Mars 2020, confinement. On s’en souvient. Les engagements pris par Jean-Philippe Toussaint – réunions littéraires, rencontres, salons – sont annulés, et l’auteur, qui n’avait pas de projet d’écriture en cours, décide de traduire Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, traduction que les éditions de Minuit publient en cette rentrée littéraire, en parallèle de L’Échiquier. Quelque peu ébahi, comme nous tous, par cette période étrange qui nous assigne à résidence, Toussaint se fixe une routine : diviser ses journées en deux, une partie pour la traduction, une partie pour la rédaction d’un texte dont il ne sait pas où il va, ni ce qu’il raconte. Mais, peu à peu, l’auteur comprend ce que le texte dit

Pourtant, Toussaint s’était fixé un cahier des charges. Il envisageait un texte tricéphale, une sorte de journal d’une traduction en même temps qu’une réflexion plus générale sur l’acte de traduire, le tout mêlé à des méditations sur l’écriture elle-même. Mais le texte qui s’écrit ne respectera pas vraiment cette trame. Il devient un texte intime, autobiographique, où apparaissent les parents, les amis d’enfance et de jeunesse, la femme aimée, les réalisations cinématographiques. Cette bifurcation par rapport au projet initial s’explique en partie par la référence aux échecs. Le jeu d’échecs est un motif littéraire, on le sait : l’Alice de Lewis Carroll, les poèmes de Borges, Nabokov, Zweig bien sûr… la liste est longue, sans cesse alimentée. Sans doute parce que les échecs sont la pierre de touche de l’abstraction, et que se dévoile sur le plateau de jeu une arborescence des possibles qui a tout à voir avec les fondements de la fiction, que l’on pourrait condenser en l’expression « et si ?.. » Les grands joueurs s’appuient sur une connaissance intime des grandes parties jouées depuis que l’on consigne les parties jouées, de même que les écrivains s’appuient sur les textes de leurs aînés. Il y aurait bien d’autres rapprochements à faire, mais ce n’est pas le sujet de cet article.

Les échecs sont une composante essentielle de la vie de Jean-Philippe Toussaint, c’est ce qu’il nous livre dans L’ÉchiquierÉchiquier qui s’ouvre sur la description du pavage de son école primaire, dalles noires et blanches alternées. Toussaint est devenu un bon joueur, capable de décrocher une « presque nulle » face à Viktor Kortchnoï. C’est son ami Gilles Andruet, champion de France d’échecs, qui lui montrera le coup qu’il aurait dû jouer pour décrocher une vraie nulle face au Russe. Gilles Andruet, au destin tragique, que Toussaint nous peint dans la splendeur de sa désinvolture, et dont il se refuse à évoquer l’assassinat. Il y a, dans L’Échiquier, des amis d’enfance ou de jeunesse qui meurent en pleine enfance ou jeunesse. Il y a, dans L’Échiquier, une remontée du temps – perdu et retrouvé, passé et jamais oublié – qui semble la conséquence logique de la stase imposée par le confinement.

Dans ce texte que l’auteur écrit au fil du clavier, dans un apparent désordre – la seule structure avouée étant les 64 chapitres qui le composent, comme les 64 cases de l’échiquier –, une figure, cependant, est centrale : celle du père. Yvon Toussaint, journaliste, rédacteur en chef puis directeur du Soir de Bruxelles, joue aux échecs. Avec son fils enfant puis adolescent, les parties, pendant les vacances, sont longues et réfléchies – on méconnaît l’usage de la pendule. Les ouvertures sont invariables. Lorsque Jean-Philippe acquiert des compétences échiquéennes supérieures à celles de son père, les parties n’ont plus lieu. N’ont plus lieu d’être. Le père gagnait toujours. Le père refuse de perdre face à son fils. Mais comme les échecs ont à voir avec la littérature, c’est par la voix du père que se décide la voie du fils : « Ah, moi, j’aimerais bien que mon fils devienne écrivain. » Dans le texte, l’expression du souhait est remise en doute, pas sur le fond, mais sur la date et la circonstance. Toujours est-il que Jean-Philippe Toussaint écrit : « Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission ».

L’Échiquier est un modèle de livre en train de s’écrire. Mais pas d’écriture au fil de la plume ou du clavier sans remontée du fil historique personnel. La pelote se déroule en même temps qu’elle se forme. Le texte de Jean-Philippe Toussaint parvient à marier la spirale du temps et la rigueur du plan échiquéen. C’est là un de ses mérites, et pas le moindre. Il y a plus : dans ce vortex de texte où le temps occupe la quatrième dimension, la première dimension est celle du texte qui s’écrit (la ligne). La deuxième est celle des coordonnées : le quadrillage de l’échiquier et la mention des coups joués ; l’allusion aux différents appartements occupés par l’auteur qui dessinent un plan. La troisième est la profondeur, culturelle et allusive. Dans cette dimension-là se situe, bien sûr, le travail sur la traduction du texte de Zweig, mais aussi des références à Fellini – Otto e Mezzo est un film qui montre un film en train de se faire, comme L’Échiquier est l’écriture d’un texte en train de s’écrire –, ou aux premiers textes de l’auteur, dont un passage sur Musset parfaitement jubilatoire. « Ici, dans le livre, est le vrai, le juste, le nécessaire » écrit Toussaint. C’est là l’affirmation de l’écrivain, et l’on n’est pas loin, à la lecture, de la démonstration de l’axiome.

Dans chaque parcours d’écrivain à œuvre déployée arrive le moment d’un point de force. Nous y sommes, ici. On ne doute pas que ce texte, apparemment surgi tel quel, soit passé par ce qui fait le travail même de l’écrivain : les relectures, les repentirs, les remords de phrase et les ajouts de rythme. Voilà un texte remarquable, à plus d’un titre.


Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier, éd. de Minuit, septembre2023. 

Stefan Zweig, Echecs, traduction de Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, septembre 2023.