Outre la grande rétrospective sur le Surréalisme à Beaubourg avant fermeture, outre les Picasso cubistes de la Fondation Berggruen à l’Orangerie, outre les chefs d’œuvre de Caillebotte au musée d’Orsay, on ne saurait trop recommander aux amoureux de l’Art l’exposition au petit musée du Sénat d’une peintre brésilienne, Tarsila do Amaral, qui, au siècle dernier dans les années 20, révolutionna la représentation et l’image du Brésil à l’aube de son entrée dans la modernité.

Un peu d’histoire. A peine finies la guerre mondiale et ses saignées monstrueuses honnies par une génération perdue qui ne rêve que d’oubli, de ruptures et de fêtes, les Années Folles commencent. En janvier 1922, s’ouvre un bar-cabaret qui va faire fureur dans la Nuit parisienne, Le Bœuf sur le toit, ainsi nommé d’après une samba du carnaval de Rio, mise en musique par un jeune musicien français revenu de là-bas, Darius Milhaud, et mise en scène par Jean Cocteau à la Comédie des Champs-Élysées avec un vif succès dès 1920. En février 1922, sept musiciens noirs, les Batutas, rois de la samba, venus de Rio, se produisent six mois durant au Shéhérazade, un dancing du Faubourg Montmartre, au grand dam de la presse bien-pensante de Rio, déchainée contre cette musique de nègres, qui donnerait une image déplorable du Brésil. Le Brésil de l’Ordre et du Progrès, selon la devise ornant le drapeau national et inspirée du positivisme d’Auguste Comte.

Décembre de la même année 1922, un intellectuel brésilien, Oswald de Andrade et sa compagne peintre, Tarsila do Amaral, rallient Paris et se lient sur le champ avec l’avant-garde artistique et littéraire d’après-guerre. Intrigué puis séduit, le Paris noctambule et celui des artistes se met bientôt à l’écoute du Brésil. Un nouveau pays surgit, envoûtant, en mouvement perpétuel, l’âme aventurière et futuriste. Bien loin du Brésil post-colonial à l’européenne d’alors.

Les choses avaient débuté en février 1922, centenaire de l’indépendance du Brésil, à São Paulo, la ville pionnière sans passé, face à Rio, l’héritière défraîchie des temps coloniaux et de feu l’Empire d’opérette de Pedro II. Une Semaine d’art moderne se tient au Théâtre municipal. La manifestation fait scandale. Un groupe d’intellectuels et de polémistes en colère, Mario et Oswaldo de Andrade en tête, alliés à de jeunes artistes, dont la peintre Tarsila do Amaral, des musiciens, dont un certain Villa Lobos, rompent des lances, pleins de fougue et d’idées nouvelles, avec le Brésil officiel et sa culture fossilisée d’importation. Les mots d’ordre modernistes fusent : expressionnisme, néo-cubisme, tropicalisme, indigénisme, indianisme, primitivisme, pensée sauvage, fantastique magique, onirisme, tellurisme, Afro-Brésil, érotisme. On dénonce la gloire factice d’un Brésil bienheureux, sans nègres, sans ouvriers ni pauvres. On appelle à « créer des mots qui meurent d’envie de musique », des images, une musique capables de dire enfin le Brésil des profondeurs, et qu’il convient de « déguster comme une pâte d’arachide chaude et savoureuse. »

Trois ans plus tard sort un Manifeste, Pau Brésil, suivi d’un autre en 1928, le fameux Manifeste anthropophage, tous deux d’Oswaldo de Andrade, qui prône avec une belle véhémence la dévoration de la culture européenne par la nouvelle culture brésilienne enfin sortie des limbes, avec ses mille métissages, ses mille métamorphoses. Contre le désir d’Europe des élites blanches traditionnelles, se dresse le désir d’un Brésil brésilien au sein de cette cohorte aux penchants révolutionnaires, qui se targue d’exprimer l’âme véritable de la nation multiraciale et ses mille racines revivifiées par un modernisme sans failles, aux audaces tissées de rêves, de fièvres et d’énergie primale (la même sève puissante, à trois décennies de là, donnera Brasilia).

Ces Modernistes qui mettent leur pays à l’heure des avant-gardes européennes sont les enfants naturels d’un Brésil plus vivant et plus vrai que le Brésil à l’européenne. Ils expriment un Brésil populaire, neuf, festif, revendiquant sa place au banquet du monde, appelé à donner une image optimiste, lyrique, conquérante du Pays du futur.

Paris est une fête, écrivait à l’époque Hemingway. La fête parisienne dans l’entre-deux-guerres va être, pour partie, brésilienne.

Fin 1922, à peine devenu la coqueluche de l’avant-garde brésilienne, le duo Oswald de Andrade-Tarsila do Amaral débarque dans un Paris en plein rejet du passé qui conduisit à la boucherie de 14-18. Paris est plus que jamais l’endroit où « tout se passe », où tout s’invente. L’intelligentsia et les milieux artistiques en grande révolution intellectuelle et esthétique, réservent, on s’en serait douté, le meilleur accueil aux impétrants. Pensez donc : les Arts et la littérature conçus comme une vaste anthropologie spontanée, plus le surréalisme magique, plus Freud et l’ethnologie indigéniste. Avec, en prime, la samba tropicale et la Saudade ! Cela changeait des froides spéculations sorbonnardes, comme des sévères orthodoxies des adeptes de la Révolution permanente.

Juin 1923, l’ambassadeur du Brésil à Paris, francophile, grand libéral et grand mondain, Souza Dantas, qui entend ne rien manquer des modes qui naissent dans le chaudron parisien ou viennent s’y faire adouber, réunit Oswald de Andrade, Tarsila do Amaral et le poète Sergio Millet dans un banquet littéraire à Paris, où se côtoient les Modernistes brésiliens, « ces sauvages très civilisés » comme le dira l’un d’eux, et leurs parrains français, Blaise Cendras en tête, le poète Jules Supervielle, les peintres André Lhote et Fernand Léger, Darius Milhaud, Paul Morand et quelques autres.

Grand seigneur en frac et chapeau haut de forme lors des cérémonies officielles, au point qu’on le dirait rescapé de la Belle Époque, Souza Dantas accueillera avec le même détachement amusé et bienveillant chanteurs, orchestres, danseurs, artistes, écrivains d’avant-garde, qui vont faire de Paris une scène brésilienne endiablée tout au long de l’entre-deux-guerres.

Telle est l’image que Tarsila do Amaral donne du Brésil dans sa peinture au style faussement naïf : une terre d’avenir enceinte d’une nouvelle culture mariant le passé populaire brésilien et l’esthétique moderniste.

Cette grande dame aristocrate passée à mi-vie au communisme (ce ne fut pas là le meilleur de son art) vous donne rendez-vous au Sénat pour un moment de saveur et de cœur au Brésil.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*