Imaginez une jeune fille, âgée de dix-huit ans, qui est belle, intelligente, qui poursuit ses études à La Preparatoria, meilleur établissement du pays, préparant en cinq ans l’entrée à l’Université, appliquant à la lettre le programme issu de la Révolution et au sein de laquelle règnent émulation, ardeur, activisme. Imaginez une jeune fille faisant partie des trente élèves de sexe féminin autorisés à rejoindre les mille neuf cent soixante-dix autres de sexe masculin que compte l’établissement, reine d’une bande d’amis qu’on surnomme les Cachuchas – c’est-à-dire porteurs de la casquette marron à damiers des mauvais garçons –, qui est joyeusement dévergondée, quelque peu insolente, pour qui la vie semble être celle d’un futur proche des plus radieux, pour laquelle la poliomyélite contractée à l’âge de 7 ans n’est plus qu’un lointain souvenir, et qui voit soudain un événement terrible changer le cours de sa vie du tout au tout et l’enfermer à jamais dans ce que Jean-Marie Gustave le Clézio appelle « la solitude et la malédiction de la douleur, où l’art deviendra sa seule issue ». 

     Le 17 septembre 1925, l’autobus dans lequel elle est montée est percuté par un tramway. Frida Kahlo raconte : « Ce n’est pas vrai qu’on se rende compte du choc, ce n’est pas vrai qu’on pleure. Je n’ai pas eu de larmes. Le choc nous a projetés en avant, et une des rampes du bus m’a traversée comme l’épée traverse un taureau. Un passant, voyant que j’avais une terrible hémorragie, m’a portée et m’a déposée sur une table de billard où la Croix-Rouge s’est occupée de moi. C’est comme cela que j’ai perdu ma virginité. Mon rein était endommagé, je ne pouvais plus uriner, mais ce qui me faisait le plus souffrir, c’était la colonne vertébrale. Personne n’avait l’air de s’inquiéter. Et puis on ne faisait pas de radios. Je me suis assise comme j’ai pu et j’ai dit aux gens de la Croix-Rouge d’appeler ma famille. » 

     On raconte que lors de l’accident, Frida était vêtue d’une robe légère que le choc avait enlevée, qu’un pot de peinture de couleur or porté par un ouvrier assis à côté d’elle avait explosé, recouvrant son corps nu d’une fine épaisseur d’or, et qu’on disait « mira, la bailarina », « regarde, la danseuse ».

     Le résultat de l’accident est terrible : la rampe d’acier de l’autobus a pénétré par le flanc et est ressortie pas le vagin. Le bilan est atroce : colonne vertébrale brisée en trois endroits, côtes et col du fémur rompus, jambe gauche fracturée en onze points, pied gauche écrasé, épaule gauche démise, os pelvien disloqué. On la croit perdue. C’est peu compter avec l’incroyable énergie de la jeune fille. Elle trouve la force de lire, de plaisanter, d’écrire à ses amis, de chanter, de pratiquer l’humour noir. Elle dit : « La seule bonne chose, c’est que, maintenant, je commence à m’habituer à souffrir ». Elle dit aussi : « Je ne suis pas morte et, de plus, maintenant, j’ai une raison de vivre. Cette raison, c’est la peinture. » 

     Un mois après, le 17 octobre, elle sort de l’hôpital. Et, le 18 décembre elle effectue sa première sortie, à pied. Malgré le corset de plâtre dans lequel elle est enserrée, elle reprend un autobus qui la conduit de Coyoacán au centre de México. Ce qu’elle écrit alors à Alejandro est fondamental : « Si tu savais, comme c’est terrible de savoir soudain, comme si un éclair illuminait la terre. J’ai l’impression d’avoir tout appris en quelques secondes. J’ai vieilli brusquement et tout est maintenant paisible et lumineux. Je sais qu’il n’y a rien à chercher derrière, car s’il avait quelque chose je le verrais. »

     La peinture, la souffrance : nous sommes en plein dans notre sujet, et dans cette relation si particulière qui, dans le cas de Frida Kahlo, unit l’une à l’autre. Proust, a une phrase extraordinaire, que je vous soumets. Il écrit : « Je ne tenais pas seulement à souffrir, je tenais à l’originalité de ma souffrance. »

      Avortements thérapeutiques, multiples opérations du pied droit et de la colonne vertébrale, ulcères à répétition qui conduiront à une amputation, depuis le jour de son accident jusqu’à celui de sa mort, elle subira trente-cinq opérations, portera des corsets orthopédiques en plâtre, en bois, en fer. Elle sera pendue, nue, par les pieds, la tête en bas, afin de renforcer sa colonne vertébrale ; vivra dans les caillots de sang et les odeurs de chloroforme, les bandages, les aiguilles, les scalpels. Ligotée, transpercée, abrutie par les analgésiques. Elle est l’incarnation tragique de la définition du corps donnée par Platon : « Semblable à un tombeau qui nous emprisonne, comme l’huître est prisonnière de sa coquille. » 

     Et maintenant, une anecdote : à chaque fois que Frida pénètre dans la salle d’opération, sa sœur Cristina lui peigne soigneusement les cheveux, lui poudre le visage, emporte avec elle dans un mouchoir ses bridges qu’elle lui remettra tout comme ses vêtements lorsqu’elle sera ressortie de la salle d’opération. 

     Les lettres, dans lesquelles Frida Kahlo décrit son état et sa relation à la souffrance sont légion. En voici quelques-unes…

      En 1925, à son amoureux Alejandro Gomez Arias : « Dans dix-huit jours, cela fera un mois que je suis couchée et va savoir combien de temps je vais passer dans cette boîte ; bref, je ne fais rien à part pleurer, et puis dormir, mais rien qu’un tout petit peu, car c’est la nuit, quand je suis seule, que j’arrive le mieux à penser à toi, alors je voyage avec toi… » 

      Deux ans plus tard, toujours à Alejandro : « Si jamais par malheur le corset ne donnait aucun résultat, alors il faudrait m’opérer et l’opération consisterait à m’enlever un bout dans une jambe pour me la mettre dans la colonne, mais avant que ça arrive, tu peux être sûr que je me serai auto-éliminée de la surface de la terre. Voilà à quoi se réduit mon existence : je m’ennuie avec un E comme Et merde ! » 

      Et ceci : « Vendredi, on m’a posé ce foutu corset en plâtre. Depuis, c’est un vrai calvaire, comparable à rien ; je ressens comme une asphyxie, une douleur atroce dans les poumons et dans tout le dos ; quant à la jambe, je ne peux même pas la toucher ; je ne peux presque pas marcher et encore moins dormir. Figure-toi qu’on m’a suspendue par la tête pendant deux heures et demie, ensuite sur la pointe des pieds pendant plus de deux heures et quart. Si tout ça ne me soulage pas, sincèrement, je préfère mourir, parce que je suis au bout du rouleau. » 

      Et ceci encore, en 1932, à l’un de ses médecins le docteur Leo Eloesser : « Tout me fatigue. Pourtant, j’ai envie de faire des tas de choses et jamais je ne me sens déçue de la vie, comme dans les romans russes. » 

     Nous pourrions continuer encore longtemps la terrible litanie de ces lettres dans lesquelles Frida Kahlo évoque sa souffrance. En voici une dernière, envoyée de New York en juin 1946 : « Ça fait trois weeks qu’ils ont coupé dans l’os. C’est une pure merveille, ce médicament, j’ai le body plein de vitalité, tellement qu’aujourd’hui mes poor feet ont eu droit à deux petites minutes de répit, mais crois-moi je n’y believe pas. J’ai passé les deux first semaines à souffrir et à pleurer, car vois-tu, c’est le genre de douleur que je souhaite à nobody, stridentes et malignes, comme pas deux, mais cette semaine le tumulte a faibli et j’ai plus ou moins bien survécu à grand renfort de saloperies de cachets. » 

      Le samedi 7 mai 1927, elle avait écrit à Alejandro un petit mot très intéressant pour notre sujet : « Quand je me serai habituée à cette saleté d’appareil, je vais peindre le portrait de Lira, après je verrai quoi d’autre. » 

     C’est-à-dire qu’elle sait déjà qu’elle va traduire sa souffrance en art, que ce n’est pas sa souffrance qui compte mais l’originalité de cette dernière qui va lui permettre, comme le roi Midas, de transformer l’excrément en or.

    Je note que ce fameux accident elle n’y fera référence dans sa totalité qu’une seule fois. Non pas dans un tableau mais dans un croquis à la mine de plomb, le 17 septembre 1926, soit exactement un an jour pour jour après son accident : la collision, les morts, les blessés qui gisent à terre, une jeune femme allongée (elle) sur une civière marquée Cruz Roja (Croix Rouge), immobilisée par des plâtres et des bandelettes. Un trait brutal, presque gauche. C’est un fait : jamais elle ne se sentira capable de représenter ce drame sur un tableau. Son amie, la photographe Lola Álvares Bravo, expliqua qu’après l’accident, le combat entre les deux Frida ne cessa jamais. Toute sa vie, la Frida morte lutta contre la Frida vivante. Du propre aveu de Frida, les deux événements fondateurs de sa vie furent deux accidents. Elle dit : « La rencontre avec Diego et le tramway qui me renversa. »

     Un certain nombre de tableaux permettent d’aborder ce cheminement, ce lien incessant entre douleur, création et vie.

     Dans Le Cœur, une toile de 1937, qu’elle va offrir à son amant parisien, l’ethnologue surréaliste Michel Petitjean, et qu’elle a commencé de peindre deux ans auparavant, alors que Diego venait de la tromper avec sa propre sœur Cristina. Elle y apparaît visage inexpressif, cheveux coupés, en vêtements européens, entre sa tenue d’écolière en arrière plan et au premier en tehuana. Cette dernière, robe des femmes de l’isthme de Tehuantepec qui sépare l’Amérique du nord de l’Amérique centrale, constitue pour elle le symbole de son engagement politique aux côtes de la révolution mexicaine. Porter la tehuana c’est exhiber sa mexicanité. Ce que ne faisait ni Maria Felix ni Dolores del Rio deux stars du cinéma mexicain qui, une fois loin des plateaux de cinéma, s’habillaient en Dior et en Chanel. 

     Deux éléments interpellent : le cœur sanglant à terre et la barre de fer qui la transperce. Deux blessures apparaissent en permanence dans la peinture de Frida Kahlo : les blessures physiques et les blessures morales (psychiques). 

    Revenons quelques années en arrière… En 1932, Frida Kahlo fait un séjour à l’hôpital Henry-Ford, à Detroit, dans le Michigan. Suivie par le docteur Pratt. Sa deuxième grossesse, de quatre mois, s’est une nouvelle fois terminée en avortement spontané. Frida Kahlo, qui commence à s’intéresser à la technique de la lithographie, livre une œuvre intitulée La fausse couche. S’inspirant d’un livre d’histologie ou d’embryologie, elle constitue une représentation très précise du développement d’une grossesse. 

     Que voyons-nous, à gauche, un grand fœtus masculin, relié par une veine à Frida qui se trouve au centre de la représentation. Cette veine s’enroule en spirale autour de sa « bonne » jambe qui se situe dans la partie claire de l’œuvre. Dans le bas-ventre se trouve un fœtus de plus petite taille en position physiologique. Au-dessus du fœtus masculin, on aperçoit des représentations de cellules dans la première phase de bipartition, menacées et divisées des deux côtés par des petites flèches. Le côté droit du corps de Frida est à l’ombre, marquant ainsi la partie de son corps qui provoque la douleur. Son visage est inondé de larmes, comme souvent dans ses tableaux. Des gouttes de sang tombent sur le sol, formant une flaque où naissent des plantes de grande taille. Leur feuillage ressemble à des organes humains et à ceux de fœtus masculins. Le côté clair et le côté sombre du corps de Frida – les zones d’ombre et de lumière – expriment la souffrance et la douleur, la vie et la mort : la dualité. La partie sombre de l’œuvre nous montre en outre la lune en larmes ainsi qu’un troisième bras tenant une palette en forme de cœur. Enfin, on peut voir encore, à droite, plusieurs gouttes de sperme placées en ligne droite, ainsi qu’une pluie de gouttelettes. Dans cette œuvre, Frida montre aussi clairement la partie inférieure de son corps mutilée par la poliomyélite alors qu’elle avait huit ans. Tout porte à penser que si l’accident de 1925 a eu des suites pour la fécondité de Frida, sa stérilité est avant tout une conséquence de ses fausses couches. 

     Elle transforme ici en art son impossibilité à avoir des enfants. C’est la grande affaire de sa vie, l’infini regret. Elle finira même par obtenir d’un ami médecin, le Dr. Marín (frère de l’ex-femme de Diego), qu’il lui procure un fœtus qu’elle conservera chez elle dans un bocal de formol.

     Il faut évidemment rapprocher cette lithographie de la toile intitulée L’Hôpital Henry Ford, contemporaine de La fausse couche. Ici, le sang dramatise la toile : la jeune femme apparaît, entièrement nue, dans une mare rouge qui imbibe les draps de son lit. Une larme coule sur sa joue. Son ventre est encore tout gonflé de la grossesse. Ce sang hémorragique imprègne tout. C’est une toile fondamentale dans la construction de l’œuvre de Frida. Diego écrit : « Jamais une femme n’a mis sur une toile autant d’angoisse poétique. » 

     En 1935, elle peint un tableau qui va devenir parmi ses plus connus : Quelques petites coupures. Revenons quelque peu en arrière. Alors que Frida vivait son troisième avortement, provoqué, cette fois, par le docteur Zollinger, au bout du troisième mois de grossesse, dans un hôpital de Mexico, Diego Rivera, nous en avons déjà parlé, en profitait pour avoir une liaison avec Cristina, la propre sœur de Frida, l’amie, la confidente, le double adoré. On peut imaginer le choc. Frida quitte le domicile conjugal, emportant avec elle son singe-araignée préféré, et part s’installer dans un appartement du centre de México. Elle s’est coupé les cheveux, ceux que Diego aimait tant ; a délaissé ses tenues d’indienne pour revêtir parfois des habits d’homme ; et est retombée dans un de ses travers, une consommation excessive d’alcool. On raconte même qu’elle dissimule une petite flasque de cognac dans ses jupons. Mais là encore, elle transforme sa souffrance en art. 

     Que voit-on dans Quelques petites coupures ? Une femme, lacérée de coups de couteau, par un homme qui se tient à ses côtés et qui ressemble étrangement à Diego… Hayden Herrera, la fameuse biographe, assure que le tableau « représente le moment qui suit immédiatement le meurtre ». L’assassin est debout devant sa victime, la main gauche plongée dans la poche de son pantalon, l’autre tenant l’arme du crime. La femme est nue, gisant en travers de sa couche, le corps couvert d’entailles sanguinolentes. La femme laisse retomber un bras inerte et tourne vers le spectateur une paume ouverte d’où s’écoule un torrent de sang. Comme si la toile ne suffisait pas à montrer toute l’horreur de la scène, le cadre lui-même est éclaboussé de grandes taches de sang. On murmure que Frida aurait représenté le meurtrier sous cet aspect « parce qu’au Mexique, il est tout à fait satisfaisant et normal de tuer ». 

     Rappelons qu’un fait divers de l’époque raconte qu’un ivrogne, après avoir criblé sa femme de vingt coups de poignards, avait déclaré au juge : « Mais enfin, je ne lui ai fait que quelques petites coupures ! » Il est bien évident que toutes ces « petites coupures » sont la transposition d’une grande blessure : celle à laquelle Frida a dû faire face – la double trahison de Cristina et de Diego.

     En 1932, alors qu’elle est à Detroit, Frida Kahlo avait, dans son tableau intitulé Ma naissance, représenté cette dernière comme un traumatisme : sur la toile, sa mère, la tête recouverte d’un drap, qui est un linceul, a des allures de cadavre, la tête de l’enfant qui jaillit d’entre les jambes de la femme baigne dans le sang. 

     En 1936, Frida, qui a décidé de s’éloigner de l’emprise de Diego Rivera, de se reconstruire une existence nouvelle au travers de sa peinture, de transcender sa souffrance, choisit en toute logique de représenter ses origines, de revenir à ses racines familiales garantes de sécurité. Voulant s’éloigner du muralisme de celui qui est son mari depuis sept ans, elle présente sa « parentèle » dans une puissante saga mexicano-européenne, tout en développant une technique qui lui est propre et qui rappelle celle des ex-voto. 

     La toile s’intitule Mes grands-parents, mes parents et moi. On la voit, représentée sous les traits d’une fillette, nue, dans le patio de sa maison bleue. Ce sera la seule fois où elle peint cette maison qui représente tant pour elle. A ses pieds une petite chaise. Dans une main elle serre un ruban qui retient son arbre généalogique tel un ballon. Le portrait des parents flotte dans les airs, tout comme ceux de ses grands-parents émergeant d’un coussin de nuages. Au-dessus de la mère, la très catholique, les grands-parents maternels : Antonio Calderón, qui a du sang indien, et Isabel González y González, la gachupina d’origine espagnole. Au-dessus du père, Guillermo Kahlo, émigré au Mexique à l’âge de 19 ans, le couple européen Jakob Heinrich Kahlo et Henriette née Kaufmann, juifs hongrois d’origine roumaine installés en Allemagne. On remarque sur la robe nuptiale de la mère, un fœtus rouge déjà bien développé – cet enfant à naître, c’est Frida. Au-dessous du fœtus, un énorme spermatozoïde poursuivi par des concurrents et s’apprêtant à féconder un ovule – c’est encore Frida, mais cette fois au moment de sa conception. Enfin, sur la gauche du tableau, une autre scène de fécondation : une fleur de cactus qui s’ouvre pour recevoir le pollen apporté par le vent.

     J’ai toujours pensé qu’on ne peut dissocier la vie de la création, qu’il y a passage de l’un dans l’autre, qu’une opération de vases communicants s’opère sans cesse. Chez Frida Kahlo, c’est un véritable cas d’école. Tout est donné. Il suffit d’observer, de rassembler les faits pour comprendre et analyser. Prenons par exemple cette toile, réalisée en 1938 : Ce que l’eau m’a donné. On sait que depuis 1932, son pied droit la fait horriblement souffrir, à cause des ulcères à répétition qui l’affectent. Opérée une première fois en 1934, elle est amputée de cinq phalanges. Une deuxième opération est effectuée en 1935 : on a trouvé plusieurs os sésamoïdes, près des articulations et dans l’épaisseur des tendons. La cicatrisation, très lente, prend six mois durant lesquels elle peut à peine marcher. Troisième opération en 1936. Extirpation des os sésamoïdes, nouvelle cicatrisation très lente ; tout cela pour rien puisque l’ulcère trophique n’a toujours pas disparu. Dans Ce que l’eau m’a donnée, toile qui bouleversa André Breton, et qui se présente comme une rêverie peuplée d’images inquiétantes, de réminiscences, de symboles de la sexualité et de la mort, flottant dans une baignoire remplie d’une eau saumâtre, on remarque deux pieds dont l’un est affublé d’une fracture sanglante qui va jusqu’au gros orteil. Dans son fameux Journal, rédigé de 1944 à sa mort, un des derniers dessins montre ce même pied droit, noyé dans une tache de couleur, qui le gonfle et le déforme. Frida Kahlo a ajouté une légende : « Empreinte de pieds et empreinte de soleil. »

     En 1939, Frida Kahlo peint Suicide de Dorothy Hale. De quoi s’agit-il ? En octobre 38, une jeune femme nord-américaine, amateure d’art, Dorothy Hale, se jette du haut de l’Hampshire House, à New York. Son amie, Clare Boothe Luce, rédactrice en chef de Vanity Fair, demande à Frida un portrait qui rendrait hommage à la belle et malheureuse jeune femme. Le résultat horrifia Clare Boothe Luce qui dans un premier temps eut envie de « détruire le tableau avec une paire de ciseaux, et cela devant témoin ». Finalement, Frida gomma sur le tableau la légende précisant que la riche américaine avait commandé le tableau. Pourquoi un tel rejet ? Eh bien, tout simplement parce que la toile illustre les différentes étapes du suicide. On y voit Dorothy Hale qui saute, puis tombe dans le vide, puis s’écrase finalement dans un bain de sang sur le pavé, les yeux grands ouverts. La « légende » – une bande grise située dans le bas du tableau, rédigée en lettres rouge sang – dit : « Dans la ville de New York, le 21 du mois d’octobre de l’an 1938, madame Dorothy Hale se suicida en se jetant par une très haute fenêtre de l’immeuble Hampshire House. A sa mémoire, ce retablo, (ici un blanc recouvert de peinture) l’ayant exécuté Frida Kahlo ».

     Ce suicide, en réalité, aurait pu être celui de Frida Kahlo. Quand elle peint ce tableau, elle vit seule et est dans une solitude profonde. Abandonnée par Diego qui a fini par demander le divorce, délaissée par son amant Nick Muray qui lui a annoncé par lettre qu’il allait se marier avec une autre. La jeune femme, étendue sur le sol de New York porte sur son cœur un bouquet de rose : celui qu’avait donné à Frida son dernier amant, envolé comme tous les autres, Isamu Noguchi. 

     La jeune femme ensanglantée, c’est Frida Kahlo, elle aussi plus que jamais hantée par le suicide, qui l’accompagnera toute sa vie. Souvent, après son accident, elle avait songé, écrit, dit et redit, qu’il eût mieux valu que la mort l’emportât. Mais toujours elle s’est reprise, elle a fait face. « Il n’y a pas de remède, il faut s’y faire, voilà tout », aimait-elle répéter. Peu après sa rupture avec Nick Muray – alors qu’elle est en train de peindre Suicide de Dorothy Hale – elle lui écrit : « Laisse-moi te dire mon gars, que cette période a été la pire de toute ma vie et que je suis surprise qu’on puisse y résister ». Frida Kahlo y résiste pourtant, parce qu’elle transforme sa souffrance en art, parce qu’une nouvelle fois l’exorcisme de l’art ne gomme pas la réalité mais aide à l’accepter et surtout à la dépasser.

     L’une des toiles les plus connues de Frida Kahlo, a pour titre La colonne brisée. Elle a été peinte en 1944. Il faut d’ailleurs la rapprocher d’une autre toile, Arbre de l’espérance, sois solide, datant elle de 1946. Dans ces deux toiles elle se représente comme une peau écorchée, à vif et qui saigne, fendue en deux, abîmée, recousue, ouverte, rapetassée par la chirurgie. Frida peint ce qu’elle vit. Diego Rivera définit avec beaucoup de lucidité ce processus : « Résistance à la vérité, à la réalité, à la cruauté et à la souffrance. Jamais auparavant, une femme n’avait créé de poésie aussi déchirante sur la toile. »

     La colonne brisée est un autoportrait. Frida apparaît nue, debout, le corps divisé en deux par une large fente dans laquelle se trouve une colonne ionique fendillée. Un corset orthopédique entoure le torse disloqué. Des sangles en cuir à boucles métalliques complètent le tableau. Des larmes coulent sur le visage, des clous transpercent le corps dont le bas est recouvert d’un linge blanc qui fait songer aux représentations religieuses. Frida, éventrée de haut en bas, est présentée dans un paysage désertique. Le même que celui qui apparaît dans Sans espoir, une toile peinte en 1945 : sous une lune et un soleil froids, un grand entonnoir, maintenu par un appareillage des plus angoissants, déverse dans la bouche de la malade, toutes sortes de viandes qu’elle vomit au fur et à mesure qu’on la gave. Plaies, balafres, prothèses, la souffrance exprimée par Frida Kahlo n’est pas seulement d’ordre sentimental mais physique. 

     Dans une lettre adressée au docteur Eloesser, contemporaine de La colonne brisée, Frida Kalho écrit : « Je vais de plus en plus mal. Au début, ça été la croix et la bannière pour m’habituer. Putain ce que c’est pénible d’avoir à supporter ces appareils, mais si tu savais à quel point j’allais mal avant qu’on me les mette. Je ne pouvais matériellement plus travailler, chaque mouvement, même insignifiant, m’épuisait. Mais écoute, mon beau, quand tu viendras, au nom de ce que tu as de plus cher au monde, explique-moi le genre d’emmerdes que j’ai et dis-moi si ça peut  être soulagé ou si je vais en crever de toute façon. » 

     Concernant cette Colonne brisée, j’aimerais ajouter ceci. Sur un croquis préparatoire, Frida note : « Attendre, la colonne brisée, sans bouger, sur le vaste sentier de ma vie cerclée d’acier. » Exécuté durant les cinq mois où les médecins de Frida lui imposent le port d’un corset, ce tableau douloureux rappelle tout à la fois, le martyre des saints – notamment celui de saint Sébastien, le corps transpercé de flèches alors que celui de Frida l’est de clous – mais aussi ce rituel aztèque, lié au culte de Quetzalcoatl, le « serpent à plumes », consistant à se perforer certaines parties du corps avec des épines d’agave. Ce qui fait la force des toiles de Frida, c’est bien cette conjonction de deux pensées du monde, de deux spiritualités. C’est ce qu’on appelle le syncrétisme, qui n’est rien d’autre qu’une forme d’hybridation. Ainsi, le syncrétisme religieux conduit-il à la formation d’une religion nouvelle produite par la confrontation de l’influence de croyances et de valeurs issues de systèmes culturels opposés. C’est la Vierge de Guadalupe au Mexique, c’est le syncrétisme cubain dans lequel chaque saint catholique a son équivalent dans la Santería, et donc dans cette Colonne brisée ce lien entre les flèches de San Sébastien et les pointes d’agave des rituels propres aux anciens mexicains.

     La douleur extrême, le deuil de ses fausses couches, la jambe hypertrophiée, les abcès, les carcans orthopédiques, les clous qui déchirent son corps, les opérations sans fin, les interventions chirurgicales, la dépendance à l’alcool, les drogues, les analgésiques, la résistance à la démence induite par un dérivé de la morphine, le démérol, sans compter les mensonges permanents de Diego qui ne cesse de la tromper et qui lui dit un jour qu’elle n’est que le « paillasson de son amour », comment Frida peut endurer toutes ces épreuves ? 

     Chaque jour, heure après heure, à chaque seconde, devant la dégradation de sa circulation sanguine, les opérations au pied droit et à la colonne vertébrale, les transplantations et les amputations, Frida Kahlo traverse les délires les plus dégradants, souvent sans pouvoir distinguer entre cauchemar et état de veille – comment peut-elle vivre toutes ces épreuves ?

     Un tableau peut être considéré comme la quintessence de cette expérience dévastatrice : Autoportrait avec le portrait du docteur Farill

     Peint en 1951, trois ans avant sa mort. Elle s’y représente à côté du portrait de son médecin et ami, le docteur Farill, la palette qu’elle tient sur ses genoux est son propre cœur et les pinceaux sont remplacés par des scalpels ensanglantés. L’art libère et l’amitié protège. Regardons attentivement. C’est un ex-voto. Frida ici, remercie le « dieu », le « saint », le chirurgien qui vient de la sauver : neuf mois d’hôpital, sept opérations de la colonne vertébrale. Sur sa palette : son cœur palpitant, aucun tube de peinture. La tenue est sobre (un huipil de couleur blanche). Un tableau presque austère. Seule marque de légèreté, de coquetterie : les boucles d’oreille en forme de mains, offertes par Picasso lors de son exposition parisienne de 1939. Dernière remarque : le bon docteur Farill lui a certes sauvé la vie, mais c’est la peinture qui lui a redonné le goût de vivre.

     Venons-en maintenant au Petit cerf, une toile de 1946. C’est un autoportrait en cerf blessé. En associant sa tête au corps d’un cerf, Frida se figure à moitié femme et à moitié homme, à moitié humaine et à moitié animale. Elle est dans un bois, le corps transpercé de neuf flèches. La foudre frappe l’eau. Une branche morte gît à ses pieds. Sur une photo du tableau qu’elle a offerte à Diego, elle écrit : « Je suis un pauvre petit cerf ». Ce sont les premiers mots d’une chanson en vogue à Oaxaca, en 1930 : un cerf assoiffé d’amour y surmonte sa timidité et réussit à rencontrer son aimée. En mai 1946, elle écrit un Corrido pour A. et L. qui commence par ces strophes :

« Tout seul allait le petit Cerf
triste, à l’abandon, blessé
mais chez Arcady et Lina
il put enfin se réfugier.

Quand le Cerf s’en reviendra
requinqué, joyeux, soulagé,
les blessures de son corps meurtri
enfin auront été gommées

Merci, mes enfants bien-aimés,
de tout, pour votre appui
dans la forêt qu’habite le Cerf
enfin le ciel s’est éclairci. » 

     Le cerf est un leitmotiv de la mythologie du Mexique précolombien, le cerf ou mazatl, est associé au pied droit, le pied malade de Frida. Naître un « 9 cerf » n’est pas une bonne chose, pour les Aztèques, le chiffre 9 est associé aux forces terrestres et nocturnes, quant aux enfers ils comptent 9 niveaux. Le cerf revient d’ailleurs à plusieurs reprises dans son Journal, sous la forme d’une biche dédiée à sa défunte amie Isabel, en lettres capitales de couleur rouge. On peut lire aussi sur une page datée de juin 1953 : « La vie muette/ offrande de mondes…/ cerfs blessés… »

     Ce petit tableau, d’à peine 22cm sur 30 lui tenait fort à cœur, parce qu’elle y faisait, elle l’a dit à plusieurs reprises, « une tentative de vaincre sa douleur par la foi en la vie ». 

     Le « Petit cerf » ne pleure pas, ne se lamente pas malgré la douleur. Bien que seuls des troncs d’arbre restent de la forêt détruite, il la traverse en bondissant, le port haut malgré les blessures. Jusqu’à la fin de sa vie, Frida garde comme un cadeau précieux cette faculté de croire à la vie, croyance qui passe d’abord par la peinture, par la transformation de la douleur en art. Son « engagement » politique est lui aussi une façon d’affirmer la vie et de dépasser sa douleur… Ainsi peut-on lire dans son Journal, ces pages écrites en 1950-51 : 

     Premier extrait : « 1. Conviction d’être en désaccord avec la contre-révolution – impérialisme – fascisme – religion – stupidité – capitalisme, et tout l’arsenal de trucages de la bourgeoisie – Envie de participer à la Révolution pour la transformation du monde en un monde sans classes afin de parvenir à un équilibre meilleur pour les classes opprimées. 2. Moment opportun pour identifier les alliés de la Révolution. Lire Lénine – Staline – Savoir que je ne suis que la “piètre” partie d’un mouvement révolutionnaire. Toujours révolutionnaire, jamais mort, jamais inutile. » 

     Second extrait : « Désespoir qu’aucun mot ne peut décrire. En revanche j’ai envie de vivre, mais j’ai recommencé à peindre. Je suis très inquiète au sujet de ma peinture : comment la transformer pour qu’elle devienne utile au mouvement révolutionnaire. » 

     Sur une autre page de ce même Journal, au milieu d’inscriptions et de slogans à l’encre, de lignes brouillonnes au pastel gras et rouge, on peut distinguer trois images. Sur l’une d’entre-elles un pied lardé d’incisions et de mouchetures est transpercé par une flèche. 

     Douleur, politique, à jamais associées. A des kilomètres de l’image aseptisée, édulcorée que certains tentent aujourd’hui de donner d’elle, à commencer par cette mode imbécile qui consiste à reprendre certains de ses vêtements comme sa robe tehuana (signe politique, engagé de sa mexicanité), ou ses corsets orthopédiques qui la faisaient tant souffrir, et en habillent des mannequins qui se déhanchent sur les podiums des défilés de mode.

     Un de ses derniers tableaux, peint en 1954, a pour titre Le marxisme donnera la santé aux malades. Frida Kahlo y apparaît, portant un corset orthopédique, sauvée par un saint sauveur de miracles : Karl Marx. A sa droite une main étrangle un aigle dont la tête est une caricature de l’Oncle Sam. A sa gauche, une colombe protectrice étend ses ailes et sur Frida et sur un continent de couleur rouge aux couleurs de l’Union Soviétique. Après l’ébranlement de sa foi en la médecine moderne, Frida Kahlo se voue explicitement à un idéal politique…

     Dans ses « Evaluations psychologiques », tout en reconnaissant que Frida Kahlo était « héroïque » et montra dans sa vie une « inébranlable détermination dans sa lutte pour réussir en dépit des dangers et des handicaps », un médecin analyse sa situation de façon trop restrictive. « Compte tenu de sa dépendance enfantine, écrit-il, elle n’avait pas le plein usage de ses capacités d’adulte et niait l’évidence pour se protéger de sa pénible réalité. » 

     L’analyse de Carlos Fuentes me semble plus pertinente, plus profonde. Au fond, dit-il, Frida Kahlo montre à tous que sa souffrance ne peut altérer ni sa maladie ni épuiser la pluralité de son être. J’aime beaucoup cette idée d’une « pluralité inépuisable de l’être ». Elle me semble définir avec beaucoup de justesse les liens multiples que Frida Kahlo entretient avec la vie.

     Au fond, Frida Kahlo est dans un éternel face à face avec elle-même, son corps se rappelle à elle sans répit, et à travers lui, ce sont des zones plus profondes de l’être, avec leurs cicatrices jamais tout à fait soudées, qui refont surface. Jauda Jamis, la poétesse d’origine mexicaine et cubaine propose une lecture à laquelle nous souscrivons : « Plus que se contempler, Frida Kahlo se scrute. Elle n’a pas peur de se regarder dans les yeux. Pour sauver sa peau elle éprouve la nécessité de la mettre à plat sur la toile. Elle se dépouille. Après s’être vêtue à outrance, elle se dénude. Elle est masquée, elle se démasque. Elle se métamorphose. Elle veut que rien ne lui échappe de ces supplices qui lui ont été infligés : parvenir à les dominer, les avoir sous contrôle du moins, sont peut-être des façons de déjouer le destin. Avec ses pinceaux, elle recolle les morceaux. Elle ordonne le désordre qui, en son for intérieur, pourrait peut-être l’égarer. »

     On peut d’ailleurs aller plus loin dans l’approche de cette dualité souffrance/création. La dualité habite fondamentalement Frida Kahlo. Je pense ici à un manuscrit Maya, appelé Tro-Cortesiano, dans lequel on voit le dieu Chac – dieu de la Pluie – arroser un arbrisseau, tandis qu’apparaît derrière lui le dieu Ah Puch – Dieu de la Mort – qui coupe le même arbrisseau en deux. Les Mayas, ayant bien compris que l’homme ne peut ni éviter ni contrarier les phénomènes naturels, les incorporent dans leur système religieux. Ainsi, un dieu construit et l’autre déconstruit. Dans le panthéon aztèque, le dieu Xipe Totec – Dieu de la peau écorchée – est un dieu double dont la peau n’est jamais la sienne : il peut, soit porter celle de la victime sacrifiée, soit se dépouiller de la sienne, tel un serpent, dans un rite d’éternel résurrection. Xipe Totec – Dieu du Printemps – apporte la résurrection et inflige des sacrifices. Les dieux mexicains possèdent une particularité ambiguë : Les biens qu’ils promettent sont inséparables des biens qu’ils octroient. 

     Cette dualité est très présente dans l’œuvre de Frida Kahlo, notamment dans un tableau de 1939 : Les deux Frida. Celle de gauche porte une robe de dentelle à l’européenne, avec sur le corsage une sorte de pli en forme de boutonnière ou de sexe féminin. Celle de droite, vêtue à la mexicaine, porte des ciseaux chirurgicaux qui tentent de retenir une artère issue du cœur. Dans ce tableau d’un format tout à fait inhabituel – carré : 173 x 173 –, Frida exprime son métissage, mais aussi un instant crucial dans sa vie puisqu’elle le termine juste avant son divorce. Une nouvelle fois, l’autoportrait apparaît bien comme le journal de sa vie. 

     Revenons à la douleur, et au Journal. En 1947, alors que Frida est toujours sous l’emprise d’une grande quantité d’analgésiques, absorbée à la suite d’une opération particulièrement douloureuse subie l’année précédente, elle écrit, dans une écriture molle et visiblement non maîtrisée : « Je voudrais pouvoir faire ce qui me plaît – derrière le masque de “la folie”. Ainsi : je composerais des bouquets toute la journée, je peindrais la douleur, l’amour et la tendresse, et je rirais à gorge déployée de la stupidité des autres qui s’exclameraient : la pauvre, elle est complètement dingue ! » 

     La souffrance, grand thème de l’histoire de l’art depuis la Passion du Christ et le martyre des saints, est revisitée par Frida Kahlo dans un monde laïcisé et moderne, faisant de cette dernière le leitmotiv de son concept artistique. Elle se représente dans une situation de maladie ininterrompue, qui devient une évidence pour le spectateur. Ce qui lui permet de réaliser cette situation, c’est sa pratique très particulière de l’autoportrait. On sait le lien que ces autoportraits entretiennent avec la pratique mexicaine de la gravure, des corridos, et des ex-voto, mais il faut rappeler un fait essentiel : Frida Kahlo ne s’est jamais représentée, je le répète, avec les attributs du peintre, pinceau, palettes. 

     C’est Diego qui la représenta avec les attributs de sa profession dans la fresque de San Francisco Unité panaméricaine. Sur laquelle elle apparaît en costume de tehuana, le pinceau et la palette à la main. Détail qui a son importance, la jeune femme en robe blanche, tenant la main de Diego, c’est Paulette Goddard, l’amante du moment, avec laquelle il a fui à San Francisco !

     Dans le tableau déjà évoqué Autoportrait avec le portrait du docteur Farill, la palette, comme je l’ai indiqué précédemment, est un cœur ouvert et les pinceaux des scalpels. Pourquoi ? Parce que pour Frida Kahlo, la peinture n’est pas une profession mais la résultante d’une souffrance qu’elle tentera toute sa vie non pas de maîtriser mais de faire parler. 

     Dans un dessin surréel, dans lequel on la voit, pantin désarticulé, vaciller au sommet d’une colonne dorique, où un œil, une main, une tête, un pied, détachés du corps tombent dans le vide, elle a écrit ces quelques mots terribles : « Je suis la désintégration ». Une nouvelle façon en somme de dépasser la douleur. 

     C’est une image d’elle-même, de son corps, de son inconscient, de cette douleur qu’elle a suivi au jour le jour dans son œuvre, passant lentement des autoportraits, qui l’obligeaient à rester des heures debout devant un miroir, pour se consacrer aux natures mortes, qui n’en sont pas vraiment, au sens strict du terme, puisque nous l’avons déjà mentionné, elle les appelle des « natures vives » mais surtout parce que d’une certaine façon, bien qu’elle peigne des fruits et des légumes, elle continue de se peindre elle-même. En 1952, elle peint une Nature vive où figurent des fruits et des légumes typiquement mexicains, et affirme que cette toile parle d’elle : elle y exprime l’impression qu’elle a de se transformer en légume lorsqu’elle est obligée de s’aliter pendant un temps interminable.

     Je voudrais insister, avant de conclure, sur un dernier point. Tout porte à croire que Frida Kahlo a commencé à peindre et à dessiner avant 1925 et ses séjours récurrents à l’hôpital. A la Preparatoria, elle suivait des cours de dessins, et elle pouvait observer jour après jour le travail des artistes qui travaillaient à la décoration des murs des bâtiments. Il ne faut pas oublier qu’en cette époque post-révolutionnaire, les murs de toutes les grandes villes du Mexique se couvrent de fresques destinées à rappeler au peuple libéré de la dictature européenne ses racines aztèques. A Mexico, la capitale – 400.000 habitants –, la peinture est à tous les coins de rue.

     En réalité, l’accident de 1925 et le traumatisme qui s’en est suivi ont apporté à Frida Kahlo, par réaction, un élan vital essentiel à l’élaboration de son œuvre picturale. C’est comme si cet accident, sur sa trajectoire intérieure, avait été nécessaire.

     La grande force de Frida Kahlo est de pouvoir décrire « directement » une souffrance qui aurait dû la rendre muette. Son cri est intelligible parce qu’il prend une forme émotionnelle et visible et fait d’elle une des grandes interprètes de la douleur. Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Ce qui m’émeut le plus et qui fait, à mon sens, que cette œuvre si singulière rencontre un tel succès, connaît une telle pérennité, c’est qu’elle est celle d’une femme. La peinture de Frida Kahlo, au-delà de ses tourments, est celle d’une femme parmi les femmes. 

     Imaginons une femme qui regarde un tableau de Frida : quel que soit son vécu propre, elle connaît ce que Frida divulgue – ou exhibe ; s’il lui arrive d’avouer qu’elle n’accepte pas ou n’adhère pas à la forme de ce qui est exprimé, elle ne peut toutefois prétendre qu’elle n’a pas compris. On pourrait dire que la peinture de Frida est une peinture féminine/féministe, au meilleur sens du terme, mais que tout homme devrait connaître. J’ajouterai que sa force principale, à mes yeux, est de pouvoir être appréhendée, sans passer par la connaissance de l’histoire de la peinture. On peut bien entendu, regarder une toile de Frida Kahlo, en y projetant son bagage culturel propre. Mais on peut l’apprécier sans cela. La peinture de Frida Kahlo s’adresse à nous sans filtre, nous touche sans qu’un savoir soit nécessaire.

     Frida Kahlo aime à répéter, c’est essentiel : « Je ne peins pas mes rêves mais ma réalité. » Je voudrais revenir à l’une de ses toutes premières toiles.  L’un de ses 75 Autoportraits, celui dit duTemps volé, peint en 1929. Elle y fait crânement face au spectateur. En petit corsage blanc à dentelles, collier de cou précolombien et boucles d’oreille assorties, nez marqué, sourcils épais très présents, la Frida européenne a cédé la place à une jeune mexicaine. Le récit de sa vie, raconté en autoportraits,peut commencer. 

     Donc, très tôt, Frida se met en scène. Voilà une femme libre qui pratique une peinture de la liberté. Quelques soient les détours que prend son œuvre, elle n’abandonne jamais l’art de l’autoportrait. Jusqu’au bout elle rend grâce à ce dieu unique et nécessaire. Une de ses dernières toiles, peinte en 1954, s’intitule Autoportrait au cœur d’un tournesol : c’est toute la tête de Frida qui se transforme en tournesol, comme enflammée par l’or de la fleur mêlé au rouge ensanglanté d’un soleil couchant.

     La dernière page de son Journal est un autoportrait. On y aperçoit une créature aux ailes vertes déployées. Bras croisés, traîne sanglante. Comme elle l’a si souvent proclamé, elle confère à l’autoportrait un rôle précis : être un objet de connaissance de soi. En réalité, Frida qui s’est elle-même qualifiée de grande dissimulatrice, ne se met à nu que devant elle seule. L’Autoportrait est un masque – le cœur même de son œuvre : « Je me peins parce que le sujet que je connaît le mieux c’est moi. » Sur les 170 toiles que compte son œuvre 75 sont des autoportraits.

     Au terme de cet article, je proposerai, en guise de conclusion ouverte, le cheminement suivant : un peintre transmue sa douleur en création artistique, sans elle sans doute n’aurait-il pas échafaudé une œuvre aussi puissante. Sa douleur était nécessaire et suffisante. Mais cette femme est une femme et parle de sa place de femme, c’est ce qui en fait tout le prix, toute l’originalité. Enfin, cette femme de toutes les douleurs, a d’abord voulu peindre la vie, la joie de vivre, l’excès, le plaisir. Elle l’exprime dans une phrase : « Des pieds – je n’en ai pas besoin – j’ai des ailes pour voler. » Et elle le peint. 

     Après être passée des autoportraits aux natures mortes, elle peint certes des noix de coco qui pleurent mais surtout des fruits exotiques qui sont la vie même, dans leur exubérance, dans leurs couleurs. « Viva la vida », tels furent les derniers mots qu’elle écrivit sur sa dernière toile, une « nature vive », exécutée en 1954, et représentant une pastèque – Sandia – ouverte. Une nouvelle façon, en somme, de dépasser la douleur.


Gérard de Cortanze est romancier. Auteur de 90 livres publiés en 25 langues. Prix Renaudot 2002 pour Assam. Il a écrit de nombreux livres autour de Frida Kahlo, et une pièce de théâtre : Un amour de Frida Kahlo.
Frida Kahlo, la beauté terrible, Albin Michel, 2011. Livre de Poche, 2013.
Frida Kahlo par Gisèle Freund, Albin Michel 2013.
Les amants de Coyoacán, Albin Michel, 2015. Le Livre de Poche, 2017.
Frida Kahlo, Le petit cerf blessé, Libretto/Phébus, 2020.
Viva Frida, JC Lattès, 2022.