« La rose est sans pourquoi ».
Qui ne connaît, en philosophie comme chez les amoureux des fleurs et les botanistes, la phrase fameuse du prêtre et mystique Silesius (1624-1677) qui, pour asseoir sa démonstration, ajoutait : « Elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a soucis que d’elle-même, ne demande pas si on la voit. » Bref, la rose est, comme Dieu, autotélique, elle est la cause d’elle-même, est à elle-même sa propre fin. Ce à quoi Leibnitz opposera que rien n’est sans raison. À quoi Heidegger lui opposera à son tour que sans pourquoi n’est pas du tout la même chose que sans raison, pour bientôt conclure que l’homme lui-même, comme la rose, est sans pourquoi. Gertrude Stein enfonce le clou en 1913 par une répétition sans appel, devenue culte : « Rose est une rose, est une rose, est une rose. »

Une rose est-elle une rose ? Si vous voulez réfléchir à cette vertigineuse question, vérifier ou infirmer selon vos inclinaisons, réflexions, convictions, croyances, ces assertions confluentes, portez-vous chez Claude Monet à Giverny où se tient une exposition de peinture assez magistrale sur le Pouvoir des Fleurs. Déjà, il y aura cinq siècles, le sieur Pierre de Ronsard, prince des poètes alors à peine âgé de vingt ans, invitait galants et mignonnes à aller voir si la rose, qui ce matin avait déclose sa robe de pourpre au soleil, n’avait point perdu cette vesprée, les plis de sa robe pourprée et son teint aux leurs pareil.

Si vous répondez à l’invite ronsardienne, vous verrez à Giverny, dans le petit musée non loin de l’étang japonais aux nénuphars immortalisé par Monet, un long cortège d’artistes qui, des Vanités du hollandais Bosschaert aux accumulation florales en argent massif d’Ann Carrington, via les planches botaniques de Redouté, Le Chevalier aux fleurs de Rochegrosse, Caillebotte et tutti quanti, tentent tous, sans s’en être avisés, de répondre par le pinceau à la question, en effet, du pouvoir de fascination des fleurs sur les humains. Beauté parfaite, ornement gratuit, intelligence de la Nature, que viennent donc faire les fleurs, ces inutilités infiniment poétiques mais sans fruits ni récoltes, dans le Jardin de la Création ? Incarner la pureté, la virginité, la bonté, l’innocence, la béatitude du monde des origines, quand il était encore à l’état de nature et resté inviolé, quand le Mal était inconnu, rappeler aux hommes et plus encore aux femmes à faire leurs ces valeurs de douceur, d’élégance et d’amour du beau, accomplir, « transplanter » ce devoir de beauté dans leurs propres vies, devenir des fleurs humaines elles-mêmes ? Tout cela, oui, et bien d’autres symboles encore.

Outre cette leçon éternelle d’humanité et de grâce que nous dispensent les fleurs, ces artistes absolues, on apprendra à Giverny si on ne le savait déjà, que, dotées pour la plupart d’organes mâles et femelles, ces petites et grandes Dames de la nature, hermaphrodites consommées, font en quelque sorte l’amour avec elles-mêmes pour fleurir. Cela s’appelle l’angiosperme. À l’heure du féminisme militant, prenons-en de la graine, si je puis dire.

Mais tout, hélas, n’est pas rose, dans ces histoires de fleurs et en particulier de roses. Un roman sobrement accusateur, Rose nuit, d’un jeune auteur, Oscar Coop-Phane, s’est penché sur le commerce mondial des roses, des serres infestées de pesticides d’Éthiopie et du Kenya, où s’échinent sans protection, pour des salaires infâmes, tout un prolétariat de jeunes femmes sacrifiées, jusqu’aux trottoirs de Paris et des bistrots de nuit où des immigrés du Bengale nous proposent pour quelques petits sous des roses en bout de chaîne, fruits de tant de sueur et de misère, avant de regagner les taudis des négriers du sommeil. Leur pauvre destin mondialisé est entre les mains d’un trader français solitaire, opérant à la gigantesque bourse aux fleurs d’Amsterdam, entre deux virées nocturnes au Quartier rouge de la Venise du nord.

Il y avait les diamants du sang en Afrique, les textiles de la mort au Bangladesh, les rejoignent aujourd’hui les Fleurs de la misère. Zola pas mort.


Exposition « Flower Power » du 29 septembre 2023 au 7 janvier 2024 au Musée Giverny.

Oscar Coop-Phane, Rose nuit, Grasset, 28 août 2023.