« C’est la guerre. Quelque part. Partout. Ici. N’importe quelle guerre. » Nous n’en saurons pas plus.

Ainsi commence JE, alias Avril Bénard, auteure de cette dystopie en noir et blanc intitulée A ceux qui ont tout perdu, qui ne laisse pas de plonger le lecteur dans la perplexité. 

Le livre ? Unité de lieu, de temps, unité d’action, un destin commun pour tous les personnages. La guerre gronde ; il neige. Tous les occupants d’un immeuble sont conviés manu militari à évacuer leur domicile sur le champ et se rendre sur une place où les attendent les camions de l’exode.

Il se peut qu’Avril Bénard se soit inspirée d’un épisode semblable de l’histoire contemporaine de la France, l’évacuation des populations alsaciennes et mosellanes à la déclaration de guerre contre l’Allemagne, les tous premiers jours de septembre 1939. 

Le plan datait de 1937 : en cas de guerre avec l’Allemagne, toutes les populations civiles entre la Ligne Maginot et le Rhin seraient évacuées ainsi que Strasbourg dans sa totalité, afin d’échapper aux bombardements allemands et de laisser place libre aux mouvements de l’armée française. 

374 000 Alsaciens sur 530 000, 200 000 Mosellans vont quitter leurs foyers. Chacun a droit à trente kilos de bagages et doit se munir de six jours de vivres. L’évacuation se fait par train, le plus souvent dans des wagons à bestiaux munis de paille, les trains de voyageurs étant réservés en priorité à la Mobilisation générale des soldats affluant de toute la France derrière la ligne Maginot. Le voyage vers les provinces d’accueil du Sud-Ouest de la France va durer trois longs jours. 

Le 3 septembre au matin, Strasbourg est une ville-fantôme, habitée par les chiens et les chats errants.

Mais cette Première en matière d’évacuation de masse remonte à près d’un siècle, autant dire à Mathusalem.

Si l’on exclut les expulsions des minorités allemandes d’Europe de l’Est à la fin de la seconde guerre mondiale, les deux déplacements de masse en Europe depuis 1945 furent l’épuration ethnique par les Serbes des Bosniaques musulmans au début des années 90, et l’exode, si l’on peut dire, « volontaire », des populations ukrainiennes lors de l’invasion il y a deux ans de l’Ukraine par l’armée russe. Fuyant la guerre, les bombardements russes indiscriminés sur les villes et les infrastructures civiles, les viols de la soldatesque bouriate, cinq millions de personnes, essentiellement des femmes et des enfants – les hommes de plus de 25 ans devaient rester pour combattre – franchirent les frontières polonaise et moldave dans un chaos épouvantable. 

Aussi pétrie soit-elle d’humanité pour les victimes de l’évacuation forcée qu’elle met en scène, tous gens « sans importance », victimes éponymes de la condition humaine quand les monstres froids de l’Histoire la bafouent à plaisir, la dystopie d’Avril Bénard n’en semble que plus abstraite et gratuite au regard de la présente situation du monde en général, de l’Europe en particulier et, pour ce qui nous concerne, de la France.

De quelle guerre, en effet, s’agit-il ? Guerre étrangère, guerre civile ?

Les guerres ne sont pas « partout » ni « n’importe quelle guerre. » Seul élément identificatoire qui relie au réel : tous les protagonistes sont ou parlent français. On est donc bien en France, et dans une France en guerre, mais laquelle ? Quelle France, quelle guerre ? On est hier ? On est demain ? A quel horizon, ce tableau des misères ? 

Le présupposé de cette évacuation sans ménagement par des militaires « amis », de tout un immeuble, et par extension, d’un quartier, d’une ville entière, brille par son absence. La chose, pour l’heure, est à ce point incrédible en France, que mettre en scène cette évacuation-déportation des habitants comme si elle avait eu lieu sous nos yeux, sans s’acquitter du minimum de vraisemblance, de projection dans un temps historique donné, qu’il soit passé ou futur, relève de la facticité. Autant les personnages sont vrais, certains même bouleversants, autant ils nous parlent, interpellent muettement la part en nous d’empathie spontanée, cette décence commune invoquée jadis par Orwell, autant nous ne pouvons nous projeter dans cette fable a-passéiste, a-futuriste, que rien, dans notre histoire hexagonale ni à l’horizon géopolitique, ne vient ici appuyer, serait-ce en pointillés.

Mais en ce qui touche à la détresse humaine face à la catastrophe, l’œil de l’écrivaine voit juste et nous émeut vraiment. Innommé, le contexte temporel ou plutôt son absence est une pure convention ; la peinture des êtres, elle, est vraie. 


Avril Bénard, À ceux qui ont tout perdu, Éditions des Instants, 2023.