Le Doyenné de Brioude, avec son président Jean-Jacques Faucher, consacre jusqu’au 13 octobre une exposition à Hans Hartung. Cet artiste allemand (1904-1989), qui choisit la France après avoir été interrogé par la Gestapo pour ses amitiés avec des Juifs et des communistes, fut l’un des peintres les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle. 

Un résistant

Christian Zervos, directeur des Cahiers d’art, le décide en 1935 à s’installer à Paris, tandis qu’Anna-Eva Bergman, sa femme, part à Oslo. Picasso, Chagall, Foujita, parmi des dizaines d’autres artistes, s’étaient également installés en France avant la guerre – combien ont risqué leur vie pour elle ?

Hans Hartung, lui, s’engage dès 1939 comme volontaire dans l’armée française, au sein de la Légion étrangère. Il vient alors de se remarier avec Roberta Gonzáles, fille du sculpteur Julio Gonzáles[1].

Démobilisé en Algérie en juin 1940, il se réfugie en zone libre, d’où il s’enfuit vers l’Espagne au moment de l’invasion allemande de la zone sud, en 1943. Arrêté par les franquistes, il se retrouve au camp de Miranda de Ebro d’où il parvient à être envoyé au Maroc. 

Il décide alors de se réengager, cette fois auprès du général de Gaulle. En septembre 1944, il débarque avec sa compagnie en Provence. Mais lors de la campagne d’Alsace, en novembre, il est touché par un éclat d’obus à sa jambe droite, qu’on devra lui amputer.

Croix de guerre 1939-1945, il a reçu après la guerre les plus hautes décorations allemandes et françaises.

Hans Hartung et l’invention de formes nouvelles

Le commissaire de l’exposition au Doyenné de Brioude est Jean-Louis Prat. Celui qui fut l’ami de Hans Hartung et d’Anna-Eva Bergman avait déjà, en 1971, consacré à l’artiste une magistrale exposition à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence dont il fut le directeur emblématique de 1969 à 2004. Malraux, lui, avait inauguré en 1969 la rétrospective Hans Hartung au Musée national d’Art moderne. 

Thomas Schlesser, directeur de la Fondation Hans Hartung-Anna-Eva Bergman (Antibes), a également contribué à cette splendide exposition par un texte intitulé « Accomplis tout ce qui est démesuré », publié dans le précieux catalogue qui l’accompagne, et dans lequel il écrit que la peinture d’Hartung fut guidée, dès les années 1920, par « la disparition de l’objet au profit d’une non-figuration effusive ». 

Il y a dans cette peinture une fulgurance du trait. Disparition de l’objet, oui, mais disparition par le signe et la couleur. Contrairement à Soulages, Hartung n’a cessé d’inventer de nouvelles formes. Pas question d’« outrenoir » pour le maître de l’abstraction lyrique. Quel chemin vers la couleur Hartung a-t-il parcouru depuis les Trois hommes en extase (1922) ou Dans des bacchanales autour d’un nu couché (1922) jusqu’à ses vertigineuses toiles T1971-H47 ou T1989-K17, qui exultent de lumière ! 

Huile sur toile de Hans Hartung, intitulée T1943-5.
T1943-5, Huile sur toile, 100 x 74. Dossier de presse : Le Doyenné – Espace d’Art Moderne et Contemporain.

Dans Autoportrait (Grasset, 1976, réédité en 2016 aux Presses du réel), Hartung écrit : « Peindre a donc toujours supposé pour moi l’existence de la réalité, cette réalité qui est résistance, élan, rythme, poussée, mais que je n’appréhende totalement qu’autant que je la cerne, que je l’immobilise pour un instant que je voudrais voir durer toujours. »

Oui, il y a chez cet artiste un esprit de résistance inséparable de son courage.

Dans certaines de ses toiles les plus abstraites – mais que veut dire l’abstraction ? –, celle ou celui qui regarde voit clairement l’appel aux éclairs, à la foudre, aux forces telluriques, aux résistances physiques de la matière. N’était-ce pas finalement l’antimatière qu’Hartung cherchait avidement à rendre visible à travers la matière picturale ? Ces pluies de lumière sur des toiles baignées de ciels d’orage, c’est la puissance artistique que Hans Hartung voulait approcher au plus profond. Il rend visible le statique, l’immuable autant que le fugace. « Ses fusains, ses sanguines sont du registre de l’éclair et non de la tache », nous dit Jean-Louis Prat qui montre la modernité des encres sur papier de 1922, en particulier D’après le 3 mai de Goya, exposé à Brioude grâce au prêt de la Fondation Hartung-Bergman. Comment ne pas établir un pont entre Hartung et l’artiste autrichienne Martha Jungwirth (née en 1940), à qui une somptueuse exposition est consacrée à la Fondation Guggenheim de Bilbao, et dont plusieurs œuvres des années 2020 sont des hommages à Goya ?

À propos des éclaboussures de peinture sur ses toiles, Hartung écrit : « J’aimais mes taches. J’aimais qu’elles suffisent à créer un visage, un corps, un paysage. Ces taches qui, peu de temps après, devaient demander leur autonomie et leur liberté entières. […] De dessin en dessin, j’en étais arrivé, enfin, à ne plus rien figurer. » (Hans Hartung, une liberté salutaire, Le Doyenné, 2024). 

Et puis la figure revient à la charge en 1940. On peut songer à Otto Freundlich (1878-1943, Auschwitz-Birkenau) devant les terribles têtes « sans titre » d’Hartung. Après la guerre, l’artiste-combattant n’est plus retourné à la figuration. Dans les années 1960 puis 1970, il a inauguré de nouvelles formes. Ces lignes de lumière jaillissante de son œuvre « vinylique sur toile » – T1964-H44 – nous donnent à voir la vitesse du trait, la vitesse de la lumière picturale. Puis il s’est ouvert à la céramique.

Alain Jouffroy, dans un court passage repris par Jean-Louis Prat dans le catalogue, écrit que « pour Hartung, il s’agissait de faire apparaître au grand jour ce que Rembrandt, Goya, Franz Hals, El Greco ont inconsciemment caché ». Cette parole du critique d’art ne dit-elle pas explicitement que ces quatre maîtres géniaux auraient « inconsciemment caché » des éléments de leur vision intérieure dans leurs peintures dites « figuratives », éléments rendus visibles (pour la première fois) par Hartung dans ses toiles aux formes aléatoires ?

Hartung, comme Soulages, a donné précellence au noir sur toutes les autres couleurs, et pourtant la lumière jaillit de toute part de ses pinceaux et de son rouleau encreur comme de ses crayons, qui font naître ses bleus, ses jaunes, ses rouges, ses bruns… « Pourtant j’aime le noir. C’est sans doute ma couleur préférée. Un noir absolu, froid, profond, intense. Je l’ai très souvent associé à un fond très clair. J’aime ces couleurs qui permettent des contrastes forts : le trait, la ligne, les formes s’y détachent sans faiblesse », écrit Hartung.

La postérité d’Hartung n’a pas faibli depuis 1990 ; et cette exposition de Brioude, œuvre de Jean-Louis Prat et de Thomas Schlesser, est le résultat de l’engouement des amateurs d’art, des historiens d’art et d’un public toujours plus large, toujours au rendez-vous. Hans Hartung aura porté au paroxysme la coalescence des mots art, courage et résistance. 


Exposition : Hans Hartung, une liberté salutaire
Du 05 Juillet au 13 octobre 2024
Le Doyenné
Place Lafayette – 43100 Brioude – Tél. : +33 (0)4 71 74 51 34


[1] En 1952, Hartung et Anna-Eva Bergman se retrouveront à Paris. Ils ne se quitteront plus.