C’est un album assez magistral que vient de nous offrir, artiste lui-même, un passeur en images de quelques-uns des monstres sacrés de l’art et de la littérature au vingtième siècle.

Cet album est consacré au peintre Nicolas de Staël, feu follet génial, qui s’est suicidé en 1955 à l’âge de 41 ans, en se jetant d’une fenêtre de son atelier proche du musée Picasso à Antibes, où il sera exposé l’été d’après sa mort.

Biographe iconoclaste et éclectique, chroniqueur-bédéiste hors pair, Stéphane Manel, à qui l’on doit, entre autres pépites, d’avoir illustré Proust puis Francis Bacon (là, avec Franck Maubert au poste de l’écriture), s’est glissé en solo par le dessin, la plume, les couleurs et les mots, dans les tableaux, les amours, la vie même de Nicolas de Staël. Un Nicolas de Staël qu’il ressuscite en direct sous nos yeux, de sa naissance à Saint Pétersbourg en 1914 à sa mort antiboise. Avec une empathie et une virtuosité dans le mimétisme absolument stupéfiantes, et parfois-même magiques, qui eussent laissé Nicolas de Staël pantois. Autoportraits, silhouettes de l’artiste aux ailes d’ange saisies d’un trait rapide, choses du quotidien, demeures-atelier du Lubéron, voyages automobiles jusqu’en Sicile, paysages méditerranéens, grandes mises en scène picturales, femmes follement aimées, Jeannine, Françoise, Jeanne : l’intéressé n’eut pas fait mieux sur sa propre personne que ce récit en images et en mots – les faits rapportés seraient-ils parfois non-avérés – de sa vie de météore de deux mètres de haut, à la poursuite de l’infini (alias le fameux cassé-bleu), pinceau en main, jusqu’au crash final.

Star des années d’immédiate après-guerre, Nicolas de Staël invente un art à la frontière de l’abstrait – qui triomphe alors – et de la représentation, qui, comme il le dit avec humour, lui vaut d’échapper au « gang de l’abstraction avant ». Une invention qui fascine ses contemporains et lui vaut l’amitié de Braque, de René Char (dont Staël grave sur bois son Poème pulvérisé), d’Aragon, les suffrages de Matisse, plus tard de Godard et tant d’autres. De Staël disait de lui-même : « Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous les apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. »

Qui ne connaît ses prodigieux footballeurs du Parc des Princes (1952), Agrigente (été 54) ou encore Le Concert, une toile de six mètres sur trois et demi réalisée la veille de son suicide en mars 1955 ?

Jeanne, sa maîtresse, refusant de quitter son mari pour lui, Staël renvoie à celui-ci les lettres reçues d’elle, avec ce commentaire : « Vous avez gagné », rentre à Antibes et se défenestre.

Voici deux hommages posthumes parmi tant d’autres :
« Nicolas paraissait toujours à la recherche d’une âme et d’un corps (…) Sa pensée n’obéissait à aucune logique ; ce qu’on peut en saisir ressemblait à des flammes jaillies de la nuit la plus profonde. » (Guy Dumur)

« Et toi ne sachant pas où fuir, Nicolas de Staël dénouant les nœuds fourbes qui nous ligotent et n’osant les couper ni les arracher trop vite à cause d’un regret sentimental pour la bonne prison terrestre. » (Jean Cocteau)

De Staël aura peint 266 tableaux en 1953, et 114 tableaux de novembre 1954 au printemps fatal de 1955.

Quels sont les peintres qui ont choisi la mort ? Lutter par la peinture contre le néant qui les hante, aller plus vite qu’elle, la prendre de vitesse en multipliant les œuvres, jour après jour dans une course épuisante, tous ont devancé l’appel. Van Gogh, le suicidé de la société selon Antonin Artaud, se révolvérise à Auvers-sur-Oise en 1890. Rothko se tue à New York en 1970. Bernard Buffet se tire une balle dans la tête en 1999. Ben, le facétieux Niçois, le ludion des mots en blanc sur un fond noir, met fin à ses jours cette année, ne voulant pas survivre à sa compagne de toute une vie. Modigliani et Basquiat se sont à tel point détruits par l’alcool et la drogue qu’on peut considérer qu’il s’agit là d’une variante du suicide.

Mais comme l’écrira René Char de Nicolas de Staël, « ce qui importe, c’est son œuvre en fin de compte. Elle est très belle, souvent frappée du marteau des lueurs. Une royauté fracassée s’y laisse apercevoir. »
Le livre-album de Stéphane Manel reflète très exactement cela.
Nicolas de Staël : une royauté fracassée.


Exercices de Staël, Stéphane Manel (texte et dessin), Éditions Seghers, 26 septembre 2024.

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