Les Ukrainiens ont donc déplacé leur Noël, mais pas la fête de Pâques, qui continue à avoir lieu le 5 mai selon le calendrier orthodoxe. Cette fête, c’est un mois de préparation pour la grand-mère de Dasha, afin de présenter, sur la table du repas de famille, la redoutablement vaste gamme des plats traditionnels. La scène a lieu dans son petit appartement, tapissé non seulement par terre mais aussi sur les murs, au quatorzième étage d’un bâtiment soviétique en parpaings à l’extrémité nord de Kyiv (vue grandiose sur la forêt, minée et hantée par les batteries antiaériennes). Les parents nous rejoignent, nous nous mettons à table. C’est d’ordinaire, m’a dit Dasha, un moment sinistre : trois quarts d’heure de mastication ininterrompue et sans droit de parler, pendant que la télé, dans le coin aux icônes, chuchote un film d’action… Mais pour moi l’intrus, cerné par trois générations d’Ukrainiens – dont une seule, Dasha, est plus jeune que l’Indépendance –, il est hors de question de me laisser mâchouiller par le silence, et je cherche par où commencer. Dasha est prête à traduire. 

Pâques (et la religion) en Ukraine

Je demande à la grand-mère :

– Est-ce que vous fêtiez Pâques, sous l’URSS ?

– Oui, toujours.

Laconisme typique. Il faut insister :

– Même quand, comme vous me l’avez raconté, il était plutôt mal vu d’être croyant ?

Elle parle cette fois bien plus longtemps, se met à rire en racontant une histoire. Dasha synthétise (ce qu’elle fera, traduction oblige, plus ou moins systématiquement) :

– Oui, c’était mal vu, comme une mauvaise habitude. En ville, les églises étaient tantôt fermées, tantôt rouvertes, mais au village, là où elle a grandi, les gens continuaient à être croyants comme depuis toujours. Enfant, ses parents l’emmenaient de nuit à l’église pour les grandes célébrations. Mais à l’école, on leur répétait que ce n’était pas bien – surtout la directrice. Ce qui est drôle, c’est que l’église était juste en face de l’école, et qu’elle, la directrice, habitait dans l’école, de sorte qu’elle pouvait les voir se rendre à l’église avec leurs familles pour l’office de Pâques. Le lendemain, furieuse, elle leur passait un de ces savons !…

La grand-mère en rit encore.

– Donc il y avait une sorte de séparation, entre d’une part les enfants et leurs familles, généralement religieux, et d’autre part les professeurs, les fonctionnaires, etc. ? Essayaient-ils de prêcher contre la religion ?…

– Non, il n’y avait pas vraiment de séparation, les gens étaient tous les mêmes. Le fait est qu’être croyant, de façon privée, c’était toléré, mais aucune responsabilité n’était accessible si l’on n’était pas pleinement conforme à l’idéologie du Parti, par exemple si l’on pratiquait une religion.

Le père, en riant :

– On nous disait : « La religion est l’opium du peuple. »

– Oh mon Dieu ! rit la grand-mère en confirmant. Mais il n’y avait pas à proprement parler d’enseignement contre la religion, non.

La propagande

– Y avait-il des leçons de marxisme, alors ? À propos de l’idéologie communiste ?

– Non, répond seulement la grand-mère, en secouant la tête. Rien.

Le père, fils de la grand-mère (au-dessus de lui, dans le coin du tapis, une photo de lui bébé), entre dans la conversation[1] :

– Non, il n’y avait pas de cours d’idéologie, mais il y avait des cours d’Histoire, et cette Histoire était en réalité faite d’idéologie.

La grand-mère :

– Par exemple, à propos de la fraternité entre les peuples russe et ukrainien. On nous disait que les Russes étaient nos grands frères…

– À l’université, reprend le père, il y avait bien plus d’idéologie. À l’école, c’était surtout de l’Histoire, mais à l’université, c’était l’idéologie pour de vrai, la propagande communiste.

– Et à cette époque, les étudiants étaient d’accord avec ça ?

– Globalement, oui. Pas tout le monde, certains n’y croyaient pas et critiquaient, mais la plupart d’entre nous étaient « OK » avec ça. C’était moitié-moitié, je dirais. Mais en tout cas il n’y avait pas de vraie protestation, pas de vrais « révolutionnaires ».

– C’était quand, exactement ?

– Hum… autour de 1987[2]. Personnellement, j’essayais d’écouter d’autres médias que ceux de l’État, par exemple Radio Svoboda [Radio Liberty, financée par les USA durant la guerre froide]. Et je suppose que d’autres faisaient pareil. Mais tout le monde continuait d’écouter la propagande officielle, et d’y croire. Et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous, nous comprenons comment les Russes se sont fait complètement laver le cerveau à propos de la guerre. Nous aussi, sous l’URSS, tous les soirs à neuf heures pile, nous regardions tous la même émission à la télé, c’était comme une tradition, et l’on gobait en bloc tout ce que pouvait raconter cette émission de propagande… Les Russes ont toujours la même émission et ils n’ont pas changé, ils croient toujours tout ce qui y est dit comme l’absolue vérité. 

Des « peuples-frères » ?

– Par exemple, à propos de l’idée d’une fraternité entre les peuples russe et ukrainien : quand avez-vous réalisé qu’en fait il y avait une différence, une séparation entre les deux, et que cette idée de peuples-frères était un mensonge ?

La grand-mère :

– Durant le Maïdan, en 2014. Avant cela, nous vivions bien les uns avec les autres, nous étions voisins, oui, nous étions frères, il n’y avait pas de grande différence… Mais après le Maïdan, non, c’était fini ; à partir de là, nous étions définitivement ennemis !

Le père :

– Il y a toujours eu une différence, nous étions deux peuples distincts… mais voisins, de toute façon. Après le Maïdan, on a vu le vrai visage de la Russie, on a vu que la Russie était une véritable ennemie, et qu’ennemis, nous l’étions depuis toujours.

La nation ukrainienne

Dasha me raconte qu’en effet, à ce moment-là, il a commencé à parler énormément d’Histoire, à regarder beaucoup d’actualités et à haïr les Russes… Je reprends sous un autre angle :

– L’organisation dans laquelle Dasha et moi sommes bénévoles, Repair Together, a invité l’autre soir un professeur de philosophie pour une conférence sur les relations entre littérature et construction de la nation. Il répétait : « Les nations, ce sont des récits, des narratifs », et que la nation ukrainienne s’était bâtie d’abord à travers la littérature, des poètes nationaux tels que Chevtchenko. Qu’en pensez-vous ?

La grand-mère :

– Dans le temps, il y avait beaucoup de littérature ukrainienne à l’école, mais c’était enseigné avec la littérature russe.

– Non, pas beaucoup ! corrige le père.

– Si, beaucoup !

– Alors, à mon époque il y en avait beaucoup moins.

Dasha me chuchote que peut-être, « beaucoup », pour elle, se rapporte surtout à son ennui durant les leçons… La grand-mère reprend :

– Mais il n’y avait rien de spécial avec Chevtchenko… En fait, quand on l’étudiait, ce n’était pas seulement à propos de l’Ukraine, on nous expliquait que c’était contre l’esclavage en général, dans l’ancien temps.

Le père :

– Et ce n’est pas la seule chose dont ils ont changé le sens ! Je me souviens typiquement d’un poème ukrainien de la guerre d’indépendance [1917-1921], que nous devions étudier et dont ils ont littéralement changé les mots ! Une minute, je vais le retrouver sur Internet…

– Et pour toi, je demande à Dasha, à l’école, il y avait toujours littérature ukrainienne et littérature russe ? En deux cours séparés ?

– Ce n’était plus spécifiquement littérature russe, mais littérature étrangère, de façon générale.

– Et à propos de Chevtchenko ? Était-il aussi proéminent qu’il l’est aujourd’hui ?

– Oui ! (Elle rit.) Ma prof en parlait tout le temps et comparait tout le monde à Chevtchenko ; dans la classe, il y avait une grande photo de lui, comme une icône, juste au-dessus du tableau…

– Était-ce la photo de lui vieux ou le portrait jeune ?

– Vieux ! Avec sa grosse moustache…

– Le grand-père, donc… Parce que j’ai vu qu’il y avait beaucoup de nouvelles éditions de son Kobzar, mais toujours, ou presque, avec son portrait jeune – je suppose que quelque chose a changé dans le point de vue…

Le père a trouvé le poème, il nous le montre sur son téléphone. Il s’agit d’un poème de Volodymyr Sosioura, daté de 1919. Celui-ci était soldat de l’armée ukrainienne de Petlioura lors la guerre contre les armées rouge et blanche, avant l’avalement de la toute jeune République populaire ukrainienne dans l’Union soviétique. C’est une scène d’exécution. Le site met en regard les deux versions du poème : les glorieux « haydamaka » (soldats de l’armée nationaliste) et les odieux komsomols qui les fusillent sont tout bêtement intervertis[3]. Le père revient à notre sujet :

– Mais non, personnellement, je ne pense pas qu’il y ait une relation directe [entre littérature et construction de la nation], ça n’en est seulement qu’une partie.

– À la fin de la conférence, quelqu’un avait l’air sceptique et a commencé à dire que pour beaucoup de gens, une grande guerre était nécessaire pour rassembler et bâtir une nation… Il a demandé au professeur ce qu’il pensait de cette idée, très populaire en Ukraine ; et celui-ci, après deux heures de conférence, a simplement répondu : « Je n’en sais rien. » Mais vous, qu’en pensez-vous ?

Le père, après un temps de réflexion :

– Je suis d’accord, parce que nous avons tous été attaqués et qu’il a fallu que nous nous protégions. Notre histoire a toujours été une histoire de conflits, nous avons toujours eu à résister, et pour résister il fallait être unis. Mais après les guerres, à chaque fois, nous avons tout simplement oublié cette idée de nation, d’être une nation. Et cela s’est répété à travers les âges…

Je le coupe trop vite :

– Mais quand est-ce que cette idée de nation a émergé ? Quand est-ce que, selon vous, la nation ukrainienne a commencé à se créer en tant que telle ?

– Eh bien, dans la mesure où la nation est liée aux conflits, on peut remonter jusqu’à Sahaïdatchnyi [le grand hetman cosaque du début du XVIIe siècle], contre les Turcs et déjà contre les Russes – enfin, la Moscovie –, ou à Khmelnytsky [hetman du milieu du XVIIe siècle, celui de la rébellion contre la Pologne et du traité d’alliance avec la Russie] – l’hetmanat cosaque, en gros. Mais on pourrait remonter jusqu’à la Rus’ de Kiev…

– Non, intervient Dasha, cela n’avait rien à voir avec une nation, c’était un royaume, pas réellement un peuple avec un système politique, seulement une histoire de pouvoir et de territoire… La question, c’est plutôt : quand est-ce que tous les Ukrainiens ont décidé de se rassembler en une nation unique ?

– Dans ce cas, je ne suis pas sûr qu’on puisse déterminer un commencement précis, dans la mesure où, comme je le disais, il y a toujours eu des conflits, éparpillés dans le temps, qui survenaient, un État était créé, et puis tout retournait en arrière.

La grand-mère :

– Merde avec l’Histoire ! Tout le monde s’en fiche ! Fermez-la et mangez !

La mère :

– Non, c’est intéressant…

Moi :

– En tout cas, maintenant, l’Ukraine existe clairement en tant que nation, avec des citoyens capables de s’unir et de se battre pour elle ; et les Russes qui, eux, croyaient que tout était comme avant, tombent des nues et s’y cassent les dents… Alors à partir de quand, au cours de votre vie, avez-vous pu observer ce changement ? Par exemple, quand j’ai demandé à la grand-mère, il y a quelques jours, ce qui avait changé depuis le jour de l’Indépendance où l’Ukraine est devenue une « nation politique », elle a répondu que rien n’avait changé…

– Non, rien, confirme-t-elle en secouant la tête.

Le père se recule, s’apprête à revenir trente ans en arrière. Après un temps, il explique :

– Après l’effondrement de l’Union soviétique, il y avait le choix entre Kravtchouk, l’apparatchik communiste qui était déjà au pouvoir, et Tchornovil, qui avait fait du goulag pour dissidence. Il y avait de l’espoir. Mais la majorité a voté pour Kravtchouk ; et donc rien n’a changé, le même appareil est resté en place. J’ai essayé de nouveau, aux élections d’après ; mais c’est alors Koutchma, le roi des corrompus, qui a été élu. Donc j’ai abandonné, comme beaucoup l’ont fait, et de façon générale la politique n’a plus suscité aucun intérêt. Après cela, il n’était plus question de construire ni même d’approuver quoi que ce soit, mais toujours de voter contre Koutchma, puis contre Ianoukovytch, en 2004, puis contre Porochenko…

– Maintenant c’est la même chose en France…

– Lors de l’Indépendance, de la Révolution orange ou de la révolution de la Dignité (2013-2014, l’Euromaïdan), oui, il y avait bien cette idée d’être une nation, de lutter en tant que nation indépendante, et le sentiment d’une nouvelle nation qui émergeait. Mais à chaque fois, on a oublié, parce qu’il s’agissait à chaque fois d’être contre quelque chose, ou plutôt quelqu’un, et puis parce que le conflit avec la Russie, même s’il existait, n’était pas assez visible, du moins pas aux yeux de tous.

Moi, à Dasha qui vient de me traduire :

– Mais enfin, durant le Maïdan, il y avait carrément des snipers russes à Kyiv ! Tout était déjà clair, surtout après le début de l’invasion en 2014, non ?

– Tout de même, m’explique-t-elle, c’était localisé et limité. Comparé à maintenant, c’était un tout petit conflit… Beaucoup, même à Kyiv, n’allaient simplement pas dans le centre, et c’était tout. Beaucoup, et même la plupart, ne comprenaient rien du tout à ce qui se passait sur le Maïdan. Et en ce qui concerne le Donbass, c’était si loin… On savait qu’il y avait la guerre, mais c’était comme en arrière-plan, une sorte de bruit de fond permanent, et l’on pouvait continuer à vivre comme si de rien était. Moi, j’avais douze ou treize ans à ce moment-là…

Comment ne pas comprendre ? Nous, en Europe, ne pensons-nous pas à l’Ukraine aujourd’hui comme eux pensaient au Donbass – comme un lointain « background » –, sans nous rendre compte que la guerre est déjà parmi nous ?
Le repas touche à sa fin, quoiqu’il reste bien la moitié des plats sur la table – nous sommes battus ! Ce seront mes dernières questions :

– Alors tout ce patriotisme que l’on voit aujourd’hui, pensez-vous que ce sera juste une nouvelle « nouvelle nation », qui sera de nouveau oubliée une fois la guerre finie, ou est-ce que cette fois il y a vraiment quelque chose de nouveau et qui restera comme acquis ?

Le père, certain :

– Non, cette fois on n’oubliera pas. Parce que maintenant, nous connaissons le vrai visage de la Russie, tout le monde a ressenti et directement expérimenté que quelqu’un veut nous tuer… et qu’il l’a toujours voulu. Et puis aussi, depuis la guerre totale, de plus en plus de gens font des recherches à propos de notre histoire, mais aussi de nos traditions, de notre culture qui a été censurée, effacée durant le communisme. Aujourd’hui, les gens se sentent fiers de notre pays, fiers d’être ukrainiens.

– Qu’est-ce que cela fait de vivre cela, en se rappelant de l’Indépendance ?

– C’est vraiment une nouvelle Indépendance, une nouvelle naissance de la nation qui a lieu maintenant.

L’Europe 

Je parle des nombreuses personnes rencontrées, parmi les bénévoles de la jeune génération, qui prévoyaient de faire carrière à l’étranger mais qui, depuis la guerre, ont décidé que non, finalement, elles resteront ici, elles vivront leur vie en Ukraine et participeront à son développement. Ma dernière question, parce que Dasha me dit qu’ils sont fatigués :

– Alors, pour finir : Et quant à l’Europe? Est-ce que, pour vous, l’Ukraine est un pays européen ? Comment, depuis l’Ukraine, depuis l’Euromaïdan, et à présent dans la guerre, voyez-vous l’Europe ?

La grand-mère me répète ce qu’elle m’avait déjà dit : oui, l’Ukraine est en Europe. Elle ne sait rien des pays européens, qui sont trop lointains, mais tout plutôt que la Russie. Le père répond :

– L’Ukraine est-elle européenne ? Je ne sais pas, je dirais que non, c’est plus compliqué. Trop de choses qui sont héritées de l’URSS nous tirent encore en arrière ; il y a trop de corruption, de pauvreté, et la mentalité, en général, n’est pas la même… Mais oui, bien sûr, nous voulons rejoindre l’Europe, et nous nous sommes battus et nous battons pour cela, parce que nous voulons échapper à la Russie ! L’Europe, pour nous, c’est l’indépendance, c’est la liberté ; c’est la normalité, enfin… Mais nous sommes fatigués d’avoir toujours, encore et encore, à mendier des armes, des munitions, alors que c’est pour tout le monde que nous nous battons ! Il y a de la déception, de l’amertume, de la rage, même. Mais, depuis le début, nous savons que notre avenir, si nous en avons un, est dans l’Europe.

Interview menée le 5 mai 2024
Merci à Dasha pour la traduction de l’ukrainien en l’anglais


[1] Dasha m’expliquera que son père essaye constamment de s’adapter à son interlocuteur en passant d’une langue à une autre, de l’ukrainien avec elle au russe avec sa femme et au sourjik, le sabir des deux, avec la grand-mère. Plus tard, nous échangerons même quelques mots en français. Sa femme, elle, ne dira pratiquement rien. J’en profite pour noter leurs professions respectives : la grand-mère a travaillé toute sa vie à l’usine, le père travaille pour un magazine de pêche, la mère ne travaille pas, et Dasha est webdesigner.

[2] C’est-à-dire quatre ans à peine avant l’indépendance, en 1991.

[3] Après une courte enquête, je découvre que c’est plutôt le poète lui-même qui a rectifié le poème, après avoir plus ou moins changé de camp. Récompensé par le prix Staline en 1948.

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