main à ses deux fils.

Côté production et/ou distribution, le bilan de cet outsider aux marges du Cinéma français est sans appel. Mk2 a produit ou co-produit Jean-Luc Godard (Sauve qui peut la vie), nombre de films de Claude Chabrol, Alain Resnais (Mélo), Jerzy Skolimowski (Travail au noir), Louis Malle (Au revoir, les enfants), Pavel Lounguine (Taxi Blues), Yilmaz Güney (Yol, la permission), les frères Taviani (Padre Padrone), Krzysztof Kieslowski (Bleu, Blanc et Rouge), Abbas Kiarostami (Le vent nous emportera), Gus Van Sant (Paranoid Park), j’en passe et non des moindres.

Passeur solitaire, cet humaniste pessimiste, ex-révolutionnaire qui a renoncé à changer le monde, se consacre désormais à une collection de photographies noir et blanc qui, toutes, disent la fraternité humaine.

« On a échoué » dit-il parfois à ses camarades de l’époque, pensant aux rêves de leur jeunesse.

Certes, la nostalgie d’un monde meilleur n’est plus ce qu’elle était.

Mais elle est toujours là.

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