« Il est incroyable que la perspective d’avoir une biographie n’ait fait renoncer personne d’avoir une vie » écrit Cioran dans ses Syllogismes de l’amertume.

Tant pis pour Cioran. Non seulement Albina du Boisrouvray, dont il est question ici, s’est fait sa propre biographe sur le tard, mais elle n’avait renoncé en rien à avoir une vie avant. Et quelle vie ! En atteste page après page son Courage de vivre, dont elle s’entretient du 20 au 24 novembre prochain sur France Culture, dans l’émission A voix nue.

Quelle vie, en effet, à grand train que la sienne. Elle naît à la veille de l940, vrai sang mêlé, de deux souches aux antipodes : petite-fille du roi andin de l’étain par sa mère, descendante d’une des plus vieilles familles françaises, par son père. Patino plus Polignac. Enfance dorée et cosmopolite. Très tôt rebelle à sa caste pétrie de morgue, de bien-pensance, bardée de rituels figés, elle transhume entre deux nurses d’un continent à l’autre, d’un palace à l’autre, du Waldorf Astoria à New York pendant la seconde guerre mondiale, à Buenos Aires la paix revenue, puis la Suisse et les hivers à Saint-Moritz, reléguée toute enfant à la Mamounia de Marrakech, seule, loin des siens, quatre ans durant qui lui parurent une bénédiction, regagnant sa famille à reculons au Georges V puis dans un hôtel particulier de Neuilly jusqu’à l’adolescence. Écolière indisciplinée, renvoyée des établissements pour jeunes filles des beaux quartiers, passant de Sainte Marie, à Neuilly, à un collège anglais huppé, à un couvent de bonnes sœurs à Mortefontaine, le tout sous la férule austère d’une mère distante et neurasthénique, perpétuellement mise en Balenciaga : tels furent les débuts d’Albina sur le théâtre du monde et le ballet des apparences.

Comme disait Lacan, les non-dupes errent, et Albina allait errer avec intensité, à la recherche du mode d’emploi de son existence. Elle y gagnerait sa liberté à grand renfort de petits boulots, de flirts sans lendemain, de rallyes mondains, de cours de théâtre, de boîtes de nuit. Lors d’un séjour à New York, elle tombe amoureuse du beau Renaldo, 45 ans, riche, marié, premier amant solaire d’une longue série d’hommes de qualité, acteurs, joueur de polo, montagnard suisse, ce dernier dont elle fera son mari et le père de son enfant, en 1961, avec qui elle entretiendra une relation fusionnelle jusqu’à sa mort accidentelle en 1986. Très vite, le couple bat de l’aile, elle rencontre Georges Kiejman, futur avocat de Pierre Goldman, prend des cours de philo à Nanterre, fraie avec Françoise Giroud et la tribu de l’Express, divorce de son montagnard suisse, rencontre l’avocat Pierre Hebey, fréquente bientôt l’intelligentsia de gauche et la tribu du Nouvel Observateur, Jean Daniel, Edgar Morin. Années 60, guerre du Vietnam, effervescence libertaire et révolutionnaire partout : Flower Power, Black Panthers, Women’s Liberation, Cuba et le Che, Mai 68 : Albina est partout chez elle, fidèle aux rendez-vous des combats du temps.

Elle finit par bifurquer vers le cinéma, produit un documentaire sur le Front populaire, qui est un succès, puis Les quatre nuits d’un rêveur, de Bresson d’après Dostoïevski, puis Paulina 1880 de Pierre Jean Jouve, tourné par Bertuccelli. Elle tombe amoureuse d’un intellectuel communiste italien esthète, cofondateur du Manifesto, qui lui fait découvrir le bel Paese mais qui, son rêve d’une société fraternelle brisé, se suicidera plus tard.

Coup de maître : Albina produit Les Zozos, de Pascal Thomas, y gagne un argent fou, produit dans la foulée L’important, c’est d’aimer, de Zulawski, « slave insondable », avec Romy Schneider plus émouvante et perdue que jamais, entame une idylle avec George Casati, producteur émérite, rompt avec l’establishment chic de l’internationalisme révolutionnaire, passe à l’engagement concret, rallie Médecin Sans Frontières et Bernard Kouchner, ainsi que Brice Lalonde, fait campagne pour l’écologie depuis une péniche sur la Seine.

C’est la fin, en France, des Trente Glorieuses, Albina, mixte de séductrice ambitieuse et de maîtresse-femme à qui rien ne résiste, est devenue une personnalité reconnue dans la profession, productrice de films pour le grand public.

Tandis que François-Xavier Bagnoud, son fils adulé, franchit brillamment les étapes pour devenir pilote d’hélicoptère, Albina perd son père, se retrouve héritière à quarante ans d’une immense fortune, apprend à gérer un énorme patrimoine immobilier, manque craquer pour Georges Soros, le philanthrope d’origine hongroise, adepte de Karl Popper, théoricien de la société ouverte.

Et c’est Fort Saganne, plus grosse production alors de l’histoire du cinéma français, avec à l’affiche, déjà monstre sacré, Gérard Depardieu, entouré de Sophie Marceau, Catherine Deneuve, Philippe Noiret et quelques autres. Tournage épique, cauchemardesque, en plein désert au milieu de nulle part. Le film fera un triomphe à Cannes, en 1984.

C’était trop beau, et le destin jaloux allait bientôt mettre un terme à l’insolente ascension d’Albina du Boisrouvray.

Il était dit que son fils serait aux commandes d’un hélicoptère accompagnant le rallye Paris-Dakar dans la traversée du Sahara. Le 14 janvier 1986, en pleine tempête de sable, l’appareil s’écrase au décollage après peut-être une fausse manœuvre, pense-t-on, d’un des occupants de l’appareil découvrant, paniqué, un serpent à bord, dont la région était, en effet, infestée. Tous trouvent la mort sur le champ, Thierry Sabine, le fondateur du Paris-Dakar, le chanteur Balavoine, François-Xavier Bagnoud, le pilote, plus deux autres passagers.

De battre douloureusement, le cœur d’Albina ne va plus s’arrêter. Ravagée de douleur, elle s’enferme deux années entières dans son chalet du Valais, sous la protection des siens, les villageois montagnards et les chasseurs alpins helvétiques, se remet un jour au ski, parvient peu à peu à fermer la porte au supplice lancinant de la culpabilité : avoir laissé son fils pratiquer le dangereux métier de sauveteur des airs. Ce retour sur les chemins de la vie se fera parallèlement en s’occupant jour après jour au petit matin des moutons d’un éleveur nommé Raymond, à l’humanité taciturne.

Passé l’enfer mental des premiers mois, le vrai travail du deuil va venir de l’extérieur : Kouchner l’appelle au Liban, en pleine guerre civile. Un enfer extérieur s’ajoute et, pour partie, succède à l’enfer intérieur. Son combat contre sa souffrance intime va se nourrir désormais du combat contre les souffrances collectives : Albina « entame des négociations de paix avec la destinée » et décide de passer à l’action pour « réparer les vases brisés » partout où elle le pourra. Ce sera, après le Cinéma, la grande et belle aventure de sa vie en quête de rédemption.

Elle va inventer à destination des enfants oubliés du Tiers-Monde sa propre ONG, baptisée FXB, les initiales de son fils. Elle commence par mettre en vente publique tous ses biens, amasse un trésor de paix de cent millions de dollars, part fonder des centres d’accueil en Ouganda, au Rwanda, en Inde, pour les enfants orphelins atteints du sida. Se refusant au micro-crédit présenté partout comme la panacée à la misère mais qui transforme les ultra-pauvres en débiteurs à vie, FXB allouera directement un pécule aux mères célibataires pour en faire autant de micro-entrepreneuses.

Le système mis en place, Albina va porter sa flamme ailleurs, à libérer en Asie des enfants victimes du tourisme sexuel, rapatrier de Thaïlande des centaines de prostituées birmanes, parcourir les villages indiens oubliés des dieux et des hommes pour plaider la cause des malades du sida, que les autorités s’acharnaient à nier.  

« Un pied dans la boue, un pied dans la soie », Albina du Boisrouvray aura sorti en trente ans cent mille personnes de la pauvreté dans ses villages FXB. Dix-huit millions de personnes auront été impactées dans le monde par ses activités. Qui dit mieux ?

Pour autant sa notoriété en France, loin derrière un Kouchner ou Mère Teresa, n’est pas à la mesure de son action. Est-ce, précisément, parce que la place, médiatiquement, était déjà prise ?  Parce qu’elle n’a jamais sollicité les contributions du public français ? Parce que ses programmes FXB n’étaient pas situés dans le pré carré de la France en Afrique ? Parce que ses modalités d’action étaient d’inspiration anglo-saxonne ?

Question : agissant, solitaire, en mémoire de son fils, cette Mater Dolorosa aura-t-elle des suiveurs de sa trempe chez les Heureux du monde, comme elle en fut et en fit elle-même ?

Hommes riches, femmes riches, encore un effort pour soulager les misères du monde.

Pour finir, voici ce portrait d’Albina du Boisrouvray dans un livre de Jean Daniel sur ses contemporains.

« Sa demeure du Valais est d’autant seigneuriale qu’elle domine plusieurs vallées Mais voilà, c’est un chalet-cénotaphe, une demeure-musée. Pas un meuble, pas un recoin d’une pièce quelconque où l’on ne trouve le visage bouleversant de sereine juvénilité, de tendresse inspirée, d’héroïsme bien élevé de ce Mermoz adolescent, mort d’une mission en hélicoptère. Il vit dans cette maison d’une étrange manière. On pouvait craindre de se sentir gêné dans une maison entièrement vouée à son souvenir, craindre de n’être pas admis dans ce tombeau sans sarcophage mais où tous les objets rappellent le jeune pharaon auquel les Dieux ont dérobé la momie. Mais non. François-Xavier est partout ici présent, dans l’instant immobile, en pleine activité, rayonnant, lumineux et séraphin aux côtés de sa mère qui, ainsi accompagnée par lui, a remis cette amazone intrépide, sauvageonne de haute lignée, sur les routes du monde.

C’est au contraire cet archange au sourire en communion avec celui de Reims, qui a pris par la main cette Mater Dolorosa, décuplant une énergie énorme, pour la conduire dans les chemins de la félicité heureuse. François-Xavier, ce fils disparu, est devenu un dieu de bonheur. C‘est impressionnant à contempler. C’est contagieux. Elle est accompagnée. »

2 Commentaires

  1. Oui, elle est accompagnée, et il est facile de le prouver par la visite chez un médium! C’est ce que j’ai fait moi-même après avoir perdu mon mari et étant inconsolable pendant pas mal de temps, et c’est incroyable comment cela peut vous aider à guérir! Un bon médium va vérifier que c’est vraiment la personne (ou bien son âme) que l’on veut contacter: il va décrire la manière de mourir de cette personne, et puis on peut aussi verifier si la conversation que l’on aura avec sa personne aimée contiendra des éléments et détails que le médium n’a pas pu savoir. C’est géniale, j’ai moi-mème convaincu pas mal de gens qui avaient perdu quelqu’un. Cette expérience ouvre une toute nouvelle dimension spirituelle pour nous tous! (Et cette découverte ne coûte qu’environ 50 euros par visite …)
    Amicalement de la Suède,
    Maja