Il y a les actrices qui restent et celles que l’on oublie. Il y a les flamboyantes, les éphémères, les fulgurantes. Il y a celles qui attendent toute leur vie le grand rôle et celles qui l’ont trop tôt. Il y a celles qui sont prêtes et celles qui ne le sont pas. Il y a les belles, les très belles, les magnétiques, les figures divines, les sirènes, et puis il y a les attachantes, les marrantes, celles qui jouent une grande sœur, une femme au foyer, une bonne copine, toujours de côté. Il y a celles que l’on aime, celles qui nous rappellent parfois un être cher, celles avec qui l’on nourrit une proximité. Il y a celles qui nous agacent, qui nous lassent, que l’on trouve sans intérêt. Il y a celles que l’on voit plus souvent nues qu’habillées, celles aux grandes jambes, aux jolis seins, aux courbes ravageuses, celles que les femmes jalousent et que les hommes chérissent. Celles qui apparemment furent très belles, qui vieillissent d’un coup – et vlan, défigurées par la chirurgie esthétique, l’alcool et la drogue. Il y a toutes ces femmes qui, regardées par d’autres, perdent leur statut de femmes et ne deviennent plus qu’objets suscitant désir, haine ou indignation, souvent même les trois à la fois.
Mais comment s’en sort-on lorsque l’on appartient à tout le monde sauf à soi ? Où l’œuvre d’art pose-t-elle sa limite ? Comment survit-on à la violence insidieuse de la catégorisation ? C’est tout le sujet du film Maria, de Jessica Palud, librement adapté du livre de Vanessa Schneider.
Maria Schneider : portrait
Trois jours que Maria Schneider, cette étoile filante des années soixante-dix, m’obsède. Maria, celle qui crie au double viol à des années-lumière de l’ère MeToo, celle que tout le monde méprise, celle qui s’est brulée les ailes ; Maria l’enfant désabusée du cinéma français. Sa fougue, sa liberté, ses cheveux en vrac, sa rage, son charme, sa colère, sa solitude, me bouleversent.
Maria est née en mars 1952 d’une mère mannequin aux origines roumaines devenue libraire et d’un père acteur (Daniel Gélin) qui ne la reconnaîtra que trop tard. Mise à la porte par sa mère à quinze ans, l’adolescente trouve refuge chez son oncle, l’écrivain Michel Schneider. Maria, égérie de ces enfants des années soixante-dix, victimes de la liberté absolue de leurs parents. Ces enfants qui vagabondent alors qu’ils ne savent même pas marcher. Ces enfants qui cherchent en vain des mains tendues et se retrouvent seulement avec celles qui font mal, celles qui claquent contre la joue. En équilibre sur des fondations mêmes pas encore construites, comment peuvent-ils ne pas se casser la gueule ?
Après quelques seconds rôles dans des films mineurs, Maria Schneider est repérée à dix-neuf ans par Bertolucci pour interpréter le premier rôle féminin aux cotés de Marlon Brando dans Le dernier tango à Paris. Une jeune femme et un quadragénaire usé se rencontrent et se retrouvent dans un appartement clos pour faire l’amour. Aussi dérangeant que vieillissant, Le dernier tango n’a de postérité que le scandale. Le scandale du sexe gratuit, violent, celui qui amène le réalisateur et l’acteur à piéger Maria, à lui foutre par surprise du beurre dans les fesses pour simuler une sodomie. L’art à tout prix. « Je voulais capter sa réaction en tant que fille et non en tant qu’actrice », affirme Bertolucci afin de légitimer sa perversité. L’actrice est trahie et la fille démolie. S’ensuit une longue période où la violence de la scène s’ajoute à la violence de la réception : une condamnation à deux mois de prison avec sursis en Italie, des blagues incessantes aussi salaces que brutales, des propositions de rôles où l’on voit l’actrice nue et encore nue, toujours une bonne raison de voir les seins et le cul de Maria Schneider : de toute manière ils appartiennent à tout le monde maintenant, non ? Et puis la drogue, l’héroïne, parce qu’évidemment tout cela, c’est trop, c’est insupportable, il faut quelque chose qui soulage. Et puis encore et encore, et puis l’addiction. Et puis les rôles qui s’écartent car on ne veut pas d’une droguée sur le plateau et puis, tiens, on ne voit plus Maria Schneider, ce genre d’actrices qui se vendent pour jouer, cela ne marche jamais très longtemps.
Pourtant, Maria a dit. Elle a dit les larmes, les vraies. Elle a dit qu’elle n’était pas que cela. Qu’il y avait aussi Profession : reporter d’Antonioni et cinquante-huit autres films. Elle a dit tout cela – mais le beurre, toujours le beurre.
Maria, de Jessica Palud
Le film est terminé, le générique de fin défile face à moi, je suis en apnée. J’éprouve cette sensation rare et que l’on espère pourtant avant chaque séance de cinéma : celle d’avoir vécu quelque chose, d’être remplie d’un je ne sais quoi qui n’était pas là avant, de ne pas être complétement la même que lorsque je me suis assise sur ce fauteuil rouge au début de la séance. La dernière fois que mon cœur s’était serré si fort dans une salle obscure, c’était devant Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi. Ces deux films retranscrivent, je crois, l’envie féroce d’en découdre avec la vie, même si cela fait mal, même si cela détruit : se battre pour montrer à tous ceux qui n’ont pas su assez nous regarder et nous aimer que l’on vaut quelque chose. Mais en réalité, se battre surtout contre soi-même.
Maria est interprétée par Anna-Maria Vartolomei qui, malgré son âge, a déjà tout d’une grande. Une finesse implacable dans le jeu, entre pudeur et effronterie, suggestion et évidence, qui nous laisse, spectateurs, témoins de la complexité d’une femme qui se noie. Car si le film est un moyen de rétablir des vérités, d’exposer au grand jour ce qui a tant été bafoué, il est aussi une traversée dans ce Paris libertaire des années soixante-dix, dans l’incroyable vie de Maria Schneider, qui ne s’est pas seulement interrompue à l’âge de dix-neuf ans. Il témoigne d’une réflexion sur l’après, sur le s’en sortir, sur la douloureuse épreuve d’essayer de réapprendre à respirer à nouveau. Et la force du long métrage de Jessica Palud est là. Parler du Tango, le dénoncer, le crier, mais ne pas s’arrêter là. Ouvrir un champ, rendre à Maria ce qui appartient à Maria, s’ouvrir aux hommes et à la femme de sa vie (interprétée par la fulgurante Céleste Brunnquell), à son combat contre la drogue, à la puissante force de vie de l’actrice, à cette rébellion assumée, à la sueur d’un corps qui ne veut jamais s’arrêter de danser. Mais des actrices qui se sont perdues dans la surdité foudroyante de ce milieu, combien y en a-t-il ? Combien reste-t-il encore de Maria Schneider oubliées ?
Tu t’appelais Maria, de Vanessa Schneider
Encore sonnée par ce qui vient de se produire sous mes yeux, je rentre chez moi avec l’envie de connaître Maria davantage. Je l’avais vue quelques mois auparavant dans ce film d’Antonioni, à la filmothèque du Quartier latin. Elle m’avait troublée. Il transparaissait en elle le mystère d’une vagabonde, d’une femme qui parcourt les lieux et ne possède aucun point d’ancrage. Une liberté vertigineuse. Je m’empare du livre de Vanessa Schneider que j’avais acheté par curiosité quelques jours plus tôt. Je commence à le lire, je n’arrive pas à m’arrêter. J’ai réussi à rentrer dans l’intimité de cette femme qui pourtant ne cesse de m’échapper. Et c’est ici que s’ouvre une autre porte, différente, plus grande, plus littéraire, assurément, que celle que le film avait déjà ouverte. Car la force du récit de Vanessa Schneider tient dans le dialogue qu’il crée. Ce n’est plus seulement l’histoire de Maria Schneider, mais également celles de tous ceux qui l’ont connue, regardée et aimée – un récit à plusieurs voix. C’est le regard d’une enfant posée sur la violence du monde. C’est aussi la confusion – surtout la confusion. La douloureuse confusion d’avoir peur de ceux qu’on aime. D’avoir honte et d’être fière. De ne pas tout savoir mais de comprendre. De ne pas réaliser à quoi ou à qui l’on appartient. C’est la distorsion psychique entre la proximité physique et la perception de l’insaisissable. Ce sont les repères qui s’effondrent et qui laissent dans leur chute le désarroi d’une enfant. Car il est bien question de chute : celle de Maria, évidemment, mais aussi et surtout celles de tous ceux qui se sont frottés à ce milieu. Il y a ce passage, dans le livre, où mes larmes coulent : ce passage où Jean Seberg prend Maria dans ses bras et, avec une pudeur bouleversante, lui montre qu’elle comprend. Ces quelques lignes, le corps osseux de Jean qui dit le malheur, qui dit la survie, qui dit que c’est trop dur, que c’est trop injuste, me fait penser à cette phrase de Gaël Faye à son ami : « On est toujours seul dans la vie, mais tu resteras l’une des rares solitude à qui je puisse tenir la main. » Jean a tenu la main de Maria ce soir-là. Ces solitudes qui se rencontrent et qui, au gré d’un instant suspendu, pleurent fièrement la dureté de la vie, c’est, je crois, ce qu’il y a de plus beau dans ce récit.
L’autrice nous a emmenés avec elle dans l’enfance de Maria, dans l’ambiguïté de son milieu, dans le désir de correspondre et de diverger, dans sa mélancolie, dans ses souvenirs, dans son saudade. Et pour continuer à tenir la main de Maria, j’aimerais citer Vanessa Schneider : « Personne n’a écrit que tu étais partie en buvant du champagne, ta boisson favorite, la mienne aussi, celle qui fait oublier les meurtrissures de l’enfance et qui nimbe de joie les fêlures intimes des âmes trop sensibles. Tu t’en es allée au milieu des bulles et des éclats de rire, de visages aimants et de sourires pétillants. Debout, la tête haute, légèrement enivrée. Avec panache. »