Il va peut-être falloir relire d’un œil nouveau l’un des classiques de la littérature française, et non des moindres, puisqu’il s’agit de la trilogie des Mousquetaires, du très génial Alexandre Dumas.
Le romancier de cape et d’épée qui fit la joie de nos rêveuses enfances d’avant, bien avant les « djeun’s » d’aujourd’hui addicts aux seuls divertissements sur Internet, a, dans son vibrant récit des hauts faits du quatuor légendaire, omis de prendre en compte un événement qui entache pour beaucoup l’image d’Épinal de nos vaillants Gascons au service d’une reine opprimée puis d’un jeune roi solaire.
Si Les Trois Mousquetaires se passe sous Louis XIII, si Le Vicomte de Bragelonne, qui fait suite à Vingt ans après et clôt sa trilogie, se situe entre 1660 et 1666 sous Louis XIV, Alexandre Dumas pouvait d’autant moins ignorer la révolte du Vivarais, au printemps 1670, que les Mousquetaires y seront dépêchés d’urgence, avec pour mission d’écraser les séditieux. Objet, à l’époque et plus tard, de recensions historiennes que Dumas avait toutes lues, l’événement éclaire rétrospectivement le visage de D’Artagnan et des siens, les Mousquetaires du Roi, d’un halo de terreur. Ces gentilshommes sans peur et sans reproche, à la tête des troupes royales, vont mater la révolte du Vivarais avec la dernière cruauté.
Tout cela cadrait mal avec le généreux panache prêté de bout en bout par le romancier à ses héros chevaleresques. Il choisit de n’en rien laisser sourdre. Un livre, D’Artagnan en Ardèche, et un film qui s’en inspire directement, D’Artagnan et le sang des révoltés, font aujourd’hui le travail de mémoire inverse. Grâce à eux, un tout autre D’Artagnan émerge de l’ombre. Une sorte de Dark Vador d’un souverain impitoyable.
Un peu d’histoire. 1670 : la France sort à peine de la guerre de Dévolution avec l’Espagne. Les finances royales sont exsangues. De surcroît, il faut financer, dans le Languedoc, les travaux en cours du canal du Midi. Et en plus, un terrible hiver s’abat sur le pays : tout gèle, blé, oliviers – tout, partout. La misère du peuple, des paysans, est extrême.
Comme si le malheur ne suffisait pas, une armée d’élus, les collecteurs d’impôts, s’abat sur les campagnes cévenoles pour les saigner aux quatre veines. Outre la taille, outre la dîme, outre la gabelle, outre les travaux dus au seigneur local, on invente mille nouvelles taxes, sur les enfants à naître, les fenêtres, le vin, la communion, les sacrements, que sais-je encore. Bien entendu, la noblesse, elle, est exemptée de toute imposition, de même que le clergé. Les pauvres paient pour les riches.
Trop c’est trop, les miséreux se révoltent, se munissent de fourches et de faux, brûlent quelques châteaux, étripent les élus qui leur tombent sous la main et, ici ou là, se parent de leurs viscères autour du cou. Ils sont bientôt 20 000, dont à peine un millier en armes, dans le Vivarais en ébullition. Alès, Beaucaire, Le Puy : la colère se répand. Les révoltés font appel à un petit hobereau, Antoine du Roure, qui croit en la bienveillance royale et accepte une trêve que lui tendent les autorités, qui en profitent pour faire descendre de Paris 8000 hommes, 3000 hommes de pied, 800 cavaliers dont deux détachements de mousquetaires, avec D’Artagnan à leur tête. Ce n’est plus une opération de police, de rétablissement de l’ordre, qui se prépare, mais une véritable campagne militaire en vue de l’éradication physique de la rébellion.
Arrivées « sur zone », les troupes royales remontent l’Ardèche jusqu’à Aubenas, encerclent la plaine de Villedieu où bivouaque, fourbue, l’armée des gueux qui n’a placé personne en sentinelle. Prenant les paysans par surprise, les Mousquetaires attaquent de nuit, passant au fil de l’épée les malheureux en déroute, dans une orgie de sang. « On tua autant qu’on le voulut », écrira un rapport. La pacification qui s’ensuit est sans pitié : on tue, on torture, on viole, on pille, on incendie, on réquisitionne. Roure est arrêté à Toulouse, condamné au supplice de la roue, le bourreau lui brise les membres avant de le décapiter, sa tête est exposée au fronton d’une église. Les pendaisons se multiplient. Les clochers des villages rebelles sont mis à bas, les biens des révoltés saisis, des centaines d’entre eux sont condamnés aux galères.
Ce fut un « Viva la muerte ! » général. Le Hamas n’a rien inventé.
Voilà à quoi nos glorieux Mousquetaires ont prêté main-forte. Trois siècles et demi plus tard, l’heure de la vérité est venue, grâce à un historien amateur, Pierre Ribon, âgé de quatre-vingt-dix ans et descendant lui-même d’un Ribon de Saint-Andéol pendu à Villeneuve pendant la révolte de Roure.
Reste que cet épisode meurtrier, qui éclabousse de sang le règne du Roi-Soleil, n’est pas un épisode isolé. Outre les dragonnades un peu partout en France à la fin du dix-septième siècle contre les Réformés, une insurrection semblable à celle de Roure va se reproduire dans la contrée voisine trente ans plus tard, suite à la révocation par Louis XIV, en 1685, de l’édit de Nantes qui établissait la liberté religieuse en France. Les Cévennes huguenotes s’insurgent en 1702. La guerre des Camisards, qui va durer plusieurs années, fera des milliers de morts et des ravages sans nombre.
Quant à la condition paysanne, elle fut épouvantable tout au long de la monarchie du Bourbon, qui n’avait que mépris pour ce peuple de gueux écrasé d’impôts, pure piétaille et infinie chair à canon, exposé sans le moindre secours aux calamités naturelles et aux famines climatiques, comme celle de 1694 qui fit, dans l’indifférence de la Cour et de l’État, plus d’un million de morts, ou celle de 1709, qui fit 600 000 morts.
Le Grand Siècle, le siècle de Louis XIV tout occupé à sa gloire militaire et civile, le siècle des Lettres et des Arts, le siècle de Versailles, fut, pour le peuple français un siècle de misère, d’oppression et de mort. Quelques grands esprits eurent le courage de s’en ouvrir auprès de leurs contemporains, certains même allant jusqu’à interpeller le Roi. Rendons ici hommage aux frères Le Nain, auteurs du célèbre Repas de paysans (le tableau est au Louvre), qui traite enfin de la condition paysanne en France, à la Bruyère qui, dans Les Caractères, écrivit ceci, qui résonne encore dans nos cœurs devant la misère du monde : « On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles répandus dans la campagne, noirs, livides et tout brûlés de soleil […] et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et, en effet, ils sont des hommes. » Rendons hommage à Fénelon qui, en 1693, écrivit ceci au roi et le paya d’une disgrâce définitive : « La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. » Rendons hommage à Vauban, grand serviteur, s’il en fut, de Louis XIV qui lui dut une bonne part de sa fortune militaire, à qui il écrivit ceci dans La dîme royale en 1707, mais que le roi ne lut pas : « Vous êtes réduit à faire massacrer avec inhumanité des populations que vous mettez au désespoir en leur arrachant par vos impôts, pour cette guerre, le pain qu’ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages. »
Par-delà le temps et les générations, par-delà la légende et ses Mousquetaires de plomb, un historien du dimanche qui y a consacré sa vieillesse nous rappelle l’histoire tragique de l’Ardèche et de la France d’Ancien Régime.
Le film D’Artagnan et le sang des révoltés, de Jérôme Cassou, sera projeté tout au long de l’été dans les châteaux et les places publiques d’Ardèche.
Quel intérêt d’apporter votre pierre à l’édifice wokiste ? Allez-vous précipiter les romans de Dumas au bûcher ? Des études historiques circonstanciées sur le règne de Louis XIV ont eu lieu depuis longtemps. Nul besoin de donner dans cette manière. C’est cette même manière, au fumet de procès staliniens, qui est aujourd’hui employée contre Israël et les Juifs. Il serait peut-être venu le temps de rompre avec cette manière « néo-bolchévique » de faire de l’histoire. Il est plus que temps de renouer avec l’esprit libéral. Signé : un lecteur.